Les amateurs de musique le savent : les mains grasses laissent des empreintes sur la surface noire des vinyles. Mais ces temps-ci, les disquaires pensent surtout aux germes que leurs clients pourraient éventuellement laisser sur les disques. Alors que la pandémie du coronavirus en expansion a déjà fait plus d’une centaine de morts parmi les 5 423 personnes contaminées en France, les vendeurs de disques prennent leurs précautions, et ferment bien sûr leurs portes à leur tour. À l’instar du secteur de la culture, largement touché par les mesures d’annulation des rassemblements de plus de 100 personnes, les disquaires pourraient bien souffrir, eux aussi, de la propagation du virus et de ses conséquences économiques. L’annonce du report en juin du Disquaire Day, prévu initialement le 18 avril, n’est pas de nature à les rassurer. Avant les annonces de Matignon, survenues ce samedi 14 mars et qui les obligent à fermer boutique, c’était surtout l’aspect sanitaire qui inquiétait les magasins où les mélomanes se croisent, fouillent, touchent à tous les disques, enfilent des casques à disposition de tous. Un précipité qui aurait pu jouer le rôle d’agent propagateur de la maladie.
« Keep calm and wash your hands »
Face à cette situation où psychose et danger bien réel s’additionnent, certains disquaires ont décidé tôt de prendre des mesures. C’est tout d’abord le disquaire londonien Vinyl Pimp qui a pris la parole. Le 12 mars, l’enseigne indiquait sur sa page Facebook adopter différentes mesures d’urgence : afin d’éviter toute propagation du virus, les patrons entendent limiter l’entrée à deux clients à la fois et désinfecter à l’alcool les platines, les casques audios ainsi que la poignée de la porte d’entrée toutes les heures. Les annonces du Premier ministre Boris Johnson n’ont pas convaincu le disquaire britannique. « À Hong Kong, les fermetures d’écoles, les mesures de quarantaine et les initiatives citoyennes ont permis d’enrayer efficacement la propagation du virus. […] Les mesures prises au Royaume-Uni me semblent bien passives en comparaison et c’est à nous, citoyens, de prendre nos responsabilités », détaille le disquaire. Jeudi 12 mars au soir, Boris Johnson n’annonçait qu’un passage en stade 2 de l’épidémie et une annulation des voyages scolaires. La phrase « Keep calm and wash your hands » , est même désormais employée outre-Manche pour moquer son discours.
« Il me semble que les mesures prises par Vinyl Pimp vont dans le bon sens mais ne sont pas de nature à protéger suffisamment leurs clients », pointait vendredi 13 mars le disquaire parisien Vincent Privat, qui officie chez Dizonord, spécialiste de dance music en provenance du monde entier. « Même à supposer que les casques et les platines soient nettoyés régulièrement à l’alcool, les clients risqueraient de se contaminer par l’intermédiaire des dizaines de disques qu’ils touchent », affirme le commerçant. Pour faire face au problème, des disquaires comme Betino’s, dans le 11e arrondissement, ont placé des gants en plastique à la disposition de leurs clients dès les premières annonces des autorités faisant état de la gravité de la situation. « On se sent un peu impuissant alors on fait ce qu’on peut », commente le patron, Betino Errera.

« C’est compliqué »
Les disquaires le savent, ils se préparent à vivre une période difficile. Betino Errera poursuit : « On a connu une année compliquée avec une très longue période de grève qui a entamé la fréquentation du magasin. Et aujourd’hui, pile au moment où ça repart, le coronavirus arrive », regrette le patron de l’enseigne dédiée à la house, au funk et au disco. Le secteur du vinyle, après avoir connu un “retour en grâce” au début des années 2010, semble aujourd’hui moins porteur, comme en témoigne Blaise pour l’enseigne parisienne Synchrophone. « Depuis deux bonnes années, c’est compliqué », admet le spécialiste de musiques électroniques. « Le marché de réédition est relativement viable, mais les nouvelles productions peinent à se vendre. » Chez Aesthetic Circle Record shop, disquaire situé à Rouen, on en appellait vendredi dernier à la solidarité des clients : « Offrez un disque à un proche ou à vous même, vérifiez que je n’ai pas en stock ce que vous vous apprêtiez à commander sur internet […] N’oubliez pas vos commerces de proximité et soutenez-les. »
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la psychose entrainée par le virus n’a pas forcément comme conséquence une baisse de fréquentation des établissements avant leur fermeture imposée par le gouvernement. Quelques jours avant que des images des Buttes Chaumont bondées ne créent une polémique, Blaise témoignait : « On a réalisé un beau samedi, puis on a eu du monde toute la semaine ». Betino Errera demeure cependant moins optimiste à long terme. « Pour l’instant on voit du monde mais il est certain que si les DJs voient leurs sets annulés, ils ne dépenseront plus leurs cachets en disques », projette-t-il. Et la crise entrainant désormais la fermeture des magasins, elle pourrait causer de graves conséquences sur la viabilité des enseignes les plus fragiles, comme le confie le locataire de la rue Saint Sébastien : « Chez Betino’s, on est apprécié et réputé alors on tient le coup, mais si on est contraint de fermer plus d’un mois et demi, la situation économique va devenir critique, même pour nous ».
Système D
À Dizonord, Vincent Privat avait pris les devants : pour la sécurité de ses clients, le magasin fermait dès vendredi 13 mars et pour “le temps qu’il faudra”. Afin de survivre en attendant la réouverture, le Gardois installé à Paris opte pour le système D : inspiré par les Anglais de Vinyl Pimp, Dizonord compte, si la situation le permet, proposer un système de livraison à domicile pour ses clients parisiens, une sorte de Deliveroo du vinyle, l’esprit start-up en moins : « Les courses seraient effectuées à vélo par des employés et des “amis” du magasin ». L’offre, si elle voit le jour et si le confinement national n’est pas décidé, serait mise en place dès la semaine du 16 mars et concernerait les achats supérieurs à 50 euros et à destination des arrondissements voisins au 18e”.

La vente en ligne est également une piste explorée par les professionnels. « Nous allons baisser tous nos prix de 20% sur Discogs dès ce week-end », annonce Vincent Privat, ce qui devrait rassurer les diggers cloitrés à domicile. Les disquaires indépendants contactés par Trax estiment que la vente en ligne représente en moyenne 5 à 20% de leur chiffre d’affaire. Si, à l’instar de Dizonord, la tentation existe pour certains d’entre eux d’accentuer la vente en ligne en période de confinement, d’autres ne veulent pas en entendre parler. c’est le cas de Blaise chez Synchrophone qui considère les réseaux sociaux comme « un mal nécessaire » à l’exercice de sa profession en 2020. C’est aussi le cas de Betino Errera : « Je ne vais pas passer mes journées face à un ordinateur. Ça n’est pas le métier que j’ai choisi. Si je dois fermer, autant fermer carrément ! ».