« Je suis toujours frappé de voir à quel point tout est très cloisonné et comment chacun s’attache à son créneau […] et qu’en 2016, il existe encore des publics qui coexistent à ce point mais ne se rencontrent jamais », nous disait y a peu Laurent Jacquier, musicien et programmateur du festival Marathon!. S’il a pris note de ce constat, loin de se limiter au paysage musical parisien et qu’il répète inlassablement depuis trois ans, c’est pour mieux le combattre et, tant qu’à faire, lui remettre deux ou trois coups dans les côtes une fois plaqué au sol.
Ce jeudi 24 novembre, la Gaîté Lyrique fait salle comble. Les marathoniens se sont déplacés en nombre pour venir déguster quelques notes électroniques et minimalistes. Le premier à lancer les hostilités est Romain Turzi, créateur patenté d’une électro parfois inquiétante, nimbée de noirceur, aux parfums abyssaux et monumentaux, toujours fruits d’un long travail de recherche, de réinvention et d’expérimentation au dénouement monstrueux et grandiloquent. Ce soir-là, il a ramené dix musiciens (et sa bouteille de rouge), dont six guitaristes, son orgue électrique et sa chanteuse au timbre cristallin, pour jouer son « Tremolo Army », une pièce en hommage aux orchestres de guitares et reprenant des éléments de ses précédentes compositions.
Six guitares donc, des ténors, altos et sopranos réunies pour une traversée épique sur fond de mer sombre et déchaînée. Bien qu’ambitieuse et surprenante, par le nombre de musiciens présents sur scène, la sensation d’une légère cacophonie a parfois plané sur la salle, très loin toutefois d’entacher la performance générale, de quoi même nous donner envie de reprendre une dose de C, le troisième opus de Turzi, et tant qu’à faire d’Éducation, le fascinant et « krautrockesque » premier album de Turzi Électronique Expérience, son projet solo sorti en 2011.
Romain Turzi, création pour 10 musiciens
Le changement de plateau à peine lancé, on entend résonner depuis le hall les beats savamment dénichés par DJ Heptatonia. Pas de répit, c’était annoncé. Quelques minutes plus tard, retour dans le noir. Logés sur la coursive derrière la scène, trois musiciens de l’Ensemble Links reprennent les commandes en initiant les néophytes présents dans la salle à cette fameuse musique minimaliste. Trois pianistes alignés sous des faisceaux arc-en-ciel se lancent alors dans l’interprétation de la pièce “Six Pianos”, composée en 1973 par Steve Reich et retranscrite pour l’occasion. Dubitatif les premières minutes, le public se prend rapidement au jeu, chaloupant au rythme pulsatif des claviers et des marimbas. La musique répétitive est une musique de couleurs, teintée de nuances jamais criardes. Les éclairagistes se lâchent, orchestrant un ballet multicolore de pourpre, violet, turquoise, cuivres et mordorés inondant la salle dans ses moindres recoins. Comme le dénouement d’un rêve à 7 h du matin, la fin de la performance est brusque, mais comment faire autrement ?
Ensemble Links, pièce de trois pianos électriques de Steve Reich
Puis, sortis de nulle part, des sons d’un autre temps déferlent dans la salle, tels des vagues piquantes et enchantées. Erwan Keravec se lance alors dans une valse endiablée, baladant de façon aléatoire et au beau milieu de la foule sa cornemuse fougueuse et gonflée à bloc, si propice à l’improvisation et à reproduire la structure répétitive dont sont composées les musiques minimalistes. D’abord déstabilisés, les marathoniens finissent par apprivoiser la bête, ouvrant des passages au sonneur breton, le suivant dans le hall pour ne plus le laisser s’échapper.
Erwan Keravec et sa cornemuse endiablée
Retour en salle. Première tête d’affiche à faire son entrée, Flavien Berger nous présente ses nouvelles chaussures de concert, en cuir noir vernis. Dorénavant, il les portera à chacune de ses représentations. « Comme à Cabourg Flaviiiieeeennnn ! Tu te souviens de moi ? », hurle soudain un proche, semble-t-il, au milieu de la foule. Annoncé comme « faisant écho à la musique répétitive et à l’influence de Steve Reich » sur le site de la Gaîté lyrique, le set de Flavien Berger n’en est pourtant que très légèrement teinté. Qu’à cela ne tienne, Flavien reprend certains standards comme “Gravité”, enrichis parfois de cloches et marimbas minimalistes, et propose quelques créations pour l’occasion, dont le prophétique “Il va pleuvoir”. En plein set, son homologue Jacques fait irruption à la guitare, lâchant un blues électronique ravageur alors qu’une aurore bleutée imbibe la salle et ses occupants.
Flavien Berger
Jacques pendant le set de Flavien Berger
Changement de plateau, direction le hall, entre la salle et les dorures du bar, pour une interprétation live de “Clapping Music”, de Steve Reich. Les clappeurs, d’abord en ligne, se rassemblent ensuite en formation serrée pour offrir aux 500 personnes massées autour d’eux le mouvement incantatoire et hypnotique “Piece of Wood”, de Steve Reich toujours. Juste le temps d’aller choper une pinte à 7 € que la suite est déjà lancée. Sur la scène cette fois, le décor est tout autre. Place à la très technique acoustique du groupe Cabaret Contemporain. Issus de formations classiques et contemporaines, les cinq gars jouent de l’électro bio, ou techno acoustique pour faire plus simple. Pour cela, le pianiste ovni Fabrizio Rat customise son piano à base de chatterton et lui frappe les cordes à la baguette de bois. Les contrebassistes calent quant à eux des feuilles d’aluminium sous leurs archers ou troquent ces derniers contre un cintre en métal. Le Cabaret maîtrise ainsi l’art de briser les codes et le classicisme d’instruments trop souvent enfermés dans la rigidité de l’orchestration. La technique est parfaite, le beat insoupçonné et puissant. On en redemanderait bien toute la nuit.
Cabaret Contemporain et le regard draculesque de Fabrizzio Rat
Cabaret contemporain
Chargé de clôturer la soirée, Henrick Weber alias Pantha du Prince fait son entrée sur scène, dans une silencieuse sobriété, toute germanique. Une fois encore, le Prince s’est paré de sa couronne au miroir parabolique. Pour débuter, une intro mélancolique, peuplée de cloches et d’arrangements subtils se perdant parfois dans la richesse sonore de ces compositions pour mélomanes avertis. Sur l’immense toile tendue derrière lui défilent à la suite tempêtes stellaires, chorégraphies minérales et cellulaires, ou couchers de soleil radioactifs. Aux premiers rangs, les yeux se ferment et les sourires s’étirent à mesure que se contractent les muscles masséter. Sans jamais se dérober à sa house psychédélique, étrange et apaisante, le Teuton lance quelques murmures dans son micro et accélère le rythme par touches espacées. Il est 1h, les lumières s’allument sur les danseurs de fond. « After à la Java ? », entend-on par là.
Samedi 26, c’est au Théâtre de Vanves, à Vanves donc, que l’on retrouve Laurent Jacquier. Malgré son optimisme inébranlable, le programmateur ne saurait cacher une légère déception. Ce soir la foule est maigre et les Parisiens peu nombreux à s’être déplacés au-delà des frontières souterraines de la ligne 13. Dommage, parce qu’on s’y sent plutôt bien, au Théâtre de Vanves. Au bar, niché dans le fond du hall presque intégralement recouvert d’affiches et de flyers, on vous sert un demi à 2 €, une Chimay à 3,50 € ou un plat du jour à 6,50 €. À l’arrière, DJ Heptatonia s’est à nouveau glissé derrière les platines et égraine sa sélection musicale, joyeuse et électique.
À 21 h tapantes, confortablement lové dans le moelleux des fauteuils rouges, le public assiste à une seconde représentation de l’Ensemble Links, autour de créations de Steve Reich. Un solo d’abord, mêlant une partition du maître du minimalisme à des improvisations intrigantes, rugueuses et expérimentales. On croirait entendre des bruits d’insectes, grouillants, frottant leurs petites pattes sur les carapaces de leurs congénères et se reproduisant par milliers. La deuxième partie du set sera plus propice à la rêverie, jouant sur la tension et la sensation que les motifs répétés inlassablement pourraient conduire à une explosion, une sorte d’apothéose mélodique. Eh bien non. C’est d’ailleurs là que réside certainement le secret de la musique répétitive, dans l’art de la tension… ou de la frustration pour certains.
Ensemble Links
À quelques minutes du second concert, le hall du Théâtre de Vanves se remplit d’un peu de jeunesse supplémentaire. La faute à Ben Vedren qui présente ce soir son projet de musique répétitive sous son alias Mawonder, sorte de plongée hypnotique dans les abysses des premières musiques répétitives jusqu’à la techno contemporaine. Pour l’occasion, le jeune compositeur joue ce soir sa pièce principale, “N.I.S.A extented”. Si extended que le set durera 1h30 environ. Ses boucles, parfois sous-marines, aériennes ou tropicales, incorporent des sons inconnus, comme surgissant d’entre les feuilles d’une jungle épaisse, notamment des sons traditionnels pygmées, apprendra-t-on un peu plus tard. Sa musique est mouvante, trompeuse, alliant la délicatesse de l’ambient à la puissance de tambours techno et effrénés. Et puis, dans un fracas maîtrisé, orchestré, les images se mêlent aux sons, se déforment jusqu’à la monstruosité. Enfin, les bruits retombent comme ils sont arrivés, le dénouement est fatal, inéluctable. À la sortie du théâtre, rien n’a changé. Dommage…
Ben Vedren