De l’ego à l’emo : comment les rappeurs sont devenus tristes

Écrit par Lolita Mang
Le 10.06.2023, à 20h57
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Écrit par Lolita Mang
Depuis plusieurs années, aux États-Unis comme en France, les tubes tristes déferlent en haut des classements, et notamment dans le rap. Comment expliquer le basculement d’un genre obsédé par la réussite et l’ego-trip, vers une esthétique plus mélancolique, voire complètement emo ? 

Nous, on était triste quand c’était pas la modescande winnterzuko dans “VAN GOGH”, issu de son dernier projet en date, WINNTERMANIA. Sorti en mars 2023, cette mixtape marque encore une fois l’identité hybride du rookie, entre rap et sonorités eurodance, hyperpop et drum’n’bass. En s’intéressant aux textes, on remarque également une certaine prédisposition à la tristesse. Ce n’est pas récent : “J’vais rater ma vie, j’souris comme un enfoiré / J’suis triste dans la pièce pendant qu’ils font des soirées” pouvait-on entendre dans “Help!”, morceau qui apparaît sur VON, un EP sorti en juin 2022. Mais pourquoi winnterzuko est-il si triste ? Refusant toute demande d’interview, il est difficile d’obtenir quelques informations sur la vie du jeune rappeur, au-delà de ce qu’il sème dans sa musique.

La tristesse de winnterzuko n’est pas spéciale. En réalité, elle est immensément partagée. En témoigne, d’abord, le succès de son projet, mais surtout une génération entière de rappeurs qui semblent avoir troqué l’ego-trip pour une mélancolie poisseuse. Selon le Guardian, le nombre de morceaux de rap dont les thèmes s’articulent autour de l’anxiété, de la dépression, voire du suicide, a significativement augmenté en 2017. D’où vient cette tristesse, et comment se fait-il qu’elle soit si populaire auprès des artistes comme du public ? À quel moment les rappeurs sont-ils devenus tristes, et comment les manières d’écrire en ont été transformées ?

Une tendance qui n’est pas nouvelle

Dans l’imaginaire collectif, rap a souvent rimé avec démonstration de force. L’ego-trip est devenu l’exercice parfait pour asseoir sa virilité et assumer un statut de puissance supposé. En témoignent des noms comme NWA, 50 Cent, The Game aux États-Unis, Booba en France. Le rap incarne pour eux le moyen de reprendre du pouvoir à une époque où les communautés racisées sont particulièrement marginalisées. On parle d’imaginaire collectif car en réalité, dès ses débuts, le rap a accueilli des textes plus sensibles et introspectifs que ceux des artistes précédemment cités. Nous sommes en 1991 quand Geto Boys sortent “Mind Playing Tricks” : “Ne me pousse pas parce que je suis près du bord, j’essaie de ne pas perdre la tête / C’est comme une jungle parfois, je me demande comment je fais pour ne pas sombrer”. Pour la première fois, un groupe de gangsta rap déverse ses insécurités mentales dans un morceau. 

Diam’s a eu la prise de parole la plus transparente sur le fait qu’être dans l’industrie de la musique l’a rendue folle

Julien Jaubert

En France, l’un des morceaux les plus marquants sur la dépression sort en 2006 et s’intitule “T.S”(pour “tentative de suicide”). Son autrice n’est nulle autre que Diam’s. Mais pour Skhyd, alias Julien Jaubert (manager, producteur, éditeur et membre du collectif CURA) ce n’est pas parce qu’elle est une femme que son expérience dans l’industrie musicale diffère : “Elle a eu la prise de parole la plus transparente sur le fait qu’être dans l’industrie de la musique l’a rendue folle. Elle a un morceau incroyable, “Si c’était le dernier”, où elle raconte toute son histoire et la violence que ça a été pour elle, particulièrement d’être une artiste, au-delà d’être une femme, dans ce secteur-là.” En outre, elle n’est pas la seule. Un an plus tard, Soprano sort “Puisqu’il faut vivre”, qui évoque sa propre tentative de suicide. Du côté des États-Unis, les exemples sont pléthores, du fameux 808’s & Heartbreak, quatrième album studio de Kanye West, où les émotions de l’artiste sont livrées sans filtre, à Man on the Moon: The End of Day un an plus tard, de Kid Cudi. Ce dernier est hospitalisé pour dépression et tendances suicidaires en 2016 : “Je ne suis pas en paix. […] Je suis simplement un être humain endommagé qui nage dans une piscine d’émotions tous les jours de sa vie” avait-il déclaré à ses fans à l’occasion d’une prise de parole inédite pour le milieu du rap. 

Au cours des années 2010 en France, de nombreux rappeurs construisent leur identité grâce à une esthétique mélancolique, voire désespérée. En France, le succès de PNL confirme cette tendance, avant Dinos ou Laylow, chez qui l’influence des Américains est la plus flagrante. “Quand il fait TRINITY, il a 28 ans, tous ses projets ont échoué, il vit en coloc avec cinq mecs, ça ne va pas” précise Shkyd. Aujourd’hui disque de platine, TRINITY a inspiré une nouvelle génération d’artistes à qui l’expression des sentiments exacerbés ne fait plus peur. Au contraire, il est devenu normal de rapper son cœur écorché, et d’assortir à sa musique une esthétique léchée, directement inspirée par l’imagerie emo de l’aube des années 2000. Au risque de noyer le message. 

Il est beaucoup plus difficile de faire un hit vraiment positif, au tempo rapide comme Pharrell Williams

Lujipeka

Spécificités du rap emo

Non, les rappeurs tristes ne sont miraculeusement apparu pour la première fois en cette décennie 2020. Tous et toutes ont toujours eu l’espace d’écrire sur la désillusion de la jeunesse française : “Ils étaient tristes et en colère contre la France”, précise Shkyd. Aujourd’hui, la tristesse s’est déplacée d’un point collectif et politique, vers un sentiment personnel et intime, suffisamment flou pour être partagé par toutes et tous. “Pour moi être d’bonne humeur c’est une mission / J’me sens mal, mal, mal, mal, malassène Rounhaa (premier artiste signé sur le label de Disiz, Sublime) sur “WISH I WAS SPECIAL”. Des paroles auxquelles n’importe qui, dans un mauvais jour, peut s’identifier. 

Il faut dire que la tristesse est devenue extrêmement lucrative. Le succès de PNL et Laylow mis de côté, il s’agit de revenir du côté des Américains. En août 2017 paraît “17”, premier album studio de XXXTentacion. Un album à la fois confessionnel et morbide, avec des titres explicites tels que “Jocelyn Flores” (l’histoire du suicide de l’une de ses amies, dans lequel il déclare : “Je souffre, je voudrais me mettre dix balles dans la tête”), “Depression and Obsession”, “Everybody Dies In Their Nightmares”, ou encore “Dead Inside”. Il se hisse à la deuxième place du Billboard 200. La première place est alors occupée par Luv Is Rage 2, du rappeur de Philadelphie Lil Uzi Vert. Une œuvre plus pop, mais toujours aussi tourmentée. Cynisme, nihilisme et pensées suicidaires sont devenues des arguments marketing comme d’autres, l’angoisse est devenue une donnée mercantile, à haut potentiel commercial. Comme si l’émotivité avait définitivement remplacé l’ego-trip comme moyen de se hisser en haut des charts. “En réalité, il est beaucoup plus difficile de faire un hit vraiment positif, au tempo rapide comme Pharrell Williams” commente le rappeur Lujipeka, échappé du groupe Columbine. Son titre le plus streamé, “Poupée Russe”, évoque les troubles de la personnalités.

La nouvelle scène française a des spécificités indéniables. À commencer par la grande discrétion de ses rappeurs, pratiquement tous masqués, à l’instar de winnterzuko, Luther, Nyluu, Sely, Houdi ou encore abel31. S’ils ne le sont pas physiquement, ils le sont esthétiquement, noyés dans une multitude d’effets, entre Auto-Tune, reverb et delay (rappelant, encore une fois, la tristesse mise en scène de Laylow dans TRINITY, un album imaginé comme un film sonore). “Ils n’ont pas envie de raconter quelque chose de réellement triste, mais ils veulent plutôt coller à une esthétique contemporaine. Les sujets communs de tristesse sociale (comme les drames liés à l’éco-responsabilité) qui nous touchent tous n’existent pas dans la musique” précise Shkyd. Difficile d’identifier la source de leurs malheurs : tous refusent de s’adresser aux médias, de se raconter autrement qu’à travers leur musique (winnterzuko et Asinine, contacté·es pour cet article, ont refusé d’y participer).

Romantiser le mal être ?

À l’heure des rappeurs tristes, il est légitime de s’interroger sur la moralité de l’esthétisation à outrance du mal être. Dans un billet d’humeur publié en 2021, le média en ligne Le Rap en France s’exaspère du tournant pris par Dinos, notamment avec l’album Taciturne en 2020 : “Il a flairé l’opportunité de plaire en chantant les ruptures et a saisi la balle au bond” peut-on lire. Dans une interview accordée à Mehdi Maïzi pour son format Le Code, le rappeur affirme : “Je ne suis pas quelqu’un de dépressif, mais je kiffe la mélancolie” – et Mehdi Maïzi de répondre : “Tu kiffes le mood”. Le choix du mot est intéressant et témoigne des évolutions dans les manières de consommer la musique, notamment du fait des plateformes de streaming. Alors que les auditeur·ices sont aujourd’hui portés par leurs humeurs, il est peu surprenant de voir des artistes utiliser ce segment commercial à dessein. Drake en est sans doute l’un des pionniers, avec Take Care, sacré Grammy du meilleur album en 2013. 

Mais faut-il voir ce regain d’intérêt pour la tristesse avec autant de cynisme ? Ne faudrait-il pas y déceler l’opportunité, pour les artistes, de remettre leur santé sur le devant de la scène ? Ce fut par exemple le cas avec la rappeuse Megan Thee Stallion, qui a mis sur pied un site web dédié au bien être, intitulé “Bad Bitchs have bad days too”. Lujipeka a quant à lui peur de la sur-utilisation du terme “santé mentale” : “Il est repris partout, on sent que c’est devenu un enjeu d’image, presque de washing”. Toutefois, il admet avoir reçu énormément de messages de son public, suite au succès de “Poupée Russe”. Des témoignages surtout, comme si les tubes tristes aidaient davantage à libérer la parole, à réunir des vécus personnels en une expériences collective. “L’ego-trip c’est bien, mais ça ne dure qu’un temps. Tu ne fais pas une carrière entière sur l’ego-trip” déclarait le rappeur français DMS dans un entretien accordé à Grünt. Reste à voir si l’avenir lui donnera raison. 

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