Comment Pitchfork est devenu une multinationale de la prescription musicale

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R
Le 20.12.2016, à 19h46
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À l’origine un blog d’étudiant, le site au trident s’est transformé en une vingtaine d’années en média musical le plus influent d’Internet, glissant l’an passé sous l’étendard du mastodonte de la presse mondiale Conde Nast. Jouissant d’une image aussi cool que les tenues vestimentaires de ses patrons, il est aussi l’exemple d’une success story 2.0, menée avec panache et ambition par une bande de hipsters made in Chicago. La critique et la notation d’albums pour fonds de commerce, Pitchfork s’est imposé en tant que prescripteur des musiques « alternatives », avec la vocation de ne surtout pas s’arrêter là. Quoique. Disposant d’une nouvelle force de frappe financière, le petit blog indé n’est plus à la virgule près.Par Victor Branquart

C’est en 2004 que Pitchfork révèle pour la première ses superpouvoirs. En septembre, le groupe canadien Arcade Fire sort son premier album, Funeral. Dans la foulée et avant tous les autres, Pitchfork lui attribue une critique dithyrambique et la note (rarissime) de 9,7/10. Les ventes de l’album décollent et le label Merge Records enregistre des records. Mais le vrai gagnant, c’est Pitchfork fait son entrée officielle dans le club très prisé des prescripteurs musicaux. Depuis, Pitchfork n’a cessé d’aiguiser son flair, d’user (et parfois abuser) de son influence, prophétisant des triomphes ou asphyxiant des albums avant leur sortie. L’un des premiers à en faire les frais fut Travis Morrison avec son album Travistan, qui reçoit la note bien ronde de 0.0 et ce commentaire : « L’une des plus colossales épaves ferroviaires de l’histoire de l’indie rock. » Grâce à un style d’écriture chiadé et pointilleux, une réactivité redoutable et une audience fidèle et de plus en plus nombreuse, la plateforme peut désormais propulser en quelques lignes groupes et artistes sur le devant de la scène. De Bon Iver à Arcade Fire, en passant par Interpol ou Sufjan Stevens, tous ont une dette envers Pitchfork. Chris Kaskie, l’actuel président de Pitchfork, reçoit le compliment avec toute la modestie du communicant confirmé : « Le succès actuel de Pitchfork est le fait de notre réputation, celle d’un média qui fait le tri dans l’océan musical auquel le monde a maintenant accès. Il est évident que nous avons conscience de l’impact de nos critiques sur des millions de personnes. Nous avons aussi à l’esprit que des artistes encore jeunes puissent vivre difficilement une exposition médiatique soudaine, qu’elle vienne d’une bonne comme d’une mauvaise critique. »

Dans le wagon de l’électronique

Prescripteur et influenceur proclamé pour (et par) la grande famille de l’indie music, Pitchfork ne l’est pas forcément pour des genres musicaux qui l’ont précédé ou se sont construits, comme lui, en marge des circuits traditionnels. Le hip-hop, musique maîtresse aux États-Unis, n’a jamais eu besoin de la plateforme pour conquérir les foules et faire de ses artistes les divas les mieux payées du game. Concernant les musiques électroniques, qui, une fois sorties des clubs, n’ont attendu personne pour aller planter leurs bannières sur les territoires vierges d’Internet, Pitchfork suit plutôt la tendance. Entre des mastodontes comme Red Bull Music Academy ou Boiler Room qui, tout en cannibalisant le secteur, lui offre une visibilité encore inégalée, et autant de festivals que de déclinaisons électroniques, Pitchfork joue plutôt la carte du mélange des genres. Le média privilégie ainsi des artistes qui font fi des frontières musicales, M.I.A, Air, Aphex Twin, Ben Frost, SBTRKT ou Caribou. Si Pitchfork étend chaque jour le spectre de ses affinités, il semble réduit à un espace baigné par une culture rock, pop, et de plus en plus hip-hop. « En France, notre pop culture à nous, c’est la variété. Nous avons donc été obligés d’aller rapidement piocher au-delà de nos frontières. Pitchfork paraît assez cadenassé par la tradition et l’héritage musical américain, de la soul au funk, du rock à la pop », explique Jean-Daniel Beauvallet, rédacteur en chef musique chez Les Inrocks.

S’il est fondamental pour un média spécialiste des musiques alternatives d’accompagner les tendances musicales naissantes, il l’est tout autant lorsqu’il s’agit d’anticiper leurs supports de diffusion. Les dirigeants de Pitchfork l’ont bien compris et se sont ainsi efforcés de multiplier les tentatives de diversification. Adossés à son site média, on trouve Pitchfork.tv, The Pitchfork Review, un magazine papier trimestriel lancé en 2013, avec des articles longs formats et des portfolios, et Pitchfork Podcast. Ajoutez à cela Pitchfork Radio et deux festivals frappés du même logo, l’un à Chicago, l’autre à Paris. Ces gourmands tenteront même leur chance en 2013 sur le territoire surchargé de la critique cinématographique, en lançant The Dissolve, fermé en 2015. Qu’importe, une petite fausse note est bien loin d’ébranler la partition de l’empire Pitchfork qui enregistre aujourd’hui 8 à 10 millions de visiteurs uniques par mois. « Heureusement, notre public est fidèle depuis suffisamment longtemps pour être patient face à ce type d’expérimentation », expliquait déjà Kaskie en mars 2015 dans le cadre d’une conférence intitulée « Digital Media Strategies ».

« Millennial males », le ticket gagnant

L’un des effets bénéfiques de la diversification de Pitchfork, tant du point de vue de ses supports de diffusion que de ses goûts musicaux, est la stabilisation de son business model, à savoir la vente d’espaces publicitaires sur le site média. L’essentiel des revenus de Pitchfork Media provient de la publicité, lui procurant des recettes annuelles estimées entre 10 et 15 millions de dollars au bas mot. Pour des annonceurs, Pitchfork est une poule aux œufs d’or. Rien de plus alléchant que de pouvoir diffuser logos et campagnes publicitaires sur plusieurs supports à la fois, d’autant que le public ciblé par Pitchfork est particulièrement convoité et composé à 80 % de l’une des catégories reines dans le secteur de la publicité : les « millennial males ». En clair, des jeunes hommes blancs âgés de 18 à 34 ans, diplômés, urbains, aisés, ultra-connectés et plutôt portés sur la consommation matérielle. C’est ainsi qu’après plusieurs rencontres autour de projets collaboratifs et des mois de négociations, le géant Condé Nast (propriétaire, entre autres, des titres Vogue, Vanity Fair, The New-Yorker, GQ, Allure ou encore Wired, et affichant une audience cumulée de 100 millions de lecteurs à travers le monde), annonce en septembre 2015 le rapatriement de Pitchfork au sein de son écurie médiatique. « Condé Nast a une longue histoire, c’est un groupe en mesure de lancer des marques médias fortes. Ce rachat coïncide avec l’idée que nous nous faisons d’un développement ambitieux. Nous étions pour la plupart assez frustrés de ne pas toujours avoir les moyens financiers de mener à bien certains projets. Nous avions besoin d’un nouvel élan, qui passait par une nouvelle expertise et des moyens importants afin de grandir comme nous l’entendions », explique Chris Kaskie qui, dans une interview à Télérama en juillet 2009, déclarait que « d’un point de vue financier, on restera toujours indépendants, il n’est pas question de se vendre à quiconque ».

Embauché par Ryan Schreiber en 2004, il fut le premier salarié officiel de Pitchfork, chargé dans un premier temps des partenariats et de la publicité, avec la ferme intention de faire du site un média majeur. À maintenant 36 ans, jean Carhartt et chemise en denim toujours en place, sa mission est largement accomplie. Un changement de statut que Kaskie a également intégré à sa propre personne, lissant son discours et adaptant ses expressions de langage à la nouvelle position qui est la sienne, celle de président d’un blog devenu « site alpha ». Aujourd’hui, l’équipe des cadres et dirigeants de Pitchfork partage ses bureaux avec le département digital de Condé Nast, au 40e étage du One World Trade Center à New York. Bien loin de ses anciens locaux dans le quartier multiculturel de Greenpoint, où, en 1995, Ryan Schrieber, étudiant de Minneapolis biberonné aux fanzines locaux et aux programmations alternatives de Radio K, mettait en ligne un site proposant deux fois par mois des critiques et entrevues musicales.

Quand Internet était encore un eldorado

À l’époque, la concurrence est faible sur Internet, ce qui offre au jeune critique toute la liberté de tisser sa toile là où des magazines historiques comme Rolling Stone, NME ou Spin ne s’aventurent encore qu’à tâtons. « La presse musicale historique a perdu de vue ses objectifs en voulant plaire au plus grand nombre, se détournant de ce qui faisait son essence : la musique. De notre côté, nous avons vite compris que nous pouvions diffuser une grande quantité de contenus sur Internet, plus rapidement et de manière plus compréhensible, loin des agendas de la presse écrite, contraignants et limités d’un point en pagination. C’était évident, d’autant que le monde commençait à glisser dans l’ère du numérique », détaille Chris Kaskie. « Quand on a vu émerger les blogs musicaux, on s’est très vite imaginé qu’il y en aurait un qui prendrait le dessus, se souvient Jean-Daniel Beauvallet. Je n’aurai jamais parié sur Pitchfork, leur site n’avait rien de révolutionnaire. Seulement, Pitchfork était mieux dirigé et ses créateurs ont intégré très tôt qu’ils n’avaient aucun intérêt à évoluer selon les schémas classiques. »

Pitchfork a finalement comblé un manque, se plaçant en intermédiaire entre les longs articles mensuels de la presse écrite et les petits billets infernaux d’Internet, contournant les maisons de disques et usant de liens privilégiés tissés avec les managers des artistes, nouveaux interlocuteurs de la scène indé. C’est ainsi qu’au début des années 2000, Schrieber pose les bases de la rhétorique et du style Pitchfork, et qui prévalent encore aujourd’hui : un ton verbeux, incisif et précis où se mêlent hyperboles bien ficelées et jugements acerbes des démarches artistiques mal dégrossies. Par souci de précision et quand la plupart des magazines musicaux décernent des étoiles, un système de notation de 0 à 10 et à la décimale prés est accolé à chacune des critiques. La recette fonctionne et le rédacteur à la gâchette facile acquiert la réputation du « Tony Montana de la critique musicale », sorte d’assassin de la musique timide et approximative. Aujourd’hui, Pitchfork publie plus d’une centaine de critiques d’album par mois, dix à quinze critiques de morceaux par semaine et une à deux douzaines de billets quotidiens sur une plateforme entièrement rénovée en 2011. « Ce qui fait l’essence de Pitchfork, c’est son contenu. Mais produire un contenu de qualité à cette cadence ne doit pas se faire au détriment de l’expérience interactive que nous proposons. Qu’il s’agisse des images, de la vidéo, des fonctionnalités de navigation ou des choix graphiques, nous essayons toujours d’avoir un coup d’avance et de proposer notre vision de ce à quoi doit ressembler un magazine musical en ligne dans les années à venir », explique Chris Kaskie.

Des chroniques fantômes

Toujours un coup d’avance, quitte à réviser un peu le passé. Des détracteurs vigilants ont remarqué que Pitchfork corrige certaines de ses copies quelques mois ou années plus tard voire les supprime tout simplement, au regard d’un changement de cap éditorial ou d’un regain d’intérêt pour des artistes au parcours inégal. « Je ne pense pas qu’il faille en faire une généralité et ne retenir que cela de notre travail, tempère Chris Kaskie. D’après ce que je sais, c’est arrivé deux fois, c’est vrai, avec Sufjan Stevens notamment », concède-t-il finalement. Seulement, les critiques habituelles englobent un spectre plus large et sur les forums de discussions les exemples pullulent, agrémentés d’hyperliens vers les pages originelles : Belle and Sebastian et leurs albums The Boy with the Arab Strap et Tigermilk disparus des radars ; l’album In the Aeroplane Over the Sea du groupe Neutral Milk Hotel dont la note est passée de 8,7 à 10 d’une décennie à l’autre ; la suppression de critiques d’albums plus anciens comme Pet Sounds des Beach Boys, Live at the Village Vanguard et Living Space de John Coltrane écrites par Ryan Schrieber au début de l’aventure… « Ce procédé qui consiste à modifier les notations et parfois même à réécrire ou carrément supprimer les critiques est vraiment très limite, juge Jean-Daniel Beauvallet. Une fois que c’est écrit, il faut assumer, c’est tout le charme de l’appréciation musicale à un moment T. et l’essence de ce domaine journalistique que de suivre l’évolution d’un groupe et d’en parler avec ses tripes. C’est trop facile d’attendre la fin de la guerre pour choisir son camp. » Dernière disparition en date, celle des articles et critiques d’un des rédacteurs les plus virulents de Pitchfork, un certain Chris Ott, qui participa au début des années 2000 à offir au site sa réputation de média indépendant, pointu et parfois radical dans ses postures. Il quitta Pitchfork en 2004 et les années passant, se consacra de plus en plus assidûment à sa croisade vitriolée contre l’industrie de la musique, la standardisation des goûts musicaux et l’anormale suprématie de médias troquant leurs premières convictions contre des contrats publicitaires juteux. En toute logique, sa cible favorite devint Pitchfork. Suite à la multiplication en 2015 des charges virulentes de Chris Ott, ses dirigeants décidèrent de supprimer l’intégralité des critiques de l’encombrant agitateur, dont celles de Hail to the Thief de Radiohead ou You Are Free de Cat Power ou encore OX4 du groupe anglais Ride. R Chris Ott en a republié certaines, assorties du commentaire : « Cet essai a été offert à Pitchforkmedia.com [le 17 décembre 2002]. Il a été récupéré par l’auteur à la suite de la vente du site à Condé Nast en 2015 ».

Indépendant, Pitchfork ne l’est plus donc. Mais la marque média a su entretenir l’image qui fit sa renommée, celle d’une joyeuse bande de hipsters précurseurs, casquette vissée sur la tête, barbe de trois semaines taillée sur les joues, et, avant tout, fans irréductibles de musique indé. « Des types qui défendent avec panache des points de vue subjectifs, de la mauvaise foi et une certaine esthétique, même si elle est parfois difficile à cerner aujourd’hui, surenchérit Jean-Daniel Beauvallet, en témoin avisé des mutations de la presse musicale. C’est fondamental que des sites comme Pitchfork existent, ne serait-ce que parce que plus ça brille dans la vitrine, plus les gens entre la boutique ». Question vitrine, Pitchfork en connaît un rayon, puisqu’il organise depuis maintenant onze ans un festival éponyme sur les pelouses de l’Union Park à Chicago. Kaskie explique à ce sujet que le Pitchfork Music Festival est né de la frustration de ses équipes, comme du public, de ne pouvoir apprécier physiquement la musique et les artistes prescrits par le site. La première édition du festival a lieu en 2006 et attire pas moins de 35 000 personnes sur deux jours de concerts. Au fil des années, la programmation se précise, reflet des choix et des goûts musicaux privilégiés sur le site, essentiellement de l’indie-rock, de la pop, du modern jazz, du hip-hop et de plus en plus d’incursions du côté des musiques électroniques.

« On n’a pas très bien vécu l’arrivée du Pitchfork Festival en 2011. Pitchfork n’est pas venu à Paris par attrait pour la musique française, d’ailleurs très peu représentée dans la programmation. » Jean-Daniel Beauvallet, programmateur des Inrocks Festival

Ainsi, à Tyondai Adaien Braxton, Ghislain Poirier et Diplo, présents lors de la première édition succéderont Dan Deacon, Caribou, Lindstrøm, Darkstar, Giorgio Moroder, Todd Terje & The Olsens et en juillet 2016 Neon Indian ou encore Oneohtrix Point Never. Suffisamment pointu pour satisfaire un public de niche, avec ce qu’il faut de mainstream pour attirer ces dernières années 50 000 à 60 000 personnes sur les trois jours du festival.

La France comme marchepied

Mais les ambitions de Pitchfork ne se cantonnent pas à l’Amérique du Nord, qui compte pour 70 % de ses audiences totales. Le site média vise le monde avec la France comme marchepied. Sa stratégie : proposer une adaptation locale d’un produit d’appel qui a déjà fait ses preuves outre-Atlantique, un festival défricheur surfant sur les tendances musicales actuelles indie, électro et hip-hop, ponctué de têtes d’affiche aguicheuses, dans un lieu central d’une capitale européenne. L’homme derrière l’idée s’appelle Julien Catala, fondateur de l’agence Super ! qui produit et programme plusieurs festivals en France et des dizaines d’artistes dans toute l’Europe (les festivals Cabourg Mon Amour !, À Nous Paris Fireworks, la programmation du Trabendo…). C’est lorsque Pitchfork publie en 2006 une news au sujet de Super Mon Amour !, ancêtre de l’actuel festival Fireworks, et en mettant en avant sa programmation audacieuse, que Catala tente sa chance et leur soumet l’idée d’exporter le festival de Chicago en France. Après plusieurs échanges, les deux hommes se rencontrent et tissent les contours de ce qui deviendra en 2011 le Pitchfork Music Festival Paris. « La France manquait de ce type d’évènement et était en retard par rapport aux festivals anglais et espagnols qui hébergent de très gros rendez-vous de musique indé et électro. Il existait une niche en France qui pouvait facilement être comblée, explique Julien Catala. Et puis ça aurait été beaucoup plus dur de faire sa place en Angleterre. »

Comme toutes celles qui suivront, la première édition du « Pitch » parisien se tient sous le verre de la Grande Halle de La Villette et tente de se faire une place au milieu d’un agenda plutôt chargé à cette période de l’année, pile entre Rock en Seine et les Inrocks Festival, juste avant les Trans Musicales de Rennes. Bien que le Pitchfork Festival parisien ne jouisse pas des ressources mirobolantes des grands rassemblements estivaux, ses financements restent uniquement privés et les partenariats se renouvellent chaque année (Converse, Heineken, Apple Music), permettant à Super ! d’allouer 30 % de sa dot aux cachets des artistes, largement de quoi chambouler l’offre festivalière des mois d’automne et faire grimper le prix des artistes. « Lors des deux premières éditions, c’est vrai qu’on nous a vus débarquer comme les petits nouveaux et forcément, le sentiment de concurrence était présent. Et puis nos goûts musicaux sont parfois très proches, explique Julien Catala. Mais on a fini par trouver un équilibre commun. Les Inrocks attirent leur public sur une programmation plus française défricheuse quand nous privilégions souvent des artistes internationaux déjà relayés par le site. » S’il existe une entente entre Pitchfork, Les Inrocks et les Trans Musicales, un gentleman agreement dans le jargon, les premiers semblent imposer leur rythme, grâce à un budget initial d’un million d’euros qui a doublé en cinq ans. Dans la surenchère pour décrocher un artiste, les deux autres ne peuvent généralement pas suivre. « Quand les Américains font savoir qu’ils veulent certains groupes précisément, il y a un peu moins d’état d’âme », ajoute Jean-Daniel Beauvallet qui prend activement part à la programmation des Inrocks Festival.

L’objectif du Pitchfork Music Festival de Paris est évidemment de capitaliser sur la marque, en mettant en avant des artistes appréciés par le site, tout en jouant sur l’image de la capitale parisienne et pourquoi pas sur ses clichés les plus coriaces. « On n’a pas très bien vécu l’arrivée du Pitchfork Festival en 2011. C’était peut-être le fait de présenter à nouveau Paris comme une ville touristique, un énième miroir aux alouettes pour faire venir des gamins de l’Europe entière. Pitchfork n’est pas venu à Paris par attrait pour la musique française, d’ailleurs très peu représentée dans la programmation », précise Beauvallet. Sur son site, Pitchfork propose des pass 3 jours avec hôtel, poussant même un peu plus loin jusqu’à diriger les futurs festivaliers vers un comparateur de vol. Naturellement, le public du festival compte 50 % d’étrangers, en provenance d’Angleterre, d’Espagne, des pays scandinaves, d’Allemagne mais aussi des États-Unis. Un festival de « ricains » pour un public « ricain » ou tout comme ? « Un indie festival pour des indy rockers » comme le fustigeait déjà Christophe Davy (le tourneur Radical Production) dans les colonnes de Libération en octobre 2012 ?

De nouveaux réseaux à exploiter

Dans un futur proche, tout concourt à ce que le vaisseau amiral Pitchfork continue sur la lancée qui lui a jusqu’à présent procuré fortune et renommée. Aucun projet toutefois d’un troisième festival dans un nouveau territoire à coloniser, ni d’un magazine papier à parution mensuelle en s’appuyant sur le savoir-faire de Condé Nast. Partout dans le monde, de nouveaux marchés s’apprêtent à éclore, en Inde, en Afrique, en Amérique du Sud où des centaines de millions de personnes issues de la middle class accèdent au haut débit et potentiellement à la même discothèque que des gosses de Chicago ou de Paris. « Ce que les dirigeants de Pitchfork ne semblent pas du tout mesurer aujourd’hui, c’est l’émergence de nouvelles scènes dans le monde entier. Toutefois, même s’ils ne disposent pas des réseaux dont peut bénéficier la France en Afrique par exemple, Pitchfork a les mêmes outils que tout le monde pour découvrir la musique iranienne, indienne ou bolivienne, estime Jean-Daniel Beauvallet. Selon moi, cela peut s’expliquer de plusieurs manières : il s’agit soit d’un manque de clairvoyance, soit de réticences culturelles qui les font douter de leur légitimité, soit par le fait qu’ils sont tellement bombardés de sons anglo-saxons que leurs horizons sont obstrués. » Si les risques financiers ou stratégiques d’aller se frotter à des scènes et des musiques aux saveurs exotiques sont réels, Pitchfork peut à présent compter en cas de pépin sur sa nouvelle base arrière, Condé Nast.

Mais le « Poséidon de l’indie » est-il tout simplement en mesure d’imposer, ou du moins de diffuser ses goûts musicaux au reste du monde ? Et comment rester un média “cool” quand on appartient à l’un des plus grands groupes de presse de la planète ? Une musique est-elle encore alternative à partir du moment où une marque média en fait la promotion auprès de ses 9 millions de lecteurs ? Quand certains pressentent un raz-de-marée de rythmes tribaux électronisés, d’autres entrevoient le futur de la musique comme un retour aux sources, minimaliste et épuré. De son côté, le président Chris Kaskie n’a plus le temps de rêver, mais se garde de pronostiquer : « Je ne parierai sur rien pour le moment. L’industrie de la musique a changé de visage depuis plusieurs années, les artistes n’ont plus besoin de personne pour émerger et sont libres de tout inventer. C’est ce qui rend la chose encore plus intéressante et les pronostics plus incertains. ». Pas cool. Stratégie de communication bien rodée d’un blog indé devenu trop gros pour se mouiller ? Et si Pitchfork n’en avait vraiment aucune idée ?

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