Comment Plastic People est devenu l’un des clubs les plus culte de la nuit londonienne

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Georgina Cook
Le 13.09.2021, à 17h35
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©Georgina Cook
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On en parle encore comme un des meilleurs clubs ayant jamais existé. De 1994 à 2015, Plastic People, une cave londonienne où seules deux cents personnes pouvaient s’entasser, offrait ce qui se faisait de mieux en termes de sound system en Angleterre. Dans cet antre plongé dans la pénombre se croisaient toutes les composantes des musiques électroniques britanniques, toutes les tribus venues s’engouffrer dans le bruit et la fureur.

Par Thomas Andrei et Brice Miclet
Photographies : Georgina Cook

Il fallait descendre de longs escaliers sombres. Au sous-sol, le bar luisait dans la nuit, sobrement éclairé de petites lumières artisanales orange et rouge. En guise de préliminaires, on papotait un instant au comptoir, rhum-coca, bouteille de Guinness ou de Budweiser à la main, dans les effluves d’herbe et de tabac, avec en tête ce que l’on avait attendu toute la semaine : passer l’épais rideau noir qui donnait accès au dancefloor obscur de Plastic People, oasis dans le tumulte londonien, où les corps fonctionnaient au rythme de la musique, un univers parallèle où l’on était libre. Au printemps 2021, la porte d’entrée du 147-149 Curtain Road, dans le quartier de Shoreditch, est close et poussiéreuse. Au-dessus, un soleil est éteint. Ce qui s’appelle désormais le Sunset Bar est fermé depuis mars 2020 et ne devrait rouvrir que le 21 juin prochain, fin programmée de l’interminable confinement anglais causé par la pandémie de coronavirus. Les néons sont débranchés, une multiprise pend contre un mur noir et la boule à facette collée au plafond ne clignote pas. Plus personne ne fait la fête ici, mais à l’heure de pointe, la fumée des pots d’échappement donne le tournis.

En face de ce qui abritait autrefois le meilleur club du pays défilent des livreurs Deliveroo venus collecter des burgers vegan à 14 £, une jeune femme en legging bariolé qui porte un volumineux carton ASOS, et des comptables aux costumes assortis au ciel, grillant des clopes sur le trottoir. À l’autre extrémité de Curtain Road, dans cette cité où l’on ne s’arrête jamais de construire, des buildings de verre se font dépasser par des gratte-ciels de béton, déjà plus haut, et pourtant pas encore achevés. Dans cette portion de la rue, on trouve des bars vides, des bâtisses en friche frappées de tags ACAB, plusieurs enseignes d’agents immobiliers et une antenne de la London School of Fashion. Un résumé pas plus mauvais qu’un autre de ce qu’est devenu ce quartier de Shoreditch, pépinière du hipsterisme anglais, ancien coin cool rattrapé depuis longtemps par le capitalisme et la torpeur du mainstream. Avant que le Sunset Bar prenne le relai avec ses Porn Star Martini à 13,50 £, les locaux étaient loués par Joyeux Bordel, un speakeasy pour les gens de la City détenu par le groupe parisien à la tête du Grand Pigalle Hôtel et de l’Experimental Cocktail Club.

De 2000 à 2015, c’était donc là que vibrait Plastic People. Pas que le lieu ait eu une immense importance. Les amateurs de gros son venaient de partout. De Croydon, par exemple, à l’extrême sud de la ville, où la photographe Georgina Cook vivait encore avec ses parents. Chaque jeudi soir, elle grimpait dans sa Volkswagen Polo rouge pour une grosse heure de route rythmée par le son de Rinse FM, direction la fameuse soirée FWD>> (pour «forward », «en avant » en français). « J’étais photographe pour un journal local et je travaillais souvent le lendemain, narre-t-elle depuis sa chambre sur la côte sud-est, presque couverte par les cris de mouettes. Vers 3 heures du matin, j’étais à la maison. Ça fermait vers 2 heurs, on prenait un bagel et on rentrait. FWD>>, c’était très sérieux. Personne n’était là pour se bourrer la gueule ou prendre plein de drogues. Ce n’était pas une ambiance de rave. »

Soirée FWD au Plastic People avec DMZ, Target, SLT Mob, Breezy, July 2005. Par Georgina Cook©Georgina Cook

Alors que la scène est encore largement masculine, Cook, 23 ans au début, est une des rares femmes à s’aventurer dans la cave du Plastic People. « Au départ, j’étais un peu nerveuse, se souvient-elle. Il n’y avait presque que des hommes. Mais je ne me suis jamais sentie mal à l’aise. C’était tellement sombre que tu pouvais oublier ton apparence. Quand tu es jeune, tu sors souvent avec l’espoir de rencontrer quelqu’un, mais personne n’était là pour trouver un coup du soir. On venait tous pour la musique. Tout était concentré sur le son. » Aux platines faiblement éclairées, se retrouvait souvent l’Écossais Kode9. Pionnier de la dubstep, fondateur du label Hyperdub en 2004 et auteur d’un ouvrage universitaire sur « les vibrations intenses », il explique voir la musique comme « un nuage ou un virus. » Un virus qui, dans l’espace confiné de Plastic People, se répandait plus efficacement qu’ailleurs. « C’était un incubateur de souches musicales, définit-il. Que l’endroit soit si cool, si sombre, si pressurisé au niveau du son, permettait de vraiment se concentrer sur la musique. On entendait nos tracks comme nulle part ailleurs. C’était une capsule qui permettait de s’évader du monde extérieur. Ça ne ressemblait pas du tout à Shoreditch. »

Plastic People se positionnait à contre-courant de la logique commerciale rampante. Aucun panneau n’affichait son nom dans la rue, histoire d’éviter d’attirer les équipes de lads bourrés qui risqueraient de dégueuler leur fried chicken pas encore digéré sur les baskets des danseurs. C’était presque comme si Plastic People n’était pas vraiment là. Comme dans une autre dimension, où le corps humain voyait mal mais entendait mieux. « Ça aurait pu être n’importe où, assure le fondateur, Ade Fakile. Le truc, c’était juste d’offrir une plateforme de qualité aux promoteurs, avec un sound system fantastique. Les gens qui venaient à FWD>> venaient de partout. Ils ne venaient pas pour Shoreditch. Ils venaient pour le son. »

De l’audace et du gros son

L’aventure n’a d’ailleurs pas commencé à Shoreditch, mais sur Oxford Street, version britannique des Champs Élysées, la majesté en moins. Au XXIe siècle, la culture a foutu le camp de cette longue artère centrale qui s’apparente désormais à un non-lieu. Les Londoniens évitent la zone, abandonnée à des cohortes de touristes qui dépensent machinalement leurs salaires chez Urban Outfitters ou Foot Locker. En 2021, il n’y reste plus qu’une salle de concert, le 100 Club, repère de vieux rockers qui aiment raconter que le musée de leur jeunesse n’a pas changé depuis quarante ans. Selon le propriétaire, le coin pullulait encore de pubs, cinémas et salles de concert dans les années 1990. Plus jeune, Ade Fakile trouvait déjà l’endroit «horrible » et ce n’est que par un coup du destin qu’il a ouvert son club ici.

Né dans le Nord-Est londonien en 1972, Ade a grandi à Ibadan, 130 km au nord-est de Lagos, capitale du Nigéria. Là-bas, son père travaillait pour le gouvernement, dans un département chargé de diffuser les annonces officielles dans un pays où tout le monde n’avait pas encore de télévision. « La seule façon de pouvoir informer la population dans l’Afrique profonde était de mettre une grosse enceinte sur le toit d’une voiture et de la balader partout, raconte Fakile. Après l’école, je rejoignais mon père au travail, dans un hangar de 12 000 m² rempli d’enceintes. Le son que j’aimais, c’était celui qui sortait de celles fabriquées en bois des seventies. C’était si frais, si propre, si clair, que le son s’arrêtait devant ton visage. Sur les lobes de tes oreilles. Il n’entrait pas dans ta tête. C’est ce son-là que j’ai toujours voulu reproduire. »

Dix minutes plus tôt, je n’avais jamais pensé une seule seconde à avoir un nightclub.

Ade Fakile

Reçu à l’université pour étudier l’architecture, Ade part vivre avec son frère à Londres en mars 1988. Il est censé rentrer au bout de six mois. Il restera vingt-deux ans. « Je devais commencer les cours en septembre, enchaîne-t-il. Sauf que j’étais tranquille. Je pouvais rester à la maison regarder le câble. Au Nigeria, je n’y avais pas accès, comme je n’avais surtout pas accès à toutes les musiques incroyables que j’ai vite découvertes à Londres. Il se passait trop de choses. Je n’étais pas du style à faire n’importe quoi, mais j’avais la liberté d’explorer. C’est ce que j’ai fait. » Un lundi, à la sortie du travail, Fakile, qui collectionne les vinyles, se rend chez Mr. Bongo, disquaire culte du quartier de Soho et passe devant Fish, un club qu’il connaît bien situé sur Oxford Street. Un homme est en train de décrocher le panneau à l’entrée. Il lui demande : « Yo, il s’est passé quoi ? » Les propriétaires ont décidé de changer de locataires. Sans réfléchir, mais comme si toutes ses décisions passées l’avaient mené à cet instant précis, Ade Fakile, 22 ans, rétorque : « Et moi, je pourrais le gérer, ce club ? » Trois décennies plus tard, il en rit encore. « Dix minutes plus tôt, je n’avais jamais pensé une seule seconde à avoir un nightclub, assure-t-il. Si ce jour-là j’avais tourné à un moment à droite plutôt qu’à gauche, on n’aurait pas cette conversation. Ce n’était pas planifié du tout. C’était débile. Mais le mec m’a filé le numéro des proprios. » Ces vieux messieurs « old school » réclament une caution de 10 000 £. Ade, qui a de grands projets, réussit à récolter 45 000 £ grâce à son frère et deux amis qui contractent des emprunts pour la cause. Le club est à lui.

Malgré l’investissement, il refuse de placer un panneau à l’entrée de la boîte. « On ne voulait pas de n’importe quel passant. On avait juste un gars à l’entrée, devant ce qui ressemblait à une porte de bureau en verre. » Fakile s’amuse à observer ses futurs clients passer plusieurs fois devant lui, cherchant de partout ce fameux club dont ils ont entendu parler, jusqu’à ce qu’ils abandonnent leur quête, s’approchent de lui et demandent, à voix basse : « On cherche Plastic People. Vous savez où c’est ? »

L’entrée n’est pas éclairée et le club ne l’est pas beaucoup plus. Sur la rue la plus commerçante d’une des premières économies mondiales, Ade recrée l’ambiance de clubs nigérians louches que ses parents lui interdisaient formellement de fréquenter. «À chaque fois que je bravais l’interdiction, je me disais qu’ils avaient peut-être raison, rigole-t-il. Ça faisait peur ! J’avais 14 ans et je me disais que je ferais peut-être mieux d’être à la maison. En fait, peu de choses se passaient. Les gens discutaient, assis. Certains dansaient. Il n’y avait rien de très chic et une seule lumière, rouge, placée là d’où venait la musique. » L’atmosphère est importante, mais pas autant que la pierre angulaire de la pensée de Fakile : si le sound system est bon, les meilleurs DJs voudront s’y frotter. Et si les DJs viennent, son club sera rempli. En fin connaisseur, franchement en avance, il opte pour un appareil qui, depuis sa mise sur le marché trois ans plus tôt, commence sérieusement à faire frémir le milieu de la nuit anglaise : le Funktion-One. Créé par Tony Andrews, la bête n’est pas encore la référence qui équipera plus tard le Berghain à Berlin, le Space à Ibiza ou la Concrete à Paris. L’installation est calibrée pour un espace de 10 000 m2, le Plastic People en fait 150. « On n’a jamais utilisé plus de 20 % des capacités du sound system », se remémore-t-il. Et heureusement pour l’immeuble…

Soirée FWD>> au Plastic People, Par Georgina Cook

Les premières années, son club détonne par une programmation qui se détache de la déferlante house dans laquelle le pays est pris depuis la fin des années 1980. Ade veut que les musiques qu’il aime – le jazz, la soul ou l’afrobeat – aient elles aussi la chance de retentir le week-end, de ne plus être cantonnées au milieu de semaine. En mettant sur un pied d’égalité la culture électronique britannique et ses premières amours, il crée un cocon où la musique est reine. Rapidement, la réputation du Plastic People grandit. Grâce aux soirées Trash d’Erol Alkan, mais aussi à DJ Harri, premier résident du lieu, qui officie alors au fameux Sub Club de Glasgow, en Écosse. Personne ne le connaît à Londres, mais Ade Fakile le veut impérativement. Quitte à lâcher une blinde pour le faire venir chaque vendredi en avion. « Ça me coûtait une fortune ! Un bras et une jambe ! Mais que veux-tu ? J’étais assez jeune et stupide pour ne pas penser à l’argent. Je me disais que si je faisais bien les choses, l’argent viendrait. »

L’argent viendra, mais il servira plus à améliorer le bar que le train de vie d’Ade. En 1995, il programme deux jeunes Français pour l’une de leurs premières dates en Angleterre : Daft Punk, venus se fondre dans la pénombre protectrice et bientôt mythique du lieu. Car dans l’antre d’Ade, il fait noir. L’opacité est un de ses principes de base, une façon de désinhiber la foule, de pousser celui qui s’y risque à sortir ses pas de danse les plus fous. « L’obscurité, c’est la liberté, assène-t-il. Mais c’est également une manière de se sentir en sécurité. Si tu marchais sur le pied d’un mec, si tu renversais du punch sur son t-shirt blanc, il savait que c’était un accident, il n’y avait pas d’embrouille. » Et dans l’une des capitales mondiales de la mode, voilà un havre où les tendances, les dress codes et les outfits saillants sont complètement annulées. « Leave your attitude at the door », y répète-t-on. Les promoteurs le savent, se passent le mot, et ceux qui désiraient au départ y ajouter des lumières et des visuels commencent à comprendre que cet endroit a quelque chose de magique, un concept qu’il ne faut pas chercher à travestir. Petit à petit, tout le monde se met au diapason, embrasse la noirceur, la liberté, le bruit et la fureur. Mais plus la renommée de Plastic People grandit, plus la fin de son bail sur Oxford Street se rapproche.

Un nouvel écrin

Depuis son retour à Londres, Ade s’est établi à Shoreditch, dans l’est de Londres. Avant que les bombes nazies ne ravagent la zone, l’activité du quartier tournait autour de ses théâtres, des industries du textile et de l’ameublement. «Dans les années 1980, le quartier était plein de reliques industrielles fanées, affine la géographe Loretta Lees. Shoreditch tombait en ruines. La population était constituée d’une classe ouvrière multiculturelle. Certains vivaient dans des logements sociaux, d’autres pouvaient encore louer, voire même être propriétaires. » Enfant, Georgina Cook passait dans le coin pour rendre visite à des membres de sa famille. « Et ça craignait, se souvient-elle. Mon père n’en revenait pas que je sorte à Shoreditch. Il me disait : “Mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Un jeudi soir ?!” » Sauf que Shoreditch a changé dans les années 1990, sous l’impulsion des nombreux artistes et étudiants venus s’y installer. Plastic People n’a pas déménagé ses disques d’Oxford Street à Curtain Road en un après-midi. À la fin du bail, en 1999, il cherche un local partout. Il ne trouvera la solution qu’au bout d’un an, à quelques minutes de chez lui. « Il s’est trouvé que des espaces étaient disponibles. Les loyers étaient bas et tout le monde avait de l’espace pour créer et fabriquer des choses. C’était plein d’artistes et les gens s’entraidaient. C’était un quartier plein d’espoir. »

J’intercalais tous les genres dans le désordre : Pharoah Sanders, The Beatles, Jeff Mills, Pépé Bradock et Pixies à la suite. Ça n’avait pas d’importance. Les gens comprenaient.

Ade Fakile

Le Plastic People élit finalement domicile en dessous d’un restaurant vietnamien qui ne réalise pas encore que sa vaisselle risque de trembler pendant pas mal d’années. Si le lieu est plus grand, l’acoustique est un brin capricieuse. « Au début, le son était bizarre, se souvient Fakile. Alors, j’ai appelé quelques potes qui m’ont expliqué des choses assez basiques du traitement acoustique et de l’insonorisation. On a pris des mesures pendant plusieurs jours. J’ai découvert que les fréquences qui sont sous les 9 hertz font vibrer toute la salle. Tout tremble ! Le son part en arrière et revient. Ce qui fait que ces fréquences, on les entend deux voire trois fois. Et puis la BBC a édité un livre qui explique tout ce qu’il faut savoir sur l’acoustique et les manières de régler les problèmes qui y touchent. On a construit deux bass traps qu’on a placées à l’arrière de la salle. En seulement vingt-quatre heures, le son est devenu incroyable. » En bon bidouilleur, Ade gère tout : l’électricité, le chauffage et le parquet flottant en noyer noir. « On n’est pas allé au supermarché.Les lumières, la porte d’entrée et le comptoir, c’est des mecs du quartier qui les ont faits. »

Flyer du Plastic People

À peine installé dans son nouvel écrin, Plastic People rayonne déjà. Pour la première soirée du Nouvel An, en 2001, Ade réunit Pharoah Sanders, Dego, Questlove, Theo Parrish ainsi que Madlib, Egon ou encore Peanut Butterwolf, tous membres du label hip-hop américain Stone Throw. «À minuit, la musique s’est tue, rembobine Ade. Tu avais tous ces noms absolument fous dans la salle, et personne ne jouait. Pas une note. » Le maître des lieux est également DJ. Les dimanches soir, il organise ses soirées Balance, durant lesquelles il passe ses disques. Une sélection pointue, louée par tous pour son éclectisme et son audace. « J’ai fait ça pendant neuf ans. J’intercalais tous les genres dans le désordre : Pharoah Sanders, The Beatles, Jeff Mills, Pépé Bradock et Pixies à la suite. Ça n’avait pas d’importance. Les gens comprenaient. Parfois, je levais la tête vers la foule. On aurait dit une sorte de vague, comme si tout le monde faisait le même mouvement. Ça se produisait surtout avec des musiques très soft, très rondes, très chaleureuses, surtout avec la house. Ça ne se contrôle pas. Je pouvais jouer le même morceau un autre jour, ça n’était pas pareil. Quand un titre rencontre son public, ça procure un sentiment incroyable. »

Sur le dancefloor comme tout le monde

C’est aussi à cette époque que la nuit londonienne se mange une baffe gigantesque, qui va percer une volée de tympans. La dubstep naissante est poussée par le collectif FWD>>, connecté à la radio pirate Rinse qui organise ses premières nuits aux Velvet Rooms de Soho avant de s’installer à Plastic People. Le sound system Funktion-One et l’obscurité se marient parfaitement à cette musique effrénée et son public vient s’entasser dans cette salle hantée par les longues basses du genre naissant. Skream, Plastician, Hatcha, Oris Jay… Jusqu’à l’arrêt des FWD>> en 2012, les pionniers et les mastodontes ont tous été de la partie. À l’image de Kode9, qui passe de longs moments dans un coin, armé d’un gros joint, absorbant l’ambiance du lieu alors que ses yeux «vibraient sous l’effet des basses » jusqu’à en troubler son champ de vision. « C’est aussi pendant les FWD>> que la dubstep et le grime ont fusionné, précise-t-il. C’était un beau moment. On avait ces deux scènes réunies, avec les meilleurs producteurs et les meilleurs MCs. » Georgina Cook est également présente : « Mala a joué “Midnight Request Line”de Skream, se souvient-elle, nostalgique. Il y avait Jammer, Skepta et Wiley près du DJ booth. Voir leurs réactions à l’écoute du morceau, c’était extraordinaire. C’était un moment d’histoire, les barrières entre les genres se diluaient. »

Ce DJ booth a marqué les esprits de tous ceux qui ont eu la chance de s’en emparer. C’est par exemple le cas de dBridge, grand nom de la drum’n’bass. Progressivement, les FWD>> se sont ouvertes à différents styles électroniques. Alors, régulièrement, il passait sur Curtain Road, saluait les videurs et descendait dans le noir pour se planter à gauche de la cabine. «C’était une habitude, les gens que je connaissais étaient de ce côté. C’était un espace minuscule, ça aurait pu être le coin d’une chambre. Dans la plupart des clubs, il y a tout le temps des gens qui viennent se mettre derrière le DJ, entre le booth et les backstages. Ça fait un peu privilégié d’être là. Au Plastic People, ça n’existait pas. Si tu venais jouer ton set, mais que tu devais attendre ton tour, tu attendais sur le dancefloor, comme n’importe qui, avec tout le monde. Ces petites choses rendaient l’expérience unique. » Une soirée de 2004 va le marquer à jamais : J Dilla, dans la cave sombre de Shoreditch.  « Il n’avait pas encore atterri que les gens l’attendaient déjà dans le club. On les entendait dire : “Alors, il en est où ?”,Apparemment il est en train de passer la douane.”, “Est-ce qu’il va vraiment venir ?” Il est venu, et c’était inoubliable. Quelque temps auparavant, il avait remixé “Eve”, le titre de mon frère, Steve Spacek. Quand il l’a envoyé ce soir-là, le club est devenu complètement fou. »

Dans les clubs, la musique ne s’arrête jamais. Mais on était tellement relax que quand le beat se taisait, avant qu’on soit prêts à enchaîner, on pouvait prendre notre temps, les gens comprenaient notre démarche.

dBridge

Au Plastic People, la cabine est plantée sur le dancefloor, à peine surélevée. Une façon de connecter les DJs, la foule et chaque composante de la nuit. Entre les deux platines Technics trône un mixer rouge Formula Sound. Un monstre qui a ses avantages, mais aussi le défaut de créer un léger décalage entre le son des moniteurs et celui du casque. «Certains DJs étaient gênés, mais tu reconnaissais les meilleurs : ils pouvaient faire avec sans problème, affirme dBridge. Tout le reste était parfait, mais ce léger delay rajoutait une petite difficulté. »

En plus des FWD>>, qui se conclurent en 2012, de très nombreuses soirées ont marqué le Plastic People. Les plus mémorables transformaient le club en un lieu d’expérimentation, de partage de connaissances et de compétences entre artistes. dBridge a notamment lancé les Istickz avec son frère, puis les Black Pocket Nights. « On arrivait avec nos ordinateurs portables, nos MPC, quelques machines, on balançait des samples, des beats, et on brodait dessus comme dans une jam. Dans les clubs, la musique ne s’arrête jamais. Mais on était tellement relax que quand le beat se taisait, avant qu’on soit prêts à enchaîner, on pouvait prendre notre temps, les gens comprenaient notre démarche. On a essayé énormément de choses. »

C’est cette volonté de tout tenter qui a motivé Tony Nwachukwu et Gavin Alexander à lancer les soirées CDR. Le dénominateur commun est électronique, au sens très large du terme, mais le principe fait rêver : une fois par semaine, les deux bonshommes récupèrent les démos, prémix, masters ou idées de chaque producteur qui souhaite partager leur travail et les diffusent au Plastic People. C’est simple, tout ce qui leur est soumis est joué, sous la bénédiction d’Ade Fakile, pas effrayé d’entendre du mp3 passer dans ses enceintes chéries. « Un son était hip-hop, le suivant était techno, puis un broken beat, puis de la house, explique-t-il. Et, peu importe si le morceau était fini ou pas, bon ou pas, Gavin et Tony n’étaient pas dans le jugement. Ils donnaient juste une chance aux musiciens. » La première heure est généralement composée d’un mix des meilleurs tracks découvertes la semaine passée. Pendant ce temps, ils parviennent à définir l’esthétique de ce qu’ils ont reçu, notent l’artiste, le titre, et prédéfinissent un mix sans écoute préalable. La prouesse technique est bluffante. Elle a surtout permis à un nombre hallucinant de producteurs de tester leurs tracks sur l’un des meilleurs sound system d’Europe et, pour certains, de se faire connaître. Floating Points et SBTRKT peuvent en témoigner.

« J’ai hérité d’un bijou »

En novembre 2006, Charlotte Kepel a 22 ans. Parisienne, arrivée quelques semaines plus tôt à Londres pour finir ses études de design industriel, elle est vite devenue une habituée de Plastic People. Un soir, elle se rend à une FWD>> avec deux amies et rencontre Bernard Koudjo, l’un des responsables du club, de ceux qui ont grandement aidé Ade à se lancer. En un rien de temps, Charlotte devient club manager et parvient à établir un lien de confiance avec le boss. «Les gens jetaient souvent leurs chewing-gums sur le parquet flottant, se souvient-elle. Pour Ade et moi, c’était un manque de respect parce que ce sol était l’un des éléments clés de l’acoustique. Je me suis mise à les enlever à la main après les soirées. Il a vu que j’avais de la considération pour cet endroit et ce qu’il était vraiment. »

À cette époque, Plastic People est plus qu’établi. Les soirées FWD>> sont à leur apogée et le club devient une hallucinante synthèse de tout ce que la Grande-Bretagne sait faire d’électronique et de pénétrant. Dubstep, afrobeat, spiritual jazz, house, techno, soul, grime, hip-hop… Avec cette vague de soirées devenues cultes arrive une génération nouvelle qui permet un renouveau. Fatigué, Ade va progressivement prendre du recul et laisser les clés à Charlotte Kepel. « J’ai hérité d’un bijou, résume-t-elle. Et d’un état d’esprit unique. C’était très démocratique : si tu voulais entrer, il fallait juste arriver à l’heure. Rien de select, pas de coin VIP, pas de bouteille… Que tu n’aies pas de thune ou que tu sois blindé, tu étais traité de la même manière, d’égal à égal sur le dancefloor. Tu pouvais venir toute seule et rencontrer des gens, c’était safe. On venait me dire si quelqu’un ne se sentait pas bien, on faisait attention les uns aux autres. En huit ans, j’ai dû appeler deux fois une ambulance. Les gens se sentaient un peu responsables du lieu. »

Le bar du Plastic People, 2006, par Georgina Cook

C’est cette fidélité qui permet aux galères inhérentes à la gestion d’un club franchement DIY d’être surmontées et transformées en bons souvenirs. La crise économique de 2008, les problèmes de licence, les réglementations plus strictes liées aux Jeux olympiques de Londres en 2012, les canalisations qui explosent à 3 h du mat’… Ou la moitié du sound system qui tombe en rade juste avant un set de Theo Parrish. « Des fusibles avaient explosé. Je suis allé dans la queue pour voir si des gens avaient ces fusibles chez eux. Certains ont cherché, ont appelé des potes pour qu’ils vérifient ce qu’ils avaient. Bon, ça n’a pas marché, on a fait la soirée avec la moitié du sound system. » Mais ça plante un décor.

Le Plastic People n’était pas un club techno. Pourtant, grâce aux événements Spacebase, il est devenu une sorte de refuge pour une partie de la scène anglaise, fatiguée des exigences et des cadences des immenses soirées organisées dans la capitale. Le producteur et DJ Steve Bicknell en est l’un des instigateurs : «On voulait expérimenter des choses, ce qui devenait impossible à faire dans des soirées comme les Lost, organisées au club ICA. C’était devenu trop stressant, trop contraignant. Il nous fallait un espace de liberté artistique totale. Plastic People était parfait pour cela et je crois qu’on était l’un des seuls événements techno à s’y tenir. » L’aventure commence en 2007 et dure sept ans. Entre temps, Ade prend une décision capitale : lassé de l’incassable Funktion-One, désireux d’explorer une autre approche, il se sépare de sa précieuse installation en 2011 pour un équipement plus moderne et sur-mesure. « Ade disait qu’il voulait conduire une Ferrari sur une route cabossée, se souvient Charlotte Kepel. Il voulait donner l’impression d’écouter de la musique dans un studio. Pour un si petit club, on avait un nombre de speakers hallucinant, c’était… grandiose. »

Le problème, c’est que cela fait dix ans que les DJs sont habitués à envoyer une déferlante sonore dans un système tout-terrain, à lâcher les chevaux, et pas qu’un peu. Alors, ce nouveau sound system, plus sensible, plus élégant mais plus fragile, prend cher. « Il avait une clarté incroyable, mais on était en permanence en train de faire des réglages. Il n’avait pas le côté viscéral du Funktion One. Ça a déstabilisé du monde, on a perdu des clients, des soirées… Mais c’est ce qui est génial avec Ade : il faisait ce qu’il voulait. S’il avait envie d’entendre autre chose dans son club, il n’hésitait pas. » Le public et les artistes sont très vite revenus. Car avec les années, une famille de musiciens fidèles s’est formée autour de la cave de Shoreditch. Quand le résident Theo Parrish jouait, Caribou était sur le dancefloor. Quand Four Tet y donnait l’un de ses nombreux sets, Floating Points était souvent dans le coin. En cas de trou dans la programmation, Kepel pouvait compter sur ses fidèles pour assurer une soirée au pied levé. Comme en novembre 2013 lorsqu’un typhon ravage les Philippines, causant plus de dix mille morts. « En une journée, on a lancé une soirée de charité avec Four Tet, Floating Points et Jay Daniels. On a récolté une belle somme pour Médecin sans frontières. C’était ça, Plastic People : un peu last minute, mais solide parce qu’on était fidèles aux artistes et qu’ils nous le rendaient bien. »

Chant du cygne

Mais un tel lieu, ça se tient à bout de bras. En 2013, Charlotte Kepel commence à craindre de tomber dans la redite, d’arriver au bout de ce qu’elle et les équipes avaient voulu faire. « Et puis c’est un boulot qui prend toute ta vie, ajoute-t-elle. J’allais avoir 30 ans et même si j’avais un style de vie très sain, j’étais tout le temps au club. Tu gères le présent, mais aussi les six mois suivants. Tu jongles avec le temps. C’est génial, mais épuisant. J’ai dit à Ade que je faisais une dernière année, mais qu’après je passais à autre chose. »

Theo Parrish lui aussi a senti que le projet touchait à sa fin. En novembre 2014, sans savoir que la fermeture du Plastic People est dans les tuyaux, il donne sa dernière résidence. Quelques semaines plus tard, alors que les fêtes de Noël s’achèvent, Ade annonce à Charlotte qu’il a trouvé des acheteurs. Le 5 janvier, l’affaire est entendue. « J’étais en train de dîner avec Floating Points et Four Tet, raconte Kepel. Les gars m’on dit : “Mais attends, il faut absolument qu’on joue là-bas une dernière fois !” Alors, ils ont passé des heures à se replonger dans leurs collections, pour trouver les morceaux les plus marquants de l’histoire du club. Ils avaient chacun cinq ou six sacs de disques. » Dans le lot, on retrouve « Deep Burnt » de Pépé Bradock, « Space Funk » de Manzel, « Piña » de Metro Area, « If I Was Your Girlfriend »de Prince, « Tribute » de Moodymann, « Eve » de Spacek, « Be Thankful For What You Got » de William DeVaughn, « Ain’t Changin’ » de Recloose, « I Want You » de Marvin Gaye ou encore « Transcend Me »d’Afronaught. Un magnifique fourre-tout musical qui sera distillé le 2 janvier 2015 lors de l’avant-dernière soirée de Plastic People. Le baroud d’honneur, réservé aux habitués et à la famille du club, a lieu le lendemain. Toujours autour de ses cinq piliers : le sound system, le public, Ade Fakile, Londres, et la musique. Et comme si cette nuit ne s’était jamais réellement achevée, personne ne parvient à se souvenir du dernier titre diffusé dans la noirceur du 147-149 Curtain Road.

Crazy D à la soirée FWD>>, par Georgina Cook

Six ans après la fermeture, Kode9 l’affirme : « C’est l’un des meilleurs clubs qui aient existé. Chaque quartier de Londres devrait être légalement obligé d’avoir un Plastic People. On fait des soirées semblables aux Corsica Studios. J’essaie en permanence de retrouver les mêmes vibrations… » La phrase est ponctuée d’une moue qui semble dire : « Mais je n’y suis toujours pas arrivé. » Aujourd’hui, il n’existe pas de lieu semblable à Londres. Entre 2007 et 2017, la ville a perdu la moitié de ses nightclubs. Le déclin s’est poursuivi les années suivantes, dans une mégalopole aux loyers décadents, où les gens normaux sont de plus en plus poussés hors du centre. La pandémie n’a rien arrangé. L’idée de payer 10 £ pour voir Theo Parrish ou Marcellus Pittman pendant six heures appartient à un passé qui paraît déjà lointain. « C’était comme ça, conclut Charlotte Kepel. Ade aurait pu se faire plein de thunes et partir aux Bahamas, mais ça n’était pas du tout l’idée. Il n’a jamais fait de compromis sur la musique. Jamais. » Avec la forme et la foi, le Plastic People aurait pu vibrer plus longtemps. Mais ne pas faire la saison de trop, partir avec le sentiment du devoir accompli, sans histoire sordide et le cœur léger est un luxe rare dont se délecte Ade Fakile, qui n’a aucun regret. Avec un grand sourire et sans nostalgie, il conclut : « We did good.»

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