De la porte du Berghain au désert du Sinaï, l’humanité en portrait par la photographe Sabrina Jeblaoui

Écrit par Théophile Robert
Photo de couverture : ©Sabrina Jeblaoui
Le 03.01.2019, à 14h34
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©Sabrina Jeblaoui
Écrit par Théophile Robert
Photo de couverture : ©Sabrina Jeblaoui
Trax lui a confié son compte Instagram le temps d’un week-end, dans le cadre d’une série de takeovers par des photographes du monde de la nuit : Sabrina Jeblaoui est déjà bien connue aux sorties des clubs berlinois les plus célèbres. Sa série Nachtclubsberlin et son sourire ont déjà séduit nombre de clubbers au petit matin, esseulés par une nuit dantesque telle qu’on en trouve à Berlin.


Sabrina Jeblaoui
 est jeune, enthousiaste et spontanée. Cela transparaît autant dans ses paroles que dans son art. Fille de la Méditerranée, elle a quitté le soleil brûlant de la Catalogne française et le souffle de la Tramontane pour rencontrer le froid de la capitale allemande, mais aussi la chaleur de son ambiance et des berlinois. C’est au sein de cette ville, capitale de la techno en Europe, qu’elle a fait naître son projet. Des sorties du Berghain et du Griessmuehle au Sinaï, des personnages excentriques de son projet Nachtclubsberlin aux enfants souriants d’Égypte, son œuvre est vivante et porte « une visée presque documentaire ». Entre émotions, dialogues et échanges, on trouve toujours beaucoup de cœur dans les clichés de la jeune photographe.

Quel rapport entretiens-tu avec la luminosité dans ton travail ? Quelle utilisation fais-tu du flash ?

Je préfère faire des photos de jour sous une lumière naturelle avec mon argentique. J’ai une pellicule Portra 400 qui donne un grain très fin, un peu vintage. J’utilise rarement le flash, donc c’est un peu compliqué en hiver. Une fois, j’ai pris des photos en soirée que j’ai postées sur l’Instagram de Trax et j’avais été obligée de l’utiliser. Ce n’est pas que je n’aime pas la photo au flash, mais beaucoup de gens l’utilisent dans ce contexte. C’est facile et on voit un peu toujours les mêmes photos. Ça écrase les couleurs, les détails de la peau aussi, ce genre de choses. Je ne suis pas une experte de la technique, mais j’aime ces petits défauts qui traduisent de la réalité finalement.

Comment choisis-tu de prendre une photo ?

Quand je photographie quelqu’un, c’est qu’il a quelque chose de particulier, que ce soit au niveau du style, du visage, ou même dans sa simplicité. Il faut qu’il se passe quelque chose avec la personne. Je suis très sociable, alors je discute, je fais des blagues. Mais il faut que j’aille vite, parce que les gens sortent de club, ils sont souvent pressés. Si j’arrive à capter leur attention, je leur dis d’être naturels et je prends la photo. Parfois je leur parle en même temps. Un jour, j’ai pris une fille qui avait l’air un peu renfermée et timide : c’était en décalage avec ce monde de la techno où les gens se lâchent. Après, je vois aussi la lumière, les couleurs, la géométrie. Je regarde dans mon appareil et, si ça me plaît, je prends. En fait, c’est pour moi le véritable avantage de l’argentique. Il faut vraiment réfléchir la photo avant et pas après, ni sur Photoshop. Je n’aime pas mitrailler je n’arrive pas à me concentrer quand je le fais. J’ai essayé le numérique, mais ça ne me plaît pas.

Quels sont tes endroits préférés pour exercer ta passion et t’amuser à Berlin ?

Je prends toujours mes photos devant les clubs et j’aime particulièrement le Berghain parce qu’il regroupe beaucoup de styles originaux. Pour danser, je vais plutôt au Panorama Bar, parce que le Berghain est trop dark pour moi. Autrement, mon club préféré, c’est le Sisyphos. J’ai une fois pris des photos devant, c’est un peu hippie, on peut y trouver tous les styles. Il y a aussi deux autres clubs que j’adore mais devant lesquels je n’ai toujours pas pris de photo : le Heideglühen et le Kitkatclub.

Quels liens entretiens-tu avec tes sujets et ceux qui suivent ton travail ?

Quand je suis arrivée à Berlin en juillet 2017, je me suis dit que capturer des gens en sortie de club serait cool. Mais j’ai refoulé cette idée toute une année, je me disais qu’ils n’allaient pas accepter, qu’ils ne se sentiraient pas photogéniques. Et un jour je me suis dit : « il faut essayer, tu vas aller devant le Berghain ». Avec Instagram et le système de tags, c’est plus facile, les gens sont plus enclins à être photographiés et aiment bien avoir des retours. Ils se reconnaissent, retrouvent leurs photos, identifient leurs potes et ça crée une sorte de communauté. J’ai demandé à mes followers pourquoi ils aimaient ma page et parmi eux, certains ne sont pas de Berlin. « Je me sens comme à Berlin, ça me donne envie de faire la fête et de revenir » m’ont-ils dit. D’autres aiment simplement les photos ou cherchent de l’inspiration pour leur propre style. Il y en a qui m’ont même demandé comment entrer au Berghain, mais je n’en sais rien parce que je ne suis pas du tout une « techno-girl ».

« C’est ça que j’aime à Berlin : tu choisis la personne que tu veux être chaque jour. »

En fait, tu ne cherches pas de stéréotypes.

J’ai rencontré tellement de gens et de styles différents… c’est cette diversité que j’essaie de faire ressortir dans mes photos. C’est différent de Paris où les gens ont toujours la même dégaine dans les clubs et ne parlent qu’entre eux. En fait, il y a une visée presque documentaire dans ma démarche : « à quoi ressemblent les gens à Berlin ? ». On ne peut pas se servir de son appareil dans les clubs, alors je me suis dis que ça pourrait être intéressant de montrer comment ils sont habillés et l’attitude qu’ils adoptent. Pour moi, Berlin est une très grande ville qui t’habite. Il faut vivre son rythme : un jour tu peux être bobo, un autre tu peux être en mode fêtard à Kreuzberg, un autre super sportif et healthy. C’est ça que j’aime à Berlin : tu choisis la personne que tu veux être chaque jour. Être à Berlin, c’est suivre ton intuition. Les six premiers mois, j’ai énormément fait la fête, je me suis cherchée, mais je me suis vite trouvée. C’est parfois très dur parce qu’il y a l’hiver, le froid, la drogue aussi, mais à un moment, tu te dis que t’as envie de trouver un équilibre, de grandir.

Sur ta série à Berlin, tes sujets portent beaucoup de noir. Est-ce propre à la ville ou avais-tu envie de photographier des tenues sombres ?

Je suis allée deux fois au Berghain et une fois au Griessmuehle ; les deux clubs sont assez dark donc les gens portent souvent du noir, surtout dans le premier, avec les légendes qui tournent autour. Le noir, c’est classique, mais j’ai aussi fait des photos avec des gens hyper colorés pour montrer le contraste.

Tu es allée en Égypte récemment. Quelle a été la genèse de ce voyage ?

On devait partir en vacances avec mon copain en novembre et j’avais envie de soleil et de la mer. Je me suis demandée où je pouvais aller avec mon budget limité et j’ai trouvé un aéroport dans le sud d’Israël, pour un prix défiant toute concurrence. C’est dans le Sinaï en Égypte, où les Européens ne vont pas parce qu’ils ont peur, contrairement aux Israéliens et aux Égyptiens. Certes, il y a des checkpoints partout avec des militaires armés. Mais je me suis dit : « pourquoi pas ? »

Qu’est ce que ces gens au mode de vie si particulier et si différent du nôtre, Occidentaux, ont provoqué chez toi ?

Pendant une semaine, je me suis totalement coupée de l’Occident et de la société de consommation. C’est tellement beau ici, les gens sont peace, ils n’ont pas d’argent mais sont heureux, peut-être plus que ceux qui en ont beaucoup. Ils parlent sans barrière et sourient. Ils ne sont pas méfiants comme à Paris ou dans la rue en Europe. Ils peuvent à la rigueur essayer de te vendre une babiole ou un tour en chameau, mais ils ne le perçoivent pas comme une agression. Ils vivent l’instant présent et ne se posent pas tant de questions existentielles, c’est plus authentique. C’est une approche de la vie bien différente de celle très complexe des occidentaux. Avec les médias, on est toujours dans la violence et dans une sorte de compétition. Beaucoup de gens en prennent conscience aujourd’hui, sont proches du burnout et se mettent à faire le tri, à se demander ce qu’ils aiment vraiment, ce qu’ils peuvent apporter au monde. Les gens que j’ai rencontré reçoivent mon sourire et la photo devient un gage d’amour de ma part, dans la simplicité.

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Dans ce cadre si différent de Berlin, qu’est ce qui importait lorsque tu capturais un moment ?

Parfois, il y a des gens que j’ai vraiment envie de prendre en photo ; mais il arrive que j’aie un blocage et que je ne sorte pas mon appareil. Peut-être est-ce un manque de confiance en moi, parce qu’on m’a beaucoup dit « non » dans la rue. Mais sinon, c’est surtout la lumière et les couleurs. Et parfois je rate, comme la photo avec le garçon au t-shirt vert sur son bateau. La lumière n’est pas top. Il y a aussi cette photo avec le petit garçon muet habillé en Chanel. Ce contraste entre sa tenue, ce qu’il portait sur la tête et les couleurs m’ont parlé. Il fallait que je le prenne en photo. Il a accepté de poser et a fait non de la main quand je lui ai proposé un peu d’argent.

As-tu réussi à trouver tes marques en Égypte au cours de ton voyage ? T’es tu sentie dépaysée ?

Dépaysée, oui, mais pas totalement. J’ai des origines marocaines et algériennes, je n’ai pas grandi dans cette culture mais c’est dans mon sang. Je ne suis allée qu’une seule fois à Marrakech. Je me sens proche de la culture parce que je suis quelqu’un d’empathique aussi. C’est le plus important pour moi. J’ai eu une période un peu difficile étant plus jeune… J’étais tellement malheureuse que je me suis rapprochée de la personne que j’étais vraiment. J’aime parler aux gens, j’aime la photo, la réalité… Il faut que les gens se rendent compte qu’être heureux n’a rien à voir avec l’argent.

Pendant ta semaine dans le Sinaï et en Égypte, as-tu pris des photos de clubs et de clubbers ?

Je n’y suis pas allée pour faire la fête. Puis là-bas, ils se sont arrêtés dans les années 1980. Je suis allée dans un hôtel et c’était vraiment cette ambiance là, avec une musique un peu kitsch. La techno n’est pas aussi implantée qu’ici. Je pense qu’il y a des gens qui en écoutent au Sinaï mais je ne sais pas vraiment s’il y a des clubs. C’est surtout des petits villages. Et j’avais envie de calme, de couper un peu avec tout ça.

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