Cet article a initialement été publié dans le n°216, encore disponible sur le store en ligne.
Par Briac Julliand
Depuis Night Music, Étienne Jaumet fascine. Sa musique, comme issue d’une coucherie entre le jazz des maîtres, les synthés de John Carpenter et l’ambient de Tangerine Dream, fait office d’ovni dans le paysage musical français, sans trouver vraiment d’équivalent à l’étranger. Près de dix ans après son premier album, l’hyperactif, également derrière Zombie Zombie, sort 8 Regards obliques. Un album en huit titres – dont sept reprises de thèmes, et une composition originale, la bien nommée “Ma Révélation mystique”, le tout mixé par I:Cube – qui l’inscrivent dans les pas d’un jazz psychédélique et cosmique, celui des Coltrane, Sun Ra ou Steve Coleman. Entre improvisations pures au sax et mystique dancefloor en 4/4, Étienne Jaumet continue de creuser de multiples frontières de styles, dont il se fait le talentueux explorateur.
Ta musique est traversée d’influences, techno, ambient, jazz… Des styles très riches en somme. Tu as besoin de travailler à l’orée de différents genres pour créer ?
Tu as besoin de travailler à l’orée de différents genres pour créer ? Je ne me pose pas la question de ce que je fais. C’est une démarche un peu superficielle de fonctionner comme ça, je trouve, peut-être un peu propre à la France. Je préfère privilégier la qualité, y aller sans calculer… Ça donne un rendu plus personnel, où je trouve mon compte. Je ne me dis pas que je serais plus crédible dans tel ou tel registre, c’est mon côté aventurier : je n’ai pas peur de me confronter à des styles vieillissants.
Pourtant, ton album s’appelle 8 Regards obliques, cela fait penser à une recherche de transversalité dans les genres.
Le jazz est une musique ancienne, bien plus que la musique électronique. Elle a été complètement décortiquée, aujourd’hui, on l’enseigne. Même si j’ai grandi avec, c’est un style particulièrement intimidant, élitiste, qu’on a tendance à aduler pour la technique de ses musiciens. Ça, c’est une vision que j’essaye de ne pas nourrir : ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est la liberté. Ce que j’aime dedans, c’est la dimension d’aventure, avec des improvisations qui peuvent durer dix secondes comme dix minutes. J’ai mes références, je reprends des classiques dans l’album, mais j’aborde la production de manière très personnelle, avec les instruments que j’aime. J’ai utilisé une boîte à rythme pour 8 Regards justement, et ce tempo très binaire est plus propre à la musique électronique. Il y a donc une recherche de transversalité, mais parce que j’ai envie de déconstruire une définition du jazz qui n’est pas la mienne, pour m’approprier ces chansons.
Et la musique électronique est ton moyen d’échapper à cette vision du jazz ?
Elle me permet de renouer avec le côté underground du jazz, quand c’était une musique de club pour les voyous. Ça lui donne une dimension plus accessible et on perd l’idée de “musique savante”. Parce que le jazz, c’est un héritage très pesant mais multiple : je trouve que le groove, ce besoin d’une rythmique compliquée, c’est la syncope du style ! Ça l’enferme dans des poncifs techniques qui ne m’intéressent pas et qui l’étouffent. C’est une musique à réinventer, qu’il ne faut pas hésiter à maltraiter un peu : qui a dit qu’on devait se contenter d’instruments acoustiques pour faire du jazz ? Peut-être que la musique électronique peut le sauver !
Ton expérience du jazz structure tout l’album, tu es aussi tout seul sur scène. Tu n’as pas peur qu’il sonne comme un trip mégalo ?
Il y a une réflexion et une histoire derrière les morceaux que je reprends. J’ai appris le saxo dans un orchestre de jazz axé Nouvelle-Orléans. C’était trop codifié pour moi, tout était orienté sur la technique. Alors j’ai commencé à jouer des thèmes qui me parlaient plus : ce qui m’intéresse, ce sont les mélodies, même naïves, et l’énergie qui en découle. J’ai commencé à m’émanciper de cet héritage en faisant une reprise de Sun Ra avec Zombie Zombie (“Rocket Number 9“, ndlr), puis en reprenant “Spiritual“, de Coltrane, en live. Les gens ne reconnaissaient pas mais adoraient. C’est là que je me suis rendu compte que je pouvais m’approprier cette musique. Donc même si je joue l’album seul, je pense que mon interprétation touche des publics différents.
Un public plutôt jazz ou électronique ?
Le public principal de l’album, ce sont les gens qui me suivent déjà. Les amateurs de jazz auront sûrement du mal à raccrocher les wagons. Mais je pense que les fans de musique électronique sont plus ouverts aux “bizarreries”, ou au moins aux riffs de saxo. Mais c’est une question compliquée, je n’étais pas sûr de moi à l’idée de faire ce disque : j’en ai beaucoup parlé, à mon tourneur, au label, à mes proches, avant de me lancerdans la production.
Des artistes comme BadBadNotGood, Thundercat ou Kamasi Washington, et la clique de Flying Lotus avec Brainfeeder, arrivent à mêler, avec succès, jazz et musique électronique…
Bien sûr, et il se passe aussi quelque chose en Angleterre à ce niveau-là… Mais en France, c’est pas pareil : on est dans un pays assez fan de jazz, d’où sont issus des musiciens de renommée internationale, comme Magma. Même si, dans les années 90, l’acid jazz faisait déjà la part belle au sample, je trouve que ça ne dégage pas grand-chose. On a une culture du jazz très technique, qui fait que le public jeune ne suit pas forcément. Et même si les synthés de ma musique permettent de reporter l’attention au-delà des rythmiques compliquées, je n’ai pas l’impression qu’il existe, même à l’international, un disque qui mette tout le monde d’accord, qui définisse vraiment le style et face auquel les gens peuvent se positionner.
Il s’agit probablement de ton album le plus jazz. Tu vis ça comme une consécration ?
Pas vraiment, enfin, je ne compte pas m’arrêter… C’est la concrétisation d’une envie que j’ai eue, que mon label m’a permis de faire, mais j’espère que l’on verra l’album comme une véritable démarche artistique.