Cet article est initialement paru en décembre 2017 dans le numéro 207 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Riwan Marhic
« C’est une avalanche de noms, il y a tellement d’images exceptionnelles, j’étais presque en overdose », raconte Didier Lestrade, ponte du journalisme house dans les années 1980 et 1990, lors de son passage à Libération. « C’est une carte postale fidèle de la période. Ce qui fait sa force, c’est sa véracité. Tout le monde y est, même le mec qui tient la porte du club. Il ne cherche pas à rendre le mythe encore plus beau, il est là, dans la masse de données factuelles. On a une matière brute que nous, en tant que professionnels, on n’arrivait pas à avoir. Tous ces DJs n’ont pas vu venir un Blanc de Paris ou d’Angleterre, mais un Beur de Marseille sans argent, qui ne parlait pas bien anglais, et qui a pris son courage à deux mains. Ils se sont livrés comme jamais. »
Ce petit gars, c’est Farid Slimani. En 1995, il a 18 ans et se promène dans un marché aux puces, avec un ami amateur de cinéma. Coup de bol, les deux copains repèrent un magnétoscope limité au format américain. Aux USA, la bête vaut 5 000 dollars neuve. Ils le négocient pour une bouchée de pain et partent à New York pour le revendre. « On n’avait pas d’argent, on se rend dans un magasin de matos et on revend le magnétoscope 2 500 dollars, se rappelle Farid. Mon copain s’achète une caméra bon marché. Je trouve un guide de poche, House Nation Book (édité par le magazine Coda de 1997 à 1999, ndlr), qui référence tous les disquaires et labels de la ville. On décide d’aller acheter des disques et de tourner quelques images. »
Junior Vasquez sur son vélo
À force de fréquenter sa boutique, Farid s’attire la sympathie du disquaire Manny Ward. « Il nous avait repérés comme les petits Frenchies qui traînaient dans son magasin. Il me laisse l’interviewer. Et un jour, on voit Junior Vasquez qui vient acheter ses disques à vélo. C’était la star de l’époque, tout le monde se jette sur lui ! Je l’aborde avec mon mauvais anglais, on fait une petite interview et il me dit de passer au Sound Factory. » Dans le club, les minots arrivent à interpeller l’autre vedette de New York, Danny Tenaglia. « Il faut savoir que les DJs, s’ils se connaissaient, n’étaient pas amis. Il y avait un sentiment de compétition, très américain. Je lui explique que j’ai déjà interviewé Junior Vasquez, et que je veux aussi son témoignage. Alors il se dit “Damn, il faut que je le fasse aussi ! ” On attend jusqu’à la fermeture du club et on fait l’interview à 8 heures du matin, on était dézingués. L’interview n’est pas pro, il a une sale tête, mais il était super sympa. »
Les deux copains prennent de l’assurance. Un dimanche après-midi, Manny Ward leur recommande d’aller à une fête au Vinyl : c’est la première Body & Soul. « Il me dit qu’il y a un Français qui joue, François Kevorkian. On n’en a jamais entendu parler, mais on y va. On n’a pas l’habitude de danser l’après-midi, il n’y a pas d’alcool, au comptoir c’est Sprite ou Gatorade, et on a l’impression d’arriver dans une salle de sport, les gens ont des serviettes… Et là, il y a tout le gratin de New York. Arthur Baker, Frankie Knuckles, Louie Vega… On commence à faire des interviews et à prendre des numéros. Mais personne ne nous rappelle… » Ils décident alors d’écumer les labels : Strictly Rhythm, Nervous, Eight Ball Records, Downtown Records… « Dans chaque label, on croise des DJs qui enregistraient dans les locaux. Je faisais l’interview des mecs du label, et puis je glissais que ce serait intéressant d’avoir David Morales ou autre, et ils me l’appelaient. » De fil en aiguille, le jeune homme s’intègre au monde de la house new-yorkaise. Pas facile quand on n’a pas 21 ans, et qu’on ne connaît pas le dress code des clubs qui affichent “No cameras allowed”. Pourtant, il recueille une quantité impressionnante de témoignages de DJs au faîte de leur carrière. Il n’est pas journaliste. Il est le petit Français avec sa caméra, auquel tout le monde s’ouvre comme à un ami. Maurice Fulton, Kenny Carpenter, Roger Sanchez, Kevin Aviance, Carl Cox… Tous les plus grands lui accordent un moment et invitent leur entourage à passer dire un mot devant l’objectif.
En 1997, Farid rentre en France et cherche des diffuseurs à Paris. Il rencontre Laurent Garnier, qui lui recommande d’aller voir Didier Lestrade. Le journaliste, impressionné par ses images, lui présente les Daft Punk, qui pourraient l’aider. « Thomas Bangalter, très sympa, me laisse son numéro », se rappelle Farid. « Je passe à ses bureaux, il n’a pas encore vu les images et me parle de son prochain projet, Stardust. Il me dit : “Je dois aller à Miami et à Chicago, marque-moi ton numéro sur une feuille, on t’invitera.” » Ils se rejoignent à Marseille à l’occasion d’un concert, passent la soirée ensemble, et le jeune homme est invité à Miami pendant huit jours par le duo. « Comme ils étaient très proches des DJs de Chicago et Detroit, j’ai croisé plein de gens que je n’avais pas encore vus : Moodymann, Paul Johnson, Roy Levis, DJ Pierre, Lil’ Louis…»
Un trésor enfoui pendant quinze ans
Pendant quelques années, Farid retourne aux Etats-Unis : New York, Chicago, mais aussi Londres et Ibiza, toujours avec sa caméra. « Quand t’es passionné, tu ne comptes pas. Je travaillais l’été, je me payais des vols. » Il rentre en France avec une trentaine d’heures de rushes, va voir des chaînes de télé, mais personne ne croit en son projet. « J’ai laissé tomber pendant des années. Vers 23 ans, je rentre dans la vie active, je filmais juste des soirées à Paris. »
Et puis, il y a sept ans, le projet renaît. « Grâce à Facebook, je retrouve des DJs qui ont des amis en commun avec moi. Ils se rappellent du “french guy who was making a documentary”. Alors je retourne aux Etats-Unis pour les interviewer vingt ans après. Certains sont devenus de vraies stars, d’autres ont mal fini, comme Junior Vasquez. J’arrive à en choper que je n’avais pas eu avant, comme Frankie Knuckles qui faisait toujours la gueule ». Erick Morillo, Masters At Work, David Morales, Danny Tenaglia, Todd Terry… Autant de stars qui reviennent sur leur parcours des années plus tard, mais Farid n’est pas encore au bout de ses surprises. Dans une soirée à Miami, il rencontre un régisseur du légendaire club Paradise Garage. « Il filmait les soirées pour son plaisir. Il avait plein d’images de Larry Levan mais il ne savait pas quoi en faire, alors il m’a donné les rushes sur un DVD, à condition d’être crédité. »
Puisque personne ne veut le diffuser, Farid apprend le montage pendant trois ans. En septembre dernier, il monte un site Internet, backinthehouse-movie.com. Grâce à un teaser sur YouTube, il capte l’attention d’un producteur japonais, qui organise des projections dans son pays. Là-bas, il vend 3 000 copies de son documentaire. « C’est énorme, parce que même si mes 500 premiers DVD ont été vite écoulés, ils partaient surtout aux USA ou au Royaume-Uni. En France, j’en ai vendu une vingtaine. » Une injustice, tant le travail de Farid est l’œuvre d’une vie passionnante. Un documentaire parfois réalisé à l’arrache, mais d’autant plus criant de vérité. Un pan de l’histoire d’une scène underground trop peu documentée, témoignage d’une génération qui voulait changer le monde avec la house music. Farid a ramené une telle quantité d’images qu’il scinde l’écran en deux au montage, pour accompagner les interviews de scènes de vie nocturne new-yorkaises, et il travaille même sur un second documentaire. D’après lui, « tous ceux qui ont vu Back in the House ont pris une claque. Même Bob Sinclar et Laurent Garnier sont restés scotchés. » Nous aussi.
