Cet album, il faut admettre que l’on ne s’y attendait pas. Peut-être avait-on été dérouté par la désinvolture apparente du projet : Imagori 2 reprend de façon quasi identique la pochette d’Imagori (2015), le premier disque commun de Christoph Müller et Hans-Joachim Roedelius. Mais le résultat de ce dernier, rencontre des boîtes à rythmes et de grand piano sur fond de glitch, composé à distance et à l’issue d’une longue série d’échanges mail et de coups de fil, n’avait pas enthousiasmé la critique. Du fondateur de Gotan Project et du géant allemand aux 200 albums, on en avait espéré plus. Il aura fallu un séjour au vert, en pleine campagne autrichienne, pour que leur collaboration prenne son envol. Des nappes suspendues, des kicks amples comme des cratères de Lune, du piano à pouce et des poèmes : leur second album transforme l’essai et témoigne de l’alchimie de cet improbable duo.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Christophe Müller : On s’est rencontrés à Paris, où l’on a fait un premier concert entièrement improvisé, sans vraiment se connaître. J’avais autour de 45 ans à l’époque et cette rencontre, ça a été un signe, un cercle qui se ferme. Parce qu’à ce moment-là je travaillais avec Catherine Ringier, dont le premier album Marçia Baila était produit par Conny Plank [membre de Cluster avec Roedelius, NDLR]. Symboliquement, c’était assez fort.
Hans-Joachim Roedelius : Ce fût une collaboration vivante, belle et fraîche. On a fait quelques dates au Silencio.
“C’est presque une contradiction, ces machines électroniques et ce côté hippie.”
M : Puis il y a eu le premier album, construit à partir d’échanges mail. Et l’envie nous a pris de refaire quelque chose ensemble, c’est ce qui nous a réunis dans la maison de Roedelius, à Baden. Le studio est dans la maison, il y a un piano, des instruments, des vieux micros…
R : Et un grand jardin, avec un tilleul sur lequel chantent les oiseaux. En face, il y a la maison de Mozart, et derrière il y a la maison de Beethoven. Ça signifie quand même quelque chose, d’avoir le privilège de vivre dans un tel lieu. Tout ça joue un rôle, il n’y a pas de hasard dans la vie. C’était une grande chance, comme tout ce qui s’est passé dans ma vie. Je suis un privilégié, je n’ai pas besoin de faire ce que les autres attendent de moi.
Qu’y a-t-il d’inattendu dans ce nouvel album ?
M : Avec Roedelius, il faut toujours enregistrer. Comme il y a beaucoup d’improvisation, ça peut donner quelque chose de superbe à tout moment. Il fait les choses du ventre, il est tout le contraire de cérébral. En même temps c’est quelqu’un qui a une sorte de sagesse. C’était très nouveau pour un control freak comme moi, d’improviser autant, d’oser l’échec.
R : Tout cela fait partie du processus créatif, pour que ce ne soit pas si rigide, il faut que l’on s’amuse, que l’on prenne du temps. Il y a tellement de gens qui passent des années en studio pour faire leurs disques, je me demande s’ils prennent encore plaisir à la vie.
M : Roedelius travaille très simplement. Il lui arrive de travailler sur iPad, il n’y a pas d’informatique dans le studio. Il est resté roots – même en hiver, il est pieds nus ! Sur Imagori 2, on a voulu utiliser des choses facilement manipulables, quitte à bien travailler le son après.
R : Nous étions comme des enfants qui jouent dans un bac à sable.
Il y a aussi des choix bien conscients, comme celui du chant sur plusieurs morceaux, quand le premier album était plus abstrait. Pourquoi avoir pris cette direction ?
M : J’avais envie de ça. J’aurais même aimé faire chanter Roedelius, il chante très bien. Ça ne s’est pas fait, mais on retrouve sa fille Rosa [sur « Ich Du Wir »]. Elle est également artiste, et l’on a pu récupérer et retravailler l’enregistrement de l’un de ses happenings. Sur « La vie en bleu », c’est un texte qui torture la langue française écrit par Roedelius et lu par ma fille. Nous aurions pu prendre quelqu’un de connu, mais ça ne m’a pas semblé approprié. Avec mes filles, c’est sans aucune prétention, c’est fait par des personnes qui ne cherchent pas à se mettre en avant.
R : Ma fille vit avec ses deux enfants juste au coin de la rue. La famille est très importante pour moi. Tout ça se retrouve dans mon jeu, et je crois que chez Christophe c’est la même chose. Mes ancêtres étaient des scribouillards, des poètes, des chantres d’église, des pasteurs. Avec ma musique, je veux faire honneur à mes ancêtres. Ce que l’on crée au cours d’une vie, ce n’est pas quelque chose que l’on contrôle. La vie fait de toi ce qu’elle veut, ou ce qui doit être.
Au final, comment avez-vous trouvé l’équilibre entre vos deux univers ?
R : L’Autriche est à la frontière entre le style de vie roman et le style germanique, ça a sûrement aidé ! Quand on n’a pas envie de travailler, on peut aller faire une balade à vélo, aller aux Heurige [les tavernes à vin locales, NDLR].
M : C’est vrai que c’est presque une contradiction, ces machines électroniques et ce côté hippie. Pour moi, c’était un peu un retour à mes racines, à mes influences d’ado. C’est la musique allemande des années 70-80 qui m’a donné envie de faire de la musique, autour de Cologne, Berlin, Düsseldorf, plus Kraftwerk, Conny Plank. Ma philosophie musicale est très imprégnée par la philosophie de cette époque, le fait d’oublier le côté « blouse blanche » du studio.
R : L’album a été conçu de façon ludique, c’est comme ça que je travaille. Le plaisir que l’on prend à le faire doit être primordial et prendre le pas sur le sérieux. Mais le résultat final, ce n’est pas nous qui le décidons, c’est l’art. Nous sommes des esclaves de l’art, nous ne pouvions rien faire d’autre que ce que l’art nous ordonne.
Imagori 2 est sorti le 5 octobre 2018 sur Groenland Records