Comment les musiques électroniques ont influencé les bandes-son de jeux vidéo – et vice-versa

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Ella Don
Le 23.03.2022, à 13h19
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C’est un héritage que les musiciens électroniques n’ont assumé que tardivement : celui des bandes-son de jeux vidéo. De la salle d’arcade au club, il n’y a pourtant qu’un pas. Qu’il s’agisse des punks du chiptune sautillant sur scène GameBoy à la main, des affinités esthétiques entre la Demoscene des années 90 et la techno, ou du nombre incalculable de samples issus de Street Fighter II, les ponts entre les deux univers ne manquent pas.

Par Lucien Rieul

La webcam s’allume. De l’autre côté de l’écran, Simon Delacroix, alias Toxic Avenger, est installé dans un fauteuil de gaming aux accents jaunes, orné du logo de la team Vitality, souvenir d’une collaboration entre l’équipe d’e-sport hexagonale et l’artiste. À sa droite, les câbles jaillissent d’un synthétiseur modulaire à cinq étages. On discerne également un séquenceur, une boîte à rythmes et, hors-champ, la manette de PS5 dont Simon se saisit dès qu’il se sent l’humeur d’investir quelques heures de plus dans Binding of Isaac – il en a déjà près de 2 000 au compteur. « Regarde : je suis entouré de trucs avec des boutons et des lumières. Composer de la musique électronique, jouer aux jeux vidéo… Dans les deux cas, ça assouvit mon fantasme de môme d’être dans un cockpit, de piloter, d’avoir le contrôle sur des choses. »

À l’orée des années 2010, Toxic Avenger est l’une des figures montantes de la scène électronique française. En 2007, son EP Superheroes capte l’attention d’un public dopé à la dernière mutation en vogue de la French Touch, la “Turbine”, cette electro maximaliste aux voix hachurées et aux synthés charnus popularisée par Justice, Boys Noize et toute la clique du label Ed Banger. Qui aurait alors pu prédire que le plus gros tube de Toxic Avenger ne sortirait en vérité qu’une petite décennie plus tard… sur la B.O. d’un jeu vidéo, Furi, en 2016. Toutes plateformes confondues, “My Only Chance”, morceau le plus écouté du jeu, cumule près de 40 millions d’écoutes. La popularité d’un tel morceau illustre un phénomène assez récent du jeu vidéo : le retour en grâce des bandes-son électroniques à la faveur de l’essor des studios indépendants. Au palmarès, celles de Hotline Miami, FEZ ou Katana Zero… Des compositions qui partagent une palette de sons incontestablement synthétiques, bourrés de charme rétro, comme un clin d’œil appuyé à l’époque pas si lointaine où musique de jeu vidéo et musique électronique étaient, par nature, indissociables. 

Par nature, car il s’agissait alors, dans les deux cas, de musiques créées par et pour des machines – “Le chant de la machine” comme le formulait élégamment David Blot dans sa BD éponyme sur les origines de la house music et la culture du DJing. « [La musique électronique et la musique de jeux vidéo] sont deux arts tributaires de leur technologie », abonde Simon. « C’est-à-dire que tu ne peux pas faire la musique d’aujourd’hui avec le matériel d’hier, tout comme tu ne peux pas faire tourner les jeux d’aujourd’hui sur les consoles d’hier. »

En 1978, la version arcade de Space Invader devient le premier jeu vidéo doté d’une bande-son diffusée en continu – quatre simples notes descendantes, jouées en boucle et de plus en plus vite, à mesure que les nuées d’aliens se multiplient à l’écran. La simplicité et le caractère répétitif des premières B.O. de jeux sont dus à la puissance très limitée des générateurs de sons programmables, ou puces sonores (les fameux chips), embarqués dans les consoles. Difficile de croire que ces micro-instruments font partie de la même famille que le Minimoog, synthétiseur portable qui allait révolutionner la musique populaire et dont le grand public découvre le son inimitable en 1975 sur l’album Wish you were here des Pink Floyd – avant de le retrouver chez Stevie Wonder, Kraftwerk, ABBA ou Dr. Dre. Et pourtant. Fondamentalement, les deux instruments fonctionnent de façon identique : ils génèrent une ou plusieurs ondes sonores, que l’on vient ensuite “sculpter” à l’aide de divers filtres, enveloppes et égaliseurs intégrés au synthétiseur… Et les musiciens ne vont pas tarder à s’en rendre compte. 

Du côté du Japon, le groupe Yellow Magic Orchestra (YMO) ne perd pas une minute. S’ils sont eux aussi de grands adorateurs des synthés dernier cri de Moog, les pionniers de la synthpop ne se privent pas de sampler Space Invader dans leur morceau Computer Game dès 1978 – et puiseront dans le jeu vidéo à de nombreuses reprises durant leur carrière. Haruomi Hosono, l’un des trois membres du groupe, sortira même en 1984 un album intitulé Video Game Music, où l’on retrouve notamment les thèmes de Pac-Man, Xevious ou Galaga.  L’influence de YMO sur le rapprochement entre jeu vidéo et musique électronique n’est pas à minimiser, puisque leur son traverse l’Atlantique et arrive jusqu’aux oreilles d’Afrika Bambaataa et Electrifying Mojo, deux précurseurs des mouvements electro et techno, qui contribueront à populariser le groupe via leurs émissions radio. 

Un autre facteur crucial du développement des musiques électroniques dites “underground” au fil des années 1980 est l’émergence du home studio, le studio que l’on monte chez-soi, lui-même rendu possible par la commercialisation de synthétiseurs compacts, portables et moins onéreux. Au même moment et par une dynamique similaire, une nouvelle génération de personal computers (PC) abordables, lesquels font également office de console de jeu, arrivent dans les foyers. La démocratisation de ces machines va donner naissance, au début des années 90, à la demoscene, une sous-culture dédiée à la création d’œuvres audiovisuelles programmées sur PC. Les musicien.nes du mouvement vont disséquer les chips des Commodore-64, des Atari, des Amiga et surpasser leurs limites. En ne s’appuyant que sur une seule et unique puce sonore, des demo artists comme Neurodancer ou Jester parviennent à créer des morceaux riches, complexes, indifférenciables des tracks techno, italo disco ou trance qui font vibrer les clubs de l’époque. Un tour de force. 

La vitalité du mouvement est telle que l’on peut entendre des morceaux issus de la demoscene au générique de l’émission consacrée aux jeux vidéo Micro’s Kids, diffusée sur France 3 de 1991 à 1997. Si le mouvement s’est aujourd’hui essoufflé, il est significatif de constater que le célèbre compositeur Jesper Kyd (Assassin’s Creed), ainsi que de nombreux producteurs, tels la figure de la bass music Martyn ou Erez Eisen du groupe de Goa trance Infected Mushroom, ont fait leurs débuts au sein de la demoscene

Toxic Avenger est trop jeune pour avoir fait partie de cette scène. Né en 1982, il a six ans lorsque ses parents lui offrent Galaga sur NES : « je suis à peu près sûr qu’ils ont choisi ce jeu parce que Super Mario était trop cher… » Il estime faire partie de la première génération à avoir “remplacé ses jouets par des consoles”, ce n’est pas par l’intermédiaire de ces dernières qu’il en arrive à la musique électronique. « Pour moi qui viens du rock, c’était surtout une façon de faire de la musique tout seul. Je n’ai compris que bien plus tard que toute la demoscene, c’était un peu les pères de ce que je faisais aujourd’hui. » Pour lui, le déclic provient de la B.O. de Wipeout 2097 (1996), où l’on retrouve la crème des producteurs électroniques de l’époque : Future Sound of London, The Chemical Brothers, Underworld, The Prodigy… « Je m’en suis pris plein la gueule. Je devais avoir 13-14 ans, et je me suis dit que c’était incroyable à quel point la B.O. et le jeu collaient bien ensemble. » À l’approche des années 2000, les puces et les processeurs des consoles ont franchi une étape : fini les boucles répétitives et les ondes sonores rudimentaires, il est désormais possible de diffuser n’importe quel morceau dans un jeu, qu’il s’agisse de rock ou de classique. Pour autant, les studios ont bien compris que leur public, lequel a grandi avec les précédentes générations de consoles, a développé un goût affirmé pour les sonorités synthétiques – ce qui les incite à aller débaucher des producteurs électroniques, comme sur l’incomparable B.O. de Ghost In the Shell sur PlayStation 1 (1997), produite par les pontes de la techno Derrick May, Joey Beltram, CJ Bolland, Scan X… 

Mais les anciennes consoles et leurs puces ne sont pas perdues pour tout le monde. Au début des années 2000, le courant chiptune (la “musique des puces”), héritier direct de la demoscene, connaît un nouvel élan, avec des groupes comme Crystal Castles à la croisée du punk, de la pop et de l’electro, réputé notamment pour son usage de la puce de la console Atari 5200. « On a vu tout un tas d’artistes essayer de “popifier” ces sonorités, comme 2080 en France », se souvient Simon. « Le chiptune de ces années-là, c’est presque un enfant du punk, du post-punk, avec aussi plein de mecs qui ont pris des GameBoys sur scène pour faire du rock avec. Il y avait l’idée d’essayer de ramener cette culture-là à quelque chose de plus ouvert, plutôt que de rester dans quelque chose de purement nostalgique. » C’est justement ce mouvement d’ouverture qui va désormais caractériser les flux qui circulent entre musique électronique et musique de jeux vidéo. 

Quasiment toutes les vedettes de la musique électronique sont des enfants du jeu.

En France, des groupes comme TTC, un pied dans l’électronique, l’autre dans le hip-hop alternatif, vont jusqu’à rapper par-dessus du chiptune. Du côté du Royaume-Uni, la future star du grime Dizzee Rascal  freestyle sur une instru samplant Street Figther II, tandis que le label Hyperdub, porteur d’une bass music minutieuse et futuriste, accueille des artistes qui ne cachent pas leur passion pour le jeu vidéo. Le plus célèbre étant sans doute Burial : des threads de forum entiers sont dédiés à identifier les samples de jeux vidéo que l’énigmatique artiste britannique a dissimulé dans ses morceaux, à l’instar de la cinématique d’introduction de Metal Gear Solid 2 (composée par Harry Gregson-Williams) dans le morceau “Archangel”, ou – plus voilé – le son de cartouches tombant sur le sol dans Metal Gear Solid 1 servant de percussions dans “Near Dark”, le rire du masque de The Legend of Zelda : Majora’s Mask dans “Young Death”… Ailleurs sur le label, l’on retrouve un remix chiptune du thème des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa par le producteur japonais Quarta 330. 

Kode9, le patron du label, édite également en 2019 (en collaboration avec le collectionneur et documentariste Nick Dwyer) la compilation Diggin’ in the carts, sous-titrée « une collection de musique de jeux vidéo japonaise rare et pionnière ». Interviewé au sujet de la compilation, Kode9 dit sa fascination pour la longévité des premières musiques de jeu vidéo. « L’une des raisons [de cette longévité] est que [ces musiques] sont des musiques électroniques sophistiquées, fun et cool, même lorsqu’on les sépare des jeux. Elles ont une identité propre que la musique de jeu vidéo d’aujourd’hui n’a plus. Elle peut être cool, mais elle n’a plus sa propre identité. Les trucs du début ont créé leur propre genre. »

Un genre qui, quel que soit le nom qu’on lui donne, a toute sa place dans la scène électronique actuelle. C’est ce que se sont attelés à démontrer en 2020 Teki Latex (ex-membre de TTC devenu DJ) et, toujours, Nick Dwyer, avec une mixtape intitulée “TEKI AND NICK’S MIXTAPE QUEST ADVENTURE”. Où ils juxtaposent des thèmes de Sonic ou Street of Rage, à des productions contemporaines et des acapella de rap. Le résultat aurait assurément sa place en club aujourd’hui.

 Le 18 mars dernier, Toxic Avenger sort un EP pour le lancement de la European League d’e-sport du jeu Rainbow Six Siege. Contrairement à certains titres de la B.O. de Furi, les morceaux présents sur ce disque ne rappellent en rien la musique de jeux vidéo des années 1980-90. Pour autant, celui qui compose également pour le cinéma (Mutafukaz) ou la bande dessinée (avec le dessinateur Mathieu Bablet pour Carbone et Silicium), reconnaît que la structure même des jeux vidéo a influencé sa façon de composer. « Je suis un joueur assez obsessionnel, Par exemple, ça fait presque 10 ans que je joue à The Binding of Isaac, j’en suis à près de 2000 heures. J’en arrive à cet état assez hypnotique où je joue sans penser, où je pourrais presque jouer sans regarder. Je crois que j’ai gardé ce côté hypnotique du jeu vidéo dans ma musique. Lorsque je construis des boucles au départ d’un morceau, j’ai besoin de les entendre longtemps, longtemps, jusqu’à ce qu’elles se fondent dans mon environnement, que je n’y pense même plus. Il m’est arrivé en jouant de me dire “Attends, ça fait 10 minutes que tu as complètement déconnecté…” C’est quelque chose qui m’arrive tout le temps en studio, et je pense que je ne suis pas le seul : quasiment toutes les vedettes de la musique électronique sont des enfants du jeu. »Un présage que les liens entre musique électronique et jeux vidéo ne sont pas prêts d’être rompus.

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