Comment l’underground brésilien organise la résistance des minorités face à Bolsonaro

Écrit par Thémis Belkhadra
Photo de couverture : ©Marcelo Mudou
Le 18.02.2019, à 10h35
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©Marcelo Mudou
Écrit par Thémis Belkhadra
Photo de couverture : ©Marcelo Mudou
Anticonformiste, anarchiste et libertaire, la petite famille Mamba Negra façonne l’underground brésilien à son image depuis 2013 au travers de fêtes démentes, d’initiatives politiques radicales et d’un label dédié. Sous les yeux du funeste nouveau président Jair Bolsonaro, les jeunes artistes clament leur soutien aux minorités raciales et aux communautés LGBTQI+, et comptent bien se battre, car pour eux, « le silence n’est pas une option ».

Cet article est initialement paru dans le numéro 217 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Par Thémis Belkhadra

Dimanche 28 octobre 2018. Le Brésil retient son souffle au terme d’une campagne présidentielle écœurante. Annoncée gagnante depuis plusieurs semaines, l’extrême droite de Jair Bolsonaro s’apprête à célébrer sa victoire. À São Paulo, Carneosso, artiste et militante d’une gauche sans concession, n’est pas devant sa télévision. L’espoir est trop mince et elle a du pain sur la planche. Elle s’apprête à sortir Pedra Preta, le premier album de son groupe Teto Preto et règle les derniers préparatifs du clip, qu’elle tournera le lendemain, en pleine rue, accompagnée de sa bande queer : « On n’avait pas prévu que l’équipe vidéo ne serait disponible que cette semaine-là mais, en vérité, c’était plutôt marrant. » Ici, on connaît la jeune femme pour ses provocations, son groupe de musique, mais aussi pour les sombres soirées Mamba Negra qu’elle organise depuis huit ans avec Cashu, l’une des DJ’s les plus radicales du pays. Un duo d’artistes politisées et influentes qui n’ont pas attendu l’arrivée de Bolsonaro pour combattre conservatisme, inégalités et discriminations au Brésil.

Mamba Negra, le paradis queer de São Paulo

Cashu et Carneosso font partie de celles que l’engagement politique a lentement menées aux musiques électroniques. Alors qu’elles étudient à l’université (l’architecture pour l’une et le cinéma pour l’autre), elles se rendent aux mêmes manifestations et fréquentent les mêmes squats. Elles combattent la corruption des gouvernements successifs, s’insurgent lorsque les cols blancs envoient l’armée dans les favelas, militent pour moins d’élitisme dans le système éducatif et pour le respect des minorités. Au travers de la techno, elles trouvent toutes deux un moyen de « rassembler des gens, partager des expériences, financer des actions politiques et faire exister [leurs] valeurs ». Elles ont organisé leurs premières raves en 2010, chacune de son côté, et se sont rencontrées deux ans plus tard. Leur multitude d’atomes crochus les pousse à réfléchir ensemble : elles ont de grandes idées et veulent injecter de la nouveauté à São Paulo. « Il existait déjà quelques collectifs alternatifs, Voodoohop par exemple », précise Cashu. « Mais nous les trouvions trop hédonistes. On voulait créer quelque chose de plus cru, plus sombre, en accord avec la rage qui nous animait. »

Mamba Negra ouvre pour la première fois ses portes en mai 2013. Trop politisé pour les clubs « mainstream et machistes », leur concept grandit d’abord dans l’illégalité. « La première année, on occupait un ancien cinéma », raconte Cashu. « On l’a transformé en squat pour y héberger des personnes sans-abri. On a pu y organiser cinq événements qui ont servi à réunir de l’argent pour acheter de la nourriture et des vêtements aux locataires. C’est ça l’esprit Mamba Negra. » Les personnes transgenres et les drag-queens ne paient pas l’entrée : elles sont invitées à vie. « Mamba Negra est notre micromonde, alors on y applique les valeurs que l’on défend. Mais nous n’avons pas fait cela toutes seules »rappelle la DJ avec gratitude. « De nombreux amis nous ont aidés à bâtir l’identité visuelle, les décors, à réunir le matériel nécessaire… Les artistes, musiciens, performeurs ont tous apporté un peu de leur âme au projet, et c’est surtout le public qui, en s’appropriant le concept, lui a permis de grandir pour devenir aussi important. » Si important que le projet évolue au fil des ans pour donner naissance au label Mamba Records qui édite Pedra Preta, le premier album tonitruant de Teto Preto.

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Un premier titre incendiaire

Formé en 2016, Teto Preto réunit d’abord Carneosso, les producteurs Zopelar et L_Cio ainsi que le tromboniste Bica. Née au cœur de Mamba Negra, leur alliance permet à la chanteuse de révéler son talent de compositrice. « Teto Preto est le groupe dont j’ai toujours rêvé », déclare-t-elle. « J’ai la chance d’être entourée des musiciens savants parmi les plus créatifs de la scène alternative brésilienne et de pouvoir travailler en toute liberté. » C’est elle qui apportera le premier titre, “Gasolina”, un texte riche et truffé de références qui traînait depuis des années. Encore à la fac, Carneosso participait à une manifestation pour protester contre la présence de la police sur son campus. Elle finira en prison avec 70 de ses camarades. À sa sortie, la militante compose “Gasolina” : un cri de révolte dans lequel elle invite à « tous les brûler ». Brûler qui ? Les flics, la mafia, le gouvernement corrompu… Choisissez bien qui vous voudrez. Teto Preto amènera l’arrangement à la hauteur de ce titre puissant et lui offrira un clip en 2017. “Gasolina” devient un emblème pour les anarchistes locaux.

En avril 2018, c’est l’assassinat de Marielle Franco qui inspire leur second morceau. Figure de la défense des Noirs, des favelas et des droits LGBT, la députée est retrouvée morte dans le taxi qui la ramène à son domicile. Si l’on évoque un assassinat, l’enquête ne désignera aucun coupable. Une partie de la population accuse alors le gouvernement d’avoir voulu la faire taire, entraînant un lourd scandale politique. Son décès sera suivi par celui de Matheusa Passarelli, activiste transgenre et amie de Teto Preto, tuée par une bande homophobe. Tourmentée par ces pertes tragiques, Carneosso accouche de “Bate Mais”. Cette fois, elle s’adresse directement à ses ennemis et leur demande de « frapper plus fort ». « Ce titre, c’était ma manière de dire que je n’avais pas peur. Je pleure à chaque fois que je le joue sur scène », explique-t-elle.

Le groupe développe ses idées et son identité en improvisation sur la scène de Mamba Negra puis, en 2017, il se fraie une place sur la scène du festival DGTL São Paulo. On les remarque pour leur musique révolutionnaire, leurs performances démentes, la nudité sauvage de Carneosso et le danseur qui les accompagne à chaque concert : Loïc Koutana. Etudiant sans histoires à Paris, le Français d’origine ivoirienne révèle son potentiel artistique sous la tutelle de la chanteuse. « Le premier jour où j’ai vu Loïc danser, je ne pouvais pas arrêter de l’observer », raconte Carneosso. « Je l’ai invité à venir nous voir jouer puis lui ai demandé de nous rejoindre. Aujourd’hui, c’est un membre à part entière de Teto Preto. Sa présence me donne la force d’aller encore plus loin. »

Produit en totale indépendance, Teto Preto grandit morceau par morceau, concert après concert. « Si tu écoutes notre album, tu verras que chaque titre a son identité propre, il n’y a pas vraiment de genre dominant », précise la jeune femme. Dub, techno, ambient, expérimental, Pedra Preta est un premier album dense qui accumule les choix judicieux en mêlant radicalité et éclectisme. La voix de Carneosso y règne en esprit vengeur et affamé, nous entraînant de la folie à l’émoi ténébreux avec un soupçon de magie noire.


L’heure d’entrer en résistance

Avec des artistes aussi peu enclins à la concession, on se dit que le nouveau président brésilien n’avancera pas sans peine. Elu par un score de 55,7 %, on connaît surtout Jair Bolsonaro pour ses sorties racistes, misogynes, homophobes et soutenant la violence. Un score que Carneosso voit d’abord comme « la défaite d’une gauche corrompue et hypocrite ». Dans son premier discours présidentiel, Bolsonaro s’exprimait ainsi : « Nous ne pouvons plus continuer à flirter avec le socialisme, le communisme, le populisme de gauche. » Quelques semaines plus tôt, il n’hésitait d’ailleurs pas à menacer tous ses opposants gauchistes : « S’ils veulent rester, ils devront apprendre à se soumettre à notre loi. Ou bien ils partent, ou bien ils iront en prison. »

« Il est d’autant plus important de continuer le travail maintenant que nous entrons en dictature. » Cashu, DJ de Mamba Negra

Deux options que Cashu et Carneosso refusent catégoriquement. Pour la chanteuse de Teto Preto, « le silence n’est pas une option ». Idem pour la DJ qui, si elle admet être inquiète de la tournure que pourraient prendre les événements, n’imagine pas devoir arrêter quoi que ce soit : « Il est d’autant plus important de continuer le travail maintenant que nous entrons en dictature. » En attendant l’investiture, les musiciennes craignent que le véritable danger vienne de ses électeurs, qui partagent allègrement ces valeurs rétrogrades. Alors que le nouveau président multiplie les appels à la haine et à la violence, Carneosso redoute que « les rues soient de moins en moins sûres pour les Noirs, les gays, les femmes et les trans ».

Le lendemain de son élection, les jeunes femmes n’avaient pourtant pas hésité à investir l’espace public et à défiler dans les rues du centre-ville de São Paulo en compagnie de leurs amis gays, travestis et drag-queens pour le tournage du clip de “Pedra Preta”. « On réfléchit à ce morceau et à son clip depuis l’incendie du Musée national de Rio en septembre dernier », raconte Carneosso. « Tout a brûlé, des millions de pièces, excepté une énorme météorite. Une grosse pierre noire (pedra preta) qui est devenu notre symbole de pouvoir. On a composé un son autour de cette idée, un hymne à la communauté gay et à l’expression de nos différences. »

« Aujourd’hui, si nous ne nous protégeons pas les uns les autres, personne d’autre ne le fera. » Carneosso, la chanteuse de Teto Preto

Carneosso se souvient « d’un sentiment d’unité » sur le tournage : « Aujourd’hui, on se dit que si nous ne nous protégeons pas les uns les autres, personne d’autre ne le fera. » Des mots que Loïc, le danseur expatrié, partage. « Il y a cette peur, ce sentiment de rage mais on sait qu’il faut surtout se serrer les coudes. » Bisexuel d’origine africaine, Loïc sait qu’il « entre dans toutes les cases que Bolsonaro souhaite marginaliser » mais il entend bien rester sur le sol brésilien : « Aujourd’hui, j’ai ma vie ici et je fais partie d’une aventure bien plus grande que moi, je n’ai pas du tout envie de quitter le pays. À trop vouloir provoquer, on pourrait peut-être m’enlever mon titre de séjour et ce serait la pire chose qui puisse m’arriver. »

L’heure est donc à la lutte pour la famille Mamba Negra. Cashu avoue même s’être inscrite à des cours de krav-maga destinés à la communauté gay de São Paulo. Loin de vouloir céder à leur nouvel oppresseur en chef, les filles et garçons, conscients de leur influence et de leur responsabilité, comptent bien combattre plus fort. Dans ce contexte de montée fasciste, la sortie du premier album de Teto Preto devient un événement majeur qui, en plus d’introduire un groupe unique en son genre, nous informe sur l’état d’un Brésil divisé, où règnent les paradoxes entre une majorité patriarcale et un monde alternatif libertaire, influent et déterminé à résister.

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