Comment le groupe allemand DAF a influencé les pionniers de la techno et révolutionné le punk

Écrit par Maxime Jacob
Le 25.03.2020, à 11h05
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Écrit par Maxime Jacob
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Gabi Delgado Lopez, moitié du duo DAF aux côtés de Robert Görl, est décédé dans la nuit du 22 au 23 mars 2020, à l’âge de 61 ans. À l’aube des années 1980, le musicien allemand d’origine espagnole, rebelle et sexy, avait révolutionné le mouvement punk et provoqué l’avènement de la dance music.

Sensuel, nonchalant et provocateur. Gabi Delgado Lopez, vaguement défoncé, envoie paitre le journaliste de la RTBF qui l’interviewe avant un concert en 1986. « Vous avez influencé beaucoup de groupes par le passé mais aujourd’hui, qu’en est-il ? », tente l’intervieweur intrépide. « C’est ça, ouais », sourit Gabi derrière ses lunettes noires en guise de réponse. C’était il y a 34 ans. Dans la nuit de Dimanche 22 mars 2020, à l’âge de 61 ans, le chanteur de DAF s’est éteint, comme le rapporte Robert Görl, son binôme de toujours, sur Facebook.

Les deux hommes, amis comme deux frères, s’étaient rencontrés en 1978 sur le zinc du Ratinger Hof, un bar où se retrouvent aujourd’hui encore les jeunes punks et artistes de Düsseldorf. En 1978, le punk et le post-punk sont alors essentiellement joués par des formations de rock telles que Joy Division. Mais les synthétiseurs et autres boites à rythmes commencent à se populariser et à devenir abordables, y compris pour deux jeunes Allemands comme Gabi et Robert.

Robert Görl et Gabi Delgado Lopez.

Plus punks que les punks

DeutschAmerikanische Freundschaft (abrégé DAF) se forme en 1979. Après un premier album auquel Gabi ne participe pas, le groupe migre d’Allemagne vers Londres, où la scène post-punk réside. Daniel Miller, patron du célèbre label Mute (Depeche Mode, Fad Gadget) se souvient : « Robert et Gabi sont venus me voir chez Rough Trade, le disquaire dans lequel je travaillais à l’époque. Ils avaient une démo à me donner. J’ai immédiatement été frappé par l’intelligence des deux hommes et par les textes que Gabi écrivait. Il était visionnaire. » Miller fait de DAF une des premières signatures de son label.

Gabi et Robert s’inspirent du punk pour leurs compositions, qui incluent de plus en plus d’éléments électroniques. Gabi Delgado Lopez explique aux journalistes d’Arte qui l’interviewent en 2003 : « Nous avions conscience de briser les codes du punk. C’était ce que l’on cherchait à faire ». Puis, plus récemment, en 2017 : « Nous essayions de produire de la musique qui n’ait aucun héritage. Si l’on produisait un son qui nous rappelait quelque chose, on le jetait tout simplement ». Le duo iconoclaste conserve ainsi une approche punk mais sa musique, elle, tend à rejeter les sonorités rock’n’roll pour embrasser ce qui allait devenir une version sombre, froide, effrayante de la synth wave : l’electro body music.

Dirk Ivens, fondateur en 1980 du groupe EBM belge Absolute Body Control (dont le nom est un clin d’œil à un morceau de DAF) décrit les débuts de ses modèles : « Avant de former DAF, Gabi chantait déjà dans des groupes de punk comme Mittagspause et Charley’s Girls. Quand il a commencé à s’intéresser à l’électronique, avec Robert, Gabi a déplacé son énergie vers un autre domaine inconnu. Et le résultat sur scène était captivant. Les synthétiseurs séquencés étaient soutenus par une lourde batterie et par la voix criarde de Gabi », s’émeut le musicien belge, qui se souvient du groupe en première partie d’un concert d’Ultravox, tenu en Hollande au début des années 1980.

DAF quitte Mute pour Virgin en 1981 mais continue de travailler avec le producteur allemand Conny Plank (Eurythmics, Kraftwerk). Leur troisième album, Alles Ist Gut (1981), connait un énorme succès. « Tout les membres de la scène le possédaient. C’est un vrai classique », affirme Dirk Ivens. Le single “Der Mussollini” fait dans la provoc’ : Gabi y répète « Bouge tes fesses, et danse le Mussolini. Fais le Adolf Hitler et puis danse le Jésus Christ » de façon langoureuse et spasmodique. La pochette du disque le montre torse nu, tous poils dehors. L’ambiguïté est à son comble et le public, définitivement séduit, ne sait plus si DAF est un duo skinhead, gay ou les deux. Gabi Delgado expliquera aux équipes de Tracks, en 2003 : « nous cherchions à montrer que les tendances idéologiques sont comme des modes dans les boites de nuit. Rien n’est jamais sacré. »

Nous essayions de produire de la musique qui n’ait aucun héritage. Si l’on produisait un son qui nous rappelait quelque chose, on le jetait tout simplement.

Gabi Delgado Lopez

Le succès de Alles ist Gut permet à la musique de DAF de traverser l’Atlantique. Aux États-Unis, les morceaux de DAF arrivent à Chicago et Detroit par l’intermédiaire des stations de radios. Jacob Arnold, journaliste spécialiste de la house américaine pour le magazine anglais The Wire, explique : « L’apparition de nouveaux sons électroniques ont joué un rôle important dans le développement de la dance music américaine, au moment où les synthétiseurs étaient de plus en plus répandus. Au début des années 1980, à Detroit et Chicago, de nombreux adolescents afro-américains dansaient sur de la new wave, de l’indus où du synthpop. »

Godfathers of Techno

Dans ces deux villes qui ne sont pas encore le berceau de la house et de la techno, les émissions de radio vont façonner la scène locale. À Detroit, c’est notamment l’émission de The Electrifying Mojo qui va créer un engouement autour de Kraftwerk et de ces musiques venues d’Europe : « Je n’ai pas la preuve formelle que Mojo jouait DAF, mais il est tout à fait probable qu’il l’ait fait. DAF est devenu une référence à Detroit au même titre que le groupe Liaisons Dangereuses. Ces groupes étaient des influences majeures de Juan Atkins, que l’on considère comme un des inventeurs de la techno », estime Jacob Arnold.

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Gabi Delgado Lopez

À Chicago, la musique de DAF connait également un franc succès. Le groupe de metal industriel Ministry se forme dans la capitale de l’Illinois en 1981. Les morceaux de Gabi et Robert sont écoutés par David Lawrence et Jesse Saunders et deviennent même des classiques du Medusa, un des clubs emblématiques de la ville. Ron Hardy, un des DJ les plus influents de cette époque, joue de la musique industrielle venue d’Europe de façon systématique et les productions de Master C&J évoquent les sonorités du duo hispano-allemand.

Les débuts de la house music et de la techno sont donc pratiquement indissociables du succès planétaire de DAF. Les hits “Brothers” ou “Gun” influencent toute la scène de Chicago. L’ambiguité des paroles et la voix lancinante de Gabi trouvent un écho chez des artistes comme Jamie Principle. Les instrumentales froides sont reprises par les premiers disques de techno à Detroit. En 1986, DAF vend entre 50 000 et 70 000 exemplaires de son album 1st Step to Heaven dans la seule ville de New York.

Dans une interview, Holger Czukay, membre du groupe Can, avouera d’ailleurs que : « La techno a commencé avec DAF. Dès 1968, Nous avions utilisé des boucles mais c’étaient des boucles sur bandes. DAF utilisaient des boucles séquencées. C’était passionnant de voir comment d’un seul coup, la musique électronique pouvait être vivante. »

L’éclipse Kraftwerk

En Europe, l’influence de DAF et de la scène EBM mêlée à la musique importée des Etats-Unis, à la vague acid et à la house, vont provoquer l’avènement de la new beat en Belgique et influencer des groupes comme Cabaret Voltaire ou Saint Etienne. Gabi Delgado Lopez et Robert embrassent pleinement le mouvement. Dès 1986, le groupe joue sur scène avec DJ Westbam. Les deux membres chantent par dessus le mix du DJ, ce qui se fait peu à l’époque. Une partie du public de DAF, attachée à ses racines punk, refuse alors de les suivre dans cette voie. Et à l’aube des années 1990, Gabi, au sein du duo Delkom, va même se consacrer pleinement à l’acid house avec le talent qu’on lui sait.

Pourtant, l’influence de DAF sur la house et la techno a longtemps été sous estimée. Malgré les déclarations du célèbre animateur de la BBC John Peel, qui considérait DAF comme les “parrains de la techno”, le groupe est passé au second plan, eclipsé notamment par Kraftwerk. Le duo ne sera longtemps revendiqué qu’en Europe par les scènes électro clash ou proches de l’EBM, par des musiciens comme The Hacker, Miss Kittin ou Arnaud Rebotini.

L’importance cruciale du groupe allemand dans les sphères club s’est révélée au détour des années 2010. Des labels comme Dark Entries, spécialistes de la réédition de dance music industrielle, participent à rétablir l’héritage du mouvement EBM. Mais c’est aux Pays Bas que DAF exerce le plus son influence. Des producteurs comme IF mixent les titres du duo Delgado-Görl avec de l’electro de Detroit et de l’italo disco. Chez le disquaire Rush Hour aussi on écoute DAF, comme en témoigne Thomas Martojo, fondateur de Dekmantel et programmateur du festival éponyme : « Je me souviens très nettement avoir acheté “Der Mussollini” et “Der Rauber und der Prinz” chez RushHour il y a de cela 15 ans. Je n’étais plus tout à fait un adolescent et je commençais à m’intéresser aux influences de la house et de la techno. Antal m’a alors conseillé ces disques et je suis devenu fan de DAF instantanément », restitue l’Amstellodamois, qui a programmé le duo lors de l’édition 2017 du Dekmantel festival, aux côtés de Larry Heard, Omar S ou encore Wolfgang Voight.

Gabi Delgado Lopez, lui, n’a jamais été dupe. Il fanfaronnait encore récemment, dans les colonnes de Vice ID : « Allez dans un club aujourd’hui et vous constaterez dans 80% des cas que les DJs suivent les préceptes de DAF : un séquenceur qui tourne sans fioriture. Jamais d’eau dans le vin. » Dimanche 22 mars 2020, il nous quittait dans la nuit.

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Gabi Delgado Lopez.
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