Cet article a initialement été publié en mars 2016, dans le n°190 de Trax Magazine, encore disponible sur le store en ligne.
Par Olivier Pernot
« On joue au Festival de Dour cet été avec Birdy Nam Nam et le lendemain, je marie ma fille aînée… » Crazy B est un papa comblé : il a quatre enfants avec sa première femme et en attend un cinquième avant l’été avec sa nouvelle compagne. Difficile pourtant de concilier les agendas entre carrière et vie familiale. « À l’époque d’Alliance Ethnik, on faisait 150 concerts par an. On était six mois sur la route, poursuit-il. J’ai ressenti beaucoup de culpabilité par rapport aux enfants parce que je n’étais pas très présent à la maison. J’ai fait beaucoup de sacrifices pour les groupes, que ce soit Alliance Ethnik ou Birdy Nam Nam. Maintenant dans Birdy, on a tous des enfants, et chaque été, on s’impose deux semaines sans concerts. Mais là, pour Dour, impossible de refuser ! »
Etienne de Crécy, soccer dad
Etienne de Crécy, lui aussi un super-papa (trois enfants, aujourd’hui âgés de 20, 16 et 12 ans), a également dû faire des choix : « À l’époque du premier Super Discount, je venais d’avoir mon premier enfant. L’album cartonnait et j’ai pourtant refusé des tournées en Australie, en Asie et aux Etats-Unis. » Dans le milieu très masculin des musiques électroniques, Elisa do Brasil est l’une des rares mamans : « Quand j’ai eu mes deux filles, qui ont 7 et 8 ans, j’ai un peu perdu le fil. Cela a correspondu à une période avec beaucoup de changements, dans la manière de faire de la musique, dans la façon de mixer… Puis, tout s’est accéléré avec Internet. Avant d’avoir mes filles, j’ai continué à mixer au maximum, enceinte de huit mois. Mes filles ont été conçues à la drum’n’bass ! Maintenant, je ressens vraiment le besoin de rester avec elles et cela m’arrive de refuser des dates cool à l’étranger. »
Si le statut de parent implique parfois des sacrifices, il peut permettre de belles aventures. Etienne de Crécy est ainsi parti habiter à Los Angeles en 2011 avec femme et enfants. « Je jouais pas mal aux Etats-Unis à l’époque, alors nous sommes partis tous les cinq pendant toute une année scolaire. J’avais des résidences à Las Vegas et à San Diego et, pendant un an, je n’ai accepté que des dates en Amérique. » Evidemment, cela demande un certain sens de l’organisation. Etienne de Crécy a vite réussi à trouver le parfait équilibre : « Je n’étais pas là le week-end car je partais mixer un peu partout, mais j’étais très présent la semaine. Je posais les enfants à l’école et je partais à mon studio, comme au bureau. J’y travaillais de 8 h 30 à 16 h 30 et je récupérais ensuite les enfants à l’école. Et quand j’étais avec eux, j’étais totalement disponible. Pas de mails, pas de coups de fil de travail à la maison. D’ailleurs, je n’ai même pas de platines chez moi. Et je prends aussi toutes les vacances scolaires ! »
En after avec les gosses
Crazy B, lui, se souvient des nuits avec ses jumelles en bas âge : « J’assurais les nuits. Je restais éveillé pour leur donner les biberons et, comme ça, entre deux biberons, je faisais de la musique. » A chacun de trouver ses compensations, même si Elisa Do Brasil prévient : « Quand on a des enfants, on a plein de choses à gérer : les devoirs, les activités, etc. Il faut être Wonder Woman. Surtout les lendemains de soirées, quand tu rentres chez toi et que tu n’as quasi pas fermé l’œil. Il faut quand même assurer ! »
« Quand tu es DJ et que tu tournes correctement, tu gagnes de l’argent », commente Fred Agostini, ancien organisateur des soirées Respect, aujourd’hui DA du Wanderlust. « Cela permet évidemment de s’organiser, de se simplifier la vie. » Ce que tempère Maxime Dangles : « Il y a quand même une grande part d’incertitude financière dans ce métier. Tu ne sais pas ce que tu vas gagner l’année suivante, si tes morceaux vont marcher, si tu vas tourner. Cela peut avoir des incidences sur ta vie familiale. Comme décider d’avoir un enfant ou pas. » Pour Crazy B, les débuts avec Alliance Ethnik, quand les gens allaient encore à la Fnac, furent plus faciles : « J’ai eu de la chance car j’ai tout de suite très bien gagné ma vie dans la musique. Les disques se vendaient énormément, nous tournions beaucoup. Cela m’a permis d’acheter très rapidement une maison pour loger toute ma famille. Ce confort financier a été rassurant. »
« J’assurais les nuits avec mes jumelles. Entre deux biberons, je faisais de la musique. » Crazy B
Si un toit apporte une sécurité, tous vantent la cellule familiale comme un élément de stabilité dans ce métier tumultueux. « Avoir une famille a un côté apaisant. C’est justement compatible avec la vie de DJ », explique Fred Agostini. « D’ailleurs, les DJ’s sont plutôt en couple avec quelqu’un du jour : cela apporte un équilibre, un socle sur lequel se reposer », complète Sven Løve, le DJ des soirées Cheers. « Les enfants, ça te cadre pas mal aussi, rajoute Elisa Do Brasil. Ils te forcent à avoir un rythme. Et puis, quand tu as des gosses, tu fais attention aux excès. » Un point de vue partagé par Jennifer Cardini qui racontait il y a quelques mois au quotidien Libération : « Je vis à Cologne avec mon amie, dans un environnement apaisé, c’est indispensable pour créer un balancier avec le tumulte du week-end. » D’ailleurs, en plus de la cellule familiale, la recherche d’un cadre de vie calme a séduit plusieurs artistes, comme Laurent Garnier qui a quitté Paris pour le Luberon ou Electric Rescue qui a fui le brouhaha de la capitale pour s’installer à la campagne, en Picardie, là où David Duriez a fait le point après son burn-out. De son côté, David Carretta a quitté Marseille pour un petit village de l’Ariège dès la naissance de sa seconde fille.
Pas de rider à la maison
La famille permet aussi de garder les pieds sur terre après avoir été adulé pendant une soirée. Crazy B : « Même si j’ai eu beaucoup de succès avec Alliance Ethnik, quand je rentrais à la maison, je n’étais plus Crazy B. Il faut être clair dans sa tête. » Etienne de Crécy partage ce sentiment : « Dans ce métier, tu es totalement pris en charge, que ce soit pour une date ou en tournée, et tu prends vite l’habitude de ces privilèges. Quand tu rentres chez toi, l’atterrissage peut être difficile. Ça fait parfois bizarre de te retrouver devant un frigo vide. »
« C’est aussi une question d’âge », précise une figure de la techno française qui préfère rester anonyme. « Quand tu es jeune, que tu as du succès et que tu tournes beaucoup, c’est un métier qui te déconnecte de la réalité. Surtout depuis quelques années, où le statut du DJ a beaucoup changé. Chaque soir, des gens dans les clubs veulent faire des selfies avec toi. Il y a vingt ans, les DJ’s étaient moins mis en valeur. Cette starification crée un déséquilibre qui est multiplié tous les week-ends où tu pars mixer. Certains peuvent oublier la réalité. » « En tournée, avec la fatigue et le jet-lag, tu te réveilles parfois dans une chambre d’hôtel et tu ne sais même plus dans quelle ville tu es ! », se souvient Fred Agostini.
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Happés par la nuit
L’attrait de la nuit et ses tentations diverses sont évidemment des facteurs aggravants pour certains DJ’s, qui peuvent perdre pied. Ce mode de vie hyperactif a déjà provoqué des burn-out. Motor City Drum Ensemble, totalement lessivé, a pris une pause de six mois en 2012. « Travailler la nuit, ce n’est pas bon pour l’organisme. Certains DJ’s ont aussi des problèmes de drogues ou d’alcool. Mais la plupart de ceux qui sont dans le circuit maîtrisent », rassure Fred Agostini. De son côté, il reconnaît avoir été « happé par la nuit ». À 44 ans, il est toujours célibataire et sans enfant. Il lâche : « Sur les trois organisateurs des soirées Respect, nous sommes deux à ne pas avoir d’enfants. On aurait peut-être eu des enfants si on n’avait pas fait ce métier mais ce n’est pas à cause de ce job qu’on n’a pas d’enfants. C’est plus une question de personnalité, de lifestyle. »
Pourtant, pas mal de DJ’s – et de personnes travaillant dans la nuit – sont dans le même cas. Sans compagne longue durée et sans enfants. Comme Sven Løve, qui, à 42 ans, se dépeint comme un vrai célibataire : « Il y a une complexité à construire une relation avec quelqu’un de la nuit car nous sommes dans un rythme différent de la plupart de gens. Travailler dans l’univers de la fête, ça perturbe le psychisme. Parfois, j’ai des regrets de ne rien avoir construit et aujourd’hui, j’ai l’impression de sortir de dix ans de stagnation affective. Il y a comme un réveil qui sonne à la quarantaine. Peut-être, surtout, que je n’ai pas rencontré la bonne personne… » Ce que confirmait Agoria dans Libération : « Je pourrais raconter des tas d’histoires sur nombre de mes confrères qui ont du mal avec cette vie. Ils jouent trop souvent, deviennent des automates, se sentent seuls… » Pour autant, Sven Løve reste positif et voit son célibat comme une chance : « Je peux changer de vie quand je veux. D’ailleurs, je pars m’installer en Espagne où je vais me lancer dans l’écriture de nouvelles et de romans. En fait, je suis libre ! » N’est-ce finalement pas le plus important ?