Par Jean-Paul Deniaud
« C’est bien simple, on pourrait passer notre temps à faire du conseil gratuitement, s’exclame Marie Sabot, directrice du festival We Love Green. J’ai encore reçu un mail des Jeux olympiques il y a deux jours pour discuter de stratégies de développement durable. Ils veulent tous nous voir pour connaître nos solutions, mais personne ne veut nous payer pour ça. » Ses mots claquent, et sa posture on ne peut plus affirmée. Bien normal, puisque ça fait depuis 2011 que ça dure, année de la première édition du festival We Love Green. Enfin, depuis plus longtemps en vérité. Plus de quinze ans, si l’on prend en compte ses premières années au sein de We Love Art, l’agence cofondée avec son mari Alexandre Jaillon (premier rédacteur en chef et fondateur de Trax) pour « faire sortir la techno des clubs et l’amener à tous ». Et même bien plus tôt si l’on regarde plus en détail le parcours de Marie Sabot.
Dans sa vallée de la Durance natale, le choix était simple : l’usine ou la centrale nucléaire, le gros employeur du coin. « Ma famille vient de maraîchers et de vignerons. Dans les années 80, tout s’est accéléré : pesticides, machines agricoles, grosses coopératives, rachats de propriétés, faire à petit prix avec de grosses marges… J’ai vu tout le marché du vin changer, et mes cousins perdre leurs propriétés. Ma mère, pendant ce temps, donnait des cours aux femmes de travailleurs immigrés. Quand je compare, mon engagement est plus humble aujourd’hui. » Pas tant que ça. We Love Green accueillera cette année 80 000 personnes dans le Bois de Vincennes. Une ville à construire dans un espace protégé, en respectant une gestion responsable drastique : générateurs d’électricité à l’huile végétale recyclée, mutualisation des camions frigorifiques, invendus alimentaires redistribués, création d’un centre de tri, scénographie recyclée, formation des équipes et prestataires… Un beau défi, et une réussite. We Love Green fait partie des quatre festivals au monde à avoir été labellisé « Outstanding » (incroyable) par A Greener Festival, une organisation internationale qui a contrôlé plus de 500 événements.
Cette réussite, c’est également celle de Najma Souroque, responsable développement durable pour le festival parisien. Najma a rejoint l’aventure il y a cinq ans, après des études de droit et science politique, et une formation spécifique. « C’est rare d’avoir un poste comme le mien, à l’année, sans interruption, explique-t-elle. Ça permet d’avoir plus de pertinence, de légitimité, de tisser un réseau à l’échelle de l’Europe. » Un réseau et un soutien de We Love Green qui l’a conduite à travailler au secrétariat général de la COP21, à l’automne 2015. Une expérience de la politique environnementale au niveau macroéconomique qui reste en partie un crève-cœur pour la jeune femme, qui a grandi dans la culture militante et le combat social, à Nîmes, notamment auprès des jeunes des quartiers. Trax a rencontré les deux femmes à Paris, à quelques semaines de l’édition 2018 du festival, pour en savoir plus sur le fonctionnement d’un festival écoresponsable, ses quelques avantages et sa tonne de contraintes. Et pour comprendre pourquoi, malgré tout, elles ne lâchaient rien.
Quand avez-vous pris conscience que monter un festival écoresponsable n’avait rien à voir avec un festival classique ?
Marie Sabot : Nous n’avions pas du tout conscience de ça ! On l’a fait avec une énorme naïveté, une énorme envie. Notre obsession n’était pas de savoir si ça allait coûter plus cher, mais d’avoir un lieu. Une fois le projet écrit, j’ai croisé Nadège Winter, l’ex-femme de Pedro, qui m’a conseillé de le présenter à Emmanuel de Buretel, le patron de Because. Il m’a tout de suite dit qu’il voulait en être. Depuis, son engagement n’a pas bougé d’un iota. Ensuite, nous sommes allés trouver la mairie de Paris pour avoir un lieu. À cette époque, la préfecture de police interdisait les événements dans les lieux qui n’avaient pas une enceinte. La Ville nous disait d’abandonner mais c’est finalement remonté aux oreilles de Bertrand Delanoë, et on nous a proposé le Parc de Bagatelle. Nous sommes tombés de notre chaise ! C’était de l’autre côté de Paris, on n’y était jamais allés. Le parc était certifié ISO 14001, un bijou, donc les camions n’y rentrent pas, il faut tout faire en voiturettes de golf. On a donc démarré le festival dans les meilleures conditions possible, puisqu’on avait des contraintes colossales.
Comment s’est passée la première édition ? Était-ce difficile d’imposer l’idée d’un festival vert ?
Marie Sabot : On ne s’est pas vraiment posé la question du « vert ». On faisait des événements indoor et de nuit depuis presque dix ans. On avait envie de proposer d’autres artistes, d’autres musiques, et les mélanger, de jour et en plein air. On a voulu faire un événement supermoderne, construit de façon innovante, qu’on se repose les questions de l’énergie, des déchets, ce qu’on mange ou boit.
Aviez-vous d’autres festivals comme références à ce moment-là ?
Marie Sabot : Oui, en Angleterre, au Japon… Le festival Roskilde, qui date de 1971, Green Map en Angleterre, Wilderness en termes de proposition de think tanks, conférences, projections de films… Shambala en Angleterre avec Chris Johnson, le Fusion en Allemagne, Burning Man avec son système de troc. Certains travaillaient leur énergie, recyclaient l’intégralité des déchets et fabriquaient des polaires pour les bénévoles l’année suivante, ou collectaient les baguettes des restaurants pour faire le parquet du chapiteau. On a aussi vu combien les festivals étaient hyperformatés en France.
La première édition était déficitaire ?
Marie Sabot : Très déficitaire. La deuxième beaucoup moins…
Avez-vous pensé à jeter l’éponge ?
Marie Sabot : Emmanuel de Buretel a vu le souci financier, mais il pensait qu’avec le mélange de public, d’artistes et de musiques, on tenait un festival qu’on ne trouvait pas ailleurs.
Y a-t-il eu des réactions hostiles de la part du champ de la musique électronique, d’où vous veniez ?
Marie Sabot : Non. On ouvre la musique électronique à un autre public. On la sort de la nuit, on la propose à d’autres gens, l’après-midi, dans un champ avec un sandwich et un verre de rosé. Donc tu l’écoutes différemment, plus finement. D’ailleurs, dès la deuxième édition, on a mis une deuxième scène, uniquement électronique, avec Nicolas Jaar, Joy Orbison, qui jouaient à 14 h ou 15 h.
Une oreille s’ouvre-t-elle à la mairie de Paris après ces premières éditions ?
Marie Sabot : Pas du tout, on est encore invisibles. Pour eux, ça reste un microcosme, ce qui est un peu le cas puisqu’on est sur des niches. Et immédiatement, l’événement est taxé de bourgeois, de bobo, d’ultra-VIP, alors que ce n’est pas du tout le cas. C’était 30 €, moins que la place de concert pour aller voir certains des groupes programmés. Mais ils se disent que c’est un événement ultrabranché, que ça va disparaître. Les politiques et les journalistes ont twisté les problématiques écologiques comme des questions de Parisiens-riches-et-sans-gluten. Parce que tu t’intéresses à l’environnement quand tu as déjà de quoi survivre. Or, depuis, on sait tous que c’est lié. Les scandales alimentaires qui sortent chaque jour touchent en premier lieu les plus pauvres. Ça a commencé à bouger avec l’équipe d’Anne Hidalgo. Elle a la trentaine, l’âge de Najma, est surinformée, comprend le sujet, mais a aussi des moyens limités. Finalement, on se retrouve à Vincennes.
Aujourd’hui encore, cette étiquette green est souvent vue comme un gadget marketing. Comment recevez-vous cette critique ?
Marie Sabot : On est habitués et on s’en fiche. On fait ce qu’on peut avec les moyens qu’on a, on ne va pas s’arrêter d’essayer de chercher, de pousser nos équipes, à notre niveau, comme le mouvement Colibris de Pierre Rabhi, pour faire bouger les choses. Par contre, on est hyperconscients des limites qu’on a pour que le festival arrive à survivre.
Vous ciblez quand même un certain public, les urbains éduqués, CSP+…
Marie Sabot : On ne cible pas du tout ce public-là. On nous dit que Migos, ça n’a rien à voir avec We Love Green ? Mais on s’en fiche, on adore Migos, ils réinventent le rap ! Quand on a Damso ou Orelsan, c’est juste que We Love Green est ouvert à tous. C’est cette mixité de gens et de cultures qui nous a intéressés dès le départ. Par contre, ça fait six ans qu’on ne nous autorise pas un camping, même s’il serait beau, propre et pilote. Le mec qui habite à Corbeille-Essonnes ne peut dès lors pas venir, parce qu’il ne peut pas rentrer chez lui en RER après les concerts, même s’il écoute Migos toute la journée. Ça contribue à l’image de festival de riches malgré nous.
Pourquoi tant de difficultés à discuter avec la mairie ?
Marie Sabot : Ils ont aussi un discours très cohérent : ce bois est classé, c’est un poumon vert au milieu de Paris, c’est sa première fonction. Ils se battent pour protéger cela. Si on commence à y camper, beaucoup vont vouloir faire la même chose. Or, ils font un gros travail pour expliquer aux gens du voyage ou ceux qui n’ont pas de logement qu’on ne peut pas camper dans le bois. Notre camping, ce serait en contradiction avec le travail des assos de maraude sociale.
Ce lieu implique-t-il d’autres contraintes ?
Marie Sabot : Moins qu’à Bagatelle, où une branche cassée pouvait valoir 10 000 €. Là, c’est un peu moins cher. En 2017, on a donné 30 000 € (alors qu’on a perdu 379 000 €), pour qu’ils créent une zone humide pour les batraciens. Notre festival, dans ce contexte, c’est un vrai sujet. C’est pourquoi certaines associations écologistes s’opposent parfois à l’événement.
Comment l’équipe s’adapte-t-elle à ces enjeux que vous découvrez au fil des années ?
Najma Souroque : On essaie déjà de faire respecter les consignes des années précédentes, et on trouve des astuces pour que ce soit intégré par les équipes techniques. Par exemple, être là le premier jour de montage pour que le système de tri soit performant. Sinon, après 24 heures, c’est fini, les mauvaises habitudes sont revenues. Ils sont curieux et ont envie d’apprendre. Les jeunes techniciens se sentent aussi plus concernés. On a un peu grandi avec ce souci de la planète.
Les usages des festivaliers ont-ils changé au fil des années ?
Najma Souroque : Avec le public qui grandit, certains ne sont pas du tout sensibilisés. Mais on valorise mieux, avec les bonnes filières de traitement des déchets. On a fait des équipes de collecte des sortes de superhéros, un truc un peu marrant.
Marie Sabot : Tout est plus visible. On met beaucoup de moyens, et on essaie plein de choses. Cette année, on insiste pour que chaque restaurateur indique, à côté du menu, le lieu de production des ingrédients. Je sens que ça va être compliqué, alors que dans cinq ans, ce sera devenu normal.
L’intégralité de cette interview est à retrouver dans Trax #211 : Peut-on faire la fête et sauver la planète ?, en kiosques ou sur notre store. Quant au festival We Love Green, il sera de retour les 2 et 3 juin prochains au Bois de Vincennes. Pour plus d’informations sur la programmation et la billetterie, rendez-vous sur le site Internet du We Love Green.