La French Touch ne date pas de Daft Punk, mais de leurs parents. Car bien avant le succès de la house filtrée, les années 70 virent émerger toute une génération de bidouilleurs français aux compositions synthétiques tout droit débarquées du futur. Cerrone, Bernard Fèvre, Patrick Juvet, Arpadys, Rosebud, Stéréo et même Alain Chamfort, sous le nom d’Araxis, visaient le dancefloor avec leur disco cosmique, parvenant parfois à rentrer dans les charts internationaux.
Dans un genre plus discret, Roger Roger, Francis Lai et Pierre Bachelet composaient des génériques de films, des musiques de publicités et des génériques d’émissions, tandis que Richard Pinhas, Pascal Comelade et leurs mentors Pierre Schaeffer et Pierre Henry du GRM s’inscrivaient davantage dans le champ de l’expérimentation. Le meilleur de ces années d’exploration est réuni par Uncle O sur l’érudite compilation Cosmic Machine, dont le deuxième volume sort ces jours-ci. Une bonne occasion de se pencher sur une époque optimiste, où le futur n’était pas encore rétro.
Pochette du deuxième volume de la compilation Cosmic Machine
Un contexte optimiste
Si la décennie 70 promettait un avenir radieux, c’est d’abord parce qu’elle s’ouvrait sur une période marquée par la prospérité économique, la révolution sexuelle et la conquête spatiale. “Quand les Américains ont marché sur la Lune, en 1969, ça a fait tripper plein de d’artistes, raconte Uncle O. Les designers, les architectes, les musiciens, les graphistes et les dessinateurs de BD avaient tous l’impression de toucher le futur. “ Et question modernité, la France n’était pas en reste. Les projets d’autoroute et de TGV se multipliaient, le Concorde traversait l’Atlantique en quatre heures, Courrège et Paco Rabanne dessinaient une mode géométrique et Vasarely explorait des graphisme cinétiques. Les héritiers du Corbusier déclinaient ses cités utopiques tandis que Moebius et Philippe Druillet – qui signe la pochette du premier volume de Cosmic Machine – développaient dans leurs bandes dessinées des thèmes de science-fiction mystiques. Il était logique que la musique accompagne le mouvement.
Pochette du premier volume de Cosmic Machine par Philippe Druillet
Le GRM comme point de départ ?
Le fameux GRM (Groupe de Recherches Musicales) dirigé par Pierre Schaeffer avait posé les fondations de la scène électronique française depuis une bonne vingtaine d’années lorsqu’apparurent l’essentiel des musiciens recensés dans Cosmic Machine. En 1967, son pensionnaire Pierre Henry avait par exemple signé avec Michel Colombier l’extraordinaire musique de “Messe pour le temps présent”, le ballet de Maurice Béjard.
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Les déflagrations de “Psyché Rock” étaient si révolutionnaires qu’on entendait encore leurs échos au milieu des années 90 dans le “Rollin and Scratchin” des Daft Punk. Jean-Michel Jarre lui-même était élève du GRM, tandis que Pascal Comelade fût très influencé par ses expérimentations. Mais au fond, l’audience de ce laboratoire était confidentielle. “On ne pouvait pas parler d’une école française, assure Cerrone. Chacun travaillait dans son coin et, si nos points communs semblent aujourd’hui évidents, à l’époque ils ne l’étaient pas du tout. Mes influences sont par exemple beaucoup plus anglo-saxonnes que celles de mes confrères.“
“Psyché Rock”, extrait de la “Messe pour le temps présent” de Pierre Henry :
“Rollin’ & Scratchin'”, Daft Punk :
Les synthétiseurs
En fait, l’esthétique commune aux musiciens de Cosmic Machine est plutôt à chercher du côté de leurs synthétiseurs, alors en pleine démocratisation. On pense évidemment à Jean-Michel Jarre, le premier à avoir touché le grand public avec ces instruments futuristes. Mais il n’est que la figure la plus visible du mouvement. “Nous étions très intéressés par ces nouveaux sons, se souvient Bernard Fèvre. Les premiers instruments proposés à des prix raisonnables ont été les Solina, Korg, Moog et le curieux Mellotron, dont chaque touche de clavier faisait tourner une bande avec une note. Encore que le problème, avec ces bandes magnétiques, c’est qu’elles ne tournaient pas toujours de la même façon ! Mais nous n’étions pas les premiers à utiliser des instruments électroniques. Salvator Adamo se faisait accompagner depuis longtemps par des ondes Martenot…“
Présentation (en anglais) du Mellotron :
Quelques succès
Seule une partie de ces artistes accéda au succès. Jean-Michel Jarre décrocha la timbale avec “Oxygen”, Patrick Juvet avec “I love America” et Cerrone avec une série de tubes dont “Love in C Minor” et “Supernature”, tandis que Didier Marouani enflammait l’URSS avec “Magic Fly” de son groupe Space, dont les membres se produisaient déjà dissimulés sous un casque… On peut ajouter à la liste François de Roubaix pour son générique de Chapi-Chapo en plus de quelques somptueuses bandes originales de films comme La Scoumoune et Le vieux fusil, tandis que George Rodi marqua également les oreilles enfantines avec sa bande son des Schtroumpfs. En marge des Mots Bleus et d’Aline, le crooner désabusé Christophe fit merveille en association avec Jean-Michel Jarre sur La Dolce Vita, tandis que dans un genre tout aussi psychédélique, Richard Pinhas marqua son époque au sein de son groupe Heldon avec Le Voyageur – sur lequel le philosophe Gilles Deleuze posait son phrasé incantatoire.
“I Love America”, Patrick Juvet :
“Magic Fly”, Didier Marouani & Space :
Des artistes anonymes
Mais la plupart de leurs confrères restèrent confinés à l’anonymat des studios. Leur musique, rarement pressée sur vinyle, se négociait à vil prix pour des publicités ou des films au budget modeste. C’était d’ailleurs le cas de Pierre Bachelet, auteur de quelques belles balades électroniques dont le sublime “Motel Show” présent sur Cosmic Machine, mais qui n’accèdera finalement à la notoriété qu’avec “Les Corons”, une chanson de variété… La compilation d’Uncle O permet également de découvrir les oeuvres d’illustrateurs sonores méconnus comme Roger Roger, Joël Fajermann, Michel Magne ou Bernard Fèvre. “On était marginaux, pas très aimés du show business qui nous repoussait, se souvient Bernard Fèvre. Pour ma part, je suis resté uderground toute ma vie.“
“Motel Show”, Pierre Bachelet :
A l’origine de la techno
Tous ces musiciens ont, chacun à leur façon, contribué à la genèse de la techno et se plaisent souvent, comme Cerrone, à revendiquer cette filiation : “Je me positionne un peu comme un de ceux qui ont provoqué tout ça. La house, les raves, c’est la suite de la disco. C’est même mon label Atlantic qui a utilisé le premier l’expression French Touch pour des publicités dans le magazine Billboard, en 77-78 !” En retour, la nouvelle génération remet parfois ces pionniers sur le devant de la scène. C’est le cas de Cerrone, qui travailla au début des années 2000 avec Bob Sinclar. Mais aussi de Bernard Fèvre, dont le projet Black Devil Disco Club a été redécouvert en 2004 par Aphex Twin, qui l’a ressorti sur Rephlex.
Pascal Comelade – toujours actif aujourd’hui – collabora avec PJ Harvey il y a quelques années. Mais la patte si délicate de ces sorciers de studio français réapparaît aussi sur les dancefloors via des chemins plus détournés. “Todd Terje et Prins Thomas sont de grands fans de ces musiques et les samplent beaucoup, indique Uncle O. Air s’est aussi beaucoup inspiré de cette époque, tout comme les Daft Punk en particulier sur leur dernier album.” On relève d’ailleurs un joli clin d’oeil de l’histoire sur Cosmic Machine, où figure le producteur Daniel Vangarde qui n’est autre que le père de… Thomas Bangalter des Daft.