Comment nous sommes passés des DJ’s anonymes aux DJ’s superstars

Écrit par Trax Magazine
Le 19.10.2016, à 17h37
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Écrit par Trax Magazine
L’anonymat des artistes électro s’est construit en réaction à la starification du rock, mais la situation est en train de changer. Un phénomène qui pèse sur la fête.Par Antoine CalvinoArticle paru dans le Trax #181 (avril 2015) spécial légendes

La vidéo piquait les yeux. Il y a quelques mois, Richie Hawtin apparaissait bras dessus bras dessous avec Skrillex et Paris Hilton dans une séquence tournée à Ibiza.

Richie Hawtin – ALS Ice Bucket Challenge (feat. Dubfire, Skrillex & Paris Hilton)

L’un des symboles de l’underground techno acoquiné avec la représentante la plus vulgaire du show-business, l’image était un peu surréaliste. Car si la starification des artistes électro semble aujourd’hui évidente à certains néophytes, cela n’a pas toujours été le cas. Ce fut même longtemps l’exact opposé avec des artistes presque systématiquement anonymes, qui se cachaient derrière des pseudonymes et ne montraient jamais leur visage. Un bouleversement qui n’est pas sans conséquence sur la nature même de la fête techno.

“Le problème de cette mise en avant de l’artiste, c’est que lorsqu’on a le regard braqué sur la scène, on ne fait plus attention à son voisin.”

Flashback. Dans les années 80, Billy Idol joue la provoc rock’n’roll avec sa moue suffisante, les métalleux de Kiss s’affichent en chevaliers du zodiaque outrageusement fardés et Joe Satriani incarne à la perfection le guitar-hero avec ses interminables démonstrations techniques : le règne du star-system est à son paroxysme et permet aux maisons de disques de mettre en place un marketing efficace fondé sur l’image. À cette communication par l’ego, Kraftwerk répondit en jouant sa musique planqué derrière ses robots, un concept rafraîchissant repris par la génération techno. Lorsque les raves apparurent, la configuration théâtrale de la grande scène rock faisant face au public disparut. Les DJ’s étaient alors considérés comme des intermédiaires et s’effaçaient devant le dancefloor, où l’action se concentrait. Les producteurs qui ne mixaient pas étaient à peu près inconnus du grand public.

Des artistes anonymes

Les artistes les plus respectés donnaient le ton : les membres d’Underground Resistance se produisaient sous une cagoule, Maurizio cacha pendant dix ans qu’il était en fait un duo et les Daft Punk se planquent encore aujourd’hui sous un casque qui a assuré leur tranquillité et, in fine, leur a servi d’atout marketing. Certains ont encore plus franchement détourné ce principe d’anonymat, comme Bob Sinclar qui se cachait sur ses pochettes de disques à la fin des années 90 derrière l’image d’un James Bond de pacotille… et en profitait pour être représenté le week-end par trois DJ’s en simultané. Mais les organisateurs de free parties sont ceux qui ont été le plus loin dans cette démarche d’effacement. Les flyers ne présentaient jamais les artistes mais les collectifs, et les DJ’s allaient parfois jusqu’à jouer dans une camionnette sans même voir leur dancefloor. Le concept était peut-être poussé un peu loin, mais l’intention était belle.

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Il faut toutefois préciser que si l’anonymat a si longtemps été la norme dans la techno, c’est probablement aussi parce que cette musique était contrainte de rester dans l’underground. Des raves illégales en Angleterre aux bâtiments squattés à Berlin en passant par les fêtes pourchassées par les autorités en France, la consommation de drogue qui y était attachée empêchait sa reconnaissance par les autorités et les médias traditionnels. Si cela a probablement permis d’entretenir le mythe de la pureté de la « house nation », telle qu’on l’appelait à l’origine, cette situation ne dérangeait pas la plupart des artistes, parvenus à leur position en raison de leurs qualités aux platines ou aux machines, et qui n’avaient généralement rien de particulier à dire et encore moins de jeu de scène à proposer. Dans ces conditions, autant laisser parler la musique, éventuellement accompagnée de projections.

Rave Music + footage (Mainly Early 90s House mix)

La starification au détriment de la fête

La situation a commencé à changer à la fin des années 90. En France, le symptôme le plus évident a été le passage du magazine Coda, qui, pendant longtemps, ne mettait pas d’artiste en couverture, à Trax qui le fit systématiquement au même titre qu’un magazine de rock, maturation du business oblige. L’explosion de la scène et des médias en ligne spécialisés acheva d’ériger certains artistes en vedettes à l’échelle du réseau électro. Enhardi, Richie Hawtin surprit son public en sortant de son costume d’ascète de studio abrité derrière son légendaire logo de Plastikman pour devenir un jet-setter à longue mèche blonde se mettant en scène en transparence derrière les murs de LED lors de ses shows. Mais aussi bons soient-ils aux platines, certains DJ’s prétendent également assurer le show sans l’avoir réellement préparé. Miss Kittin n’est pas chanteuse et pousse tout de même la chansonnette au micro, Nina Kraviz multiplie tortillage, œil de biche et duckface, tandis que l’inénarrable Sven Väth mime séance de recoiffage, enfilage de gants imaginaires et solos de guitare pour accompagner un morceau tirant vers le flamenco. Le problème de cette mise en avant de l’artiste, qui répond d’ailleurs à l’attente d’une partie du public, c’est que lorsqu’on a le regard braqué sur la scène, on ne fait plus attention à son voisin.

Pour autant, la tentation de l’anonymat n’a pas disparu. Car pouvoir acheter sa baguette en toute tranquillité malgré le succès, ça n’a pas de prix. L’utilisation de plusieurs pseudos procure également davantage de liberté aux artistes hyper productifs. Et on notera qu’au Bachstelzen, le dancefloor le plus couru du festival allemand de référence Fusion, le DJ joue presque incognito derrière l’un des innombrables stands entourant la piste. Les 50 000 billets de l’événement sont d’ailleurs tous vendus six mois à l’avance sans qu’aucun artiste ne soit connu, alors que la plupart des festivals axent toute leur communication sur des plateaux dont le coût enfle en conséquence, justifiant ainsi l’augmentation des tarifs et l’arrivée de sponsors…

Si l’émergence de figures tutélaires accompagne naturellement le développement de la scène, celle-ci n’a pas besoin de rockstars. Ni d’ailleurs de carré VIP, cet espace saugrenu qui contrevient au principe d’égalité sur le dancefloor. Au fond, pour éviter de verser dans l’ornière du show-biz, il suffit de se souvenir d’un principe tout simple : dans la techno, la vedette c’est la fête.

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