Comment les soirées parisiennes Shemale Trouble ont permis au clubbing trans d’exister

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Gaëlle Matta
Le 22.07.2019, à 15h52
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©Gaëlle Matta
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Il y a quatre ans, Naëlle et bruce lançaient la Shemale Trouble, la première soirée clubbing organisée par et pour les trans. En octobre 2017, Trax s’est donc plongé dans les coulisses de cette scène naissante où les personnes transgenres et/ou transexuel.le.s, trop souvent marginalisé.e.s, trouvent un refuge le temps d’une nuit.

Cet article est initialement paru dans le n°205, encore disponible dans le store en ligne.

Par Matthieu Foucher

« Ça fait un peu connasse de dire ça, mais j’étais fatiguée d’être toujours le faire-valoir des soirées pédé », raconte Naëlle, la trentaine et l’air gouailleur. « Le concept de Shemale Trouble, c’est de laisser la place aux trans, de donner un tremplin aux copines et plus de visibilité pour qu’elles mixent. » Une impression confirmée par son acolyte bruce : « Même dans le clubbing gay, être trans, ce n’est pas évident. » Las de cette exotisation fréquente, ils ont lancé il y a deux ans cette soirée « trans-encouraged et cis-friendly* » aux visuels provocs et cosmiques. Hébergée au Klub à Paris, près des Halles, elle a lieu une fois par trimestre ; bruce, sous le nom de Pussylicious, en est le DJ résident. « Maintenant, c’est nous les boss », poursuit Naëlle, un brin sarcastique, avant de préciser qu’il ne s’agit, ni pour l’un ni pour l’autre, de leur activité principale mais d’une envie de s’engager pour leur communauté. « La première idée était de faire des line-up non-mixtes trans mais on s’est vite rendu compte que c’était compliqué. Désormais on essaye de faire en sorte qu’au moins la moitié de l’effectif qui bosse pour la soirée soit trans. ». « C’est aussi une soirée queer et féministe, ajoute Bruce, donc on fait en sorte qu’il y ait beaucoup de meufs ou de personnes racisées, qu’on donne la place à tout le monde. »

Un parti pris que défend Vikken, DJ, producteur et musicien, membre du groupe Pussy Chérie et habitué de la soirée : « J’aime l’idée de booker au maximum des personnes trans, déjà pour rappeler qu’on existe, mais aussi pour mettre en avant nos talents. » Il explique : « Quand tu es trans, être visible c’est hyper politique. Ta simple existence est politique. » À l’heure actuelle, ce militant malgré lui joue principalement devant un public queer, une situation dont il se satisfait, même s’il aimerait un jour évoluer : ne plus « être trans et DJ mais juste DJ et accessoirement trans. » Son rêve ? Qu’on retrouve des artistes trans dans n’importe quelle soirée techno. « On le saura dans vingt ans mais historiquement, ça passe forcément par une forme d’affirmation communautaire. C’est toujours passé par là. L’émergence de la communauté LGBT s’est faite comme ça. »

« Il y a encore beaucoup de chemin à faire sur la question queer ou sur la liberté de disposer de son propre corps. Ce n’est pas du tout acquis. »

Un tremplin et un laboratoire musical

Si elle aussi est peu invitée ailleurs, la « chanteuse, compositrice et DJ » Nana Benamer semble quant à elle s’en satisfaire et rejette même la scène hétéro. Comme musicienne, elle apprécie la Shemale Trouble pour sa fibre expérimentale : « Je peux y passer toutes les musiques bizarres et orageuses que je veux sans que personne ne soit choqué ou hostile; Les gens y sont tous réceptifs, doux, dansants et ouverts aux nouvelles musiques de boîte qui ne sont pas forcément dans les structures rythmiques et des textures de sons que l’on peut entendre d’habitude. » Car au-delà des plateaux militants, la soirée se veut un laboratoire musical et une scène pour de tout jeunes artistes.

Dans les line-up de Shemale Trouble, on trouve aussi Martin Gugger, l’un des quatre trublions du groupe de techno franchouillarde Salut C’est Cool. Lui qui ne revendique pas forcément son identité trans, mais y glisse des allusions dans ses textes, a d’abord accepté d’y jouer « juste pour rigoler », avant de tomber sous le charme : « C’est comme une espèce de coussin géant qui est trop confortable. C’est cool de pouvoir rencontrer des gens dans ce cadre-là. » Évoquant de mauvaises expériences dans des clubs connus de Paris, il regrette que la nuit reste si terriblement normée : « Il y a encore beaucoup de chemin à faire sur la question queer ou sur la liberté de disposer de son propre corps. Ce n’est pas du tout acquis. »

« À la Shemale Trouble, on peut se marrer comme des mecs hétéros dans une boîte hétéro sans se soucier de rien, et ça, c’est vraiment un luxe. » 

Dans le cas de Nana Benamer, la plupart des soirées « tout public » sont synonymes d’un harcèlement particulièrement violent : « Entre les types qui te prennent pour une drag-queen, ceux qui te foutent des mains au cul, ceux qui veulent te bastonner, des filles qui te trouvent atypiques et veulent faire une photo avec toi comme la dernière des autruches de Thoiry, il m’est déjà arrivé de danser face au mur, dos à la foule pour avoir la paix, ou bien de regarder mes chaussures pour ne plus croiser le regard de personne », confie-t-elle. Ainsi, Shemale Trouble est l’un des rares havres de paix dont bénéficient les trans : « On peut s’y marrer comme des mecs hétéros dans une boîte hétéro sans se soucier de rien, et ça, c’est vraiment un luxe. » Mais s’il est important pour Nana de penser le club, elle juge également nécessaire de penser l’avant et l’après, la rue et la nuit étant extrêmement hostiles pour les personnes trans identifiées comme telles : « C’est trop facile de nous considérer comme des reines de la nuit sur la piste de danse et de nous laisser à la porte seules contre la rue au lever du jour. »

Un succès à double tranchant

Pour bruce, voilà ce qu’offre Shemale Trouble : la possibilité, même temporaire, de créer « un espace pour les gens qui s’en prennent toujours plein la gueule, un endroit où tu peux vraiment faire la fête et ne pas devoir faire attention à comment tu te comportes. » Afin de rester accessibles aux personnes trans souvent précaires, les organisateurs font attention à maintenir des prix bas. Pour que tous les clubbeurs soient respectés, ils ont beaucoup insisté auprès du staff : « On leur dit de ne pas genrer les gens à la caisse, de ne pas dire Monsieur ou Madame, juste de ne rien dire. On demande aussi que les chiottes soient de genre neutre ». Le personnel a même été briefé pour accepter des comportements jugés « impossibles » ailleurs : « Les gens baisent, ils sont à moitié à poil », glissent les deux acolytes l’air ravi.

Vis-à-vis du public, ils restent particulièrement attentifs envers tout comportement déplacé : « On a rarement eu des problèmes mais on a déjà dû sortir des gens. » Car si la soirée commence à se faire connaître auprès de trans qui voyagent parfois de très loin pour y assister, elle fait maintenant aussi parler d’elle au-delà de la communauté queer, attirant les amateurs de clubbing alternatif : « Si les gens sont attentifs à la fête à Paris, ils nous ont captés. Et en général, ils sont hyper contents de leur soirée », explique bruce. La Shemale Trouble pourrait-elle devenir victime de son succès ? Les orgas restent prudents car pour les trans, la visibilité est souvent à double tranchant : « Si les gens viennent pour l’ambiance et apprécient la musique, alors je suis pleinement satisfaite. Mais il ne faut pas que ce soit dans une démarche d’exotisation », explique Naëlle. « Ouais, on ne va pas au zoo quoi ! », renchérit bruce. Et s’ils refusent, pour l’instant, la moindre sélection à l’entrée, Naëlle prend soin de prévenir les clubbeurs profanes : « Je leur dis : OK, vous pouvez rentrer mais ce n’est pas votre soirée, c’est la nôtre. On vous subit tout le reste de l’année donc là, c’est vous qui respectez nos règles. » Vous voilà prévenus.

Multiplier les modèles

Sans souhaiter une scission nette avec le clubbing queer, les deux partenaires aimeraient, après deux ans, voir émerger de nouveaux noms et naître d’autres collectifs trans : « On espère qu’après, les gens vont s’organiser et produire leur propre truc », explique bruce. Venus de Bordeaux ou Toulouse pour la soirée, certains clubbeurs leur ont déjà dit vouloir lancer la leur en province. Un DJ trans de Berlin les a même contactés, trouvant le concept génial et voulant le reproduire chez lui. En attendant, notre duo continue de réfléchir à d’autres formes d’empowerment pour les trans, comme des formations au DJing qui auraient lieu au Klub en début de soirée. Même son de cloche chez Vikken, qui aimerait développer une plateforme promouvant les personnes trans créatives dans un but d’affirmation culturelle et pour offrir aux plus jeunes davantage de role models. Car comme le dit Nana Benamer, « il est important de montrer la diversité des personnes trans, aussi bien dans les corps que dans la pensée ou la création. Les modèles sont trop peu nombreux ou trop peu visibles, il faut les promouvoir et les multiplier. »

Pour Rui Ho, DJ ayant grandi en Chine et désormais basée à Berlin, ces modèles sont déterminants. Heureuse de voir, à travers le monde, certaines figures trans accéder enfin au mainstream, c’est plus du côté de la musique expérimentale qu’elle guette l’effervescence. Citant les artistes Quay Dash, Ziur, Kilbourne et Elysia Crampton parmi ses références, elle explique : « Chacun fait son propre truc et c’est très intéressant de voir toutes ces nouvelles représentations trans dans la musique. Ça me donne plein d’inspiration pour bosser sur mes propres projets tout en me connectant au reste de la communauté. » Si elle estime que la partie est loin d’être gagnée et le risque d’instrumentalisation immense, elle semble voir les choses d’un bon œil et observe avec excitation toute une nouvelle génération d’artistes.

En attendant, à Paris, Shemale Trouble continue de se faire connaître et de toucher de nouveaux publics. Le samedi 21 octobre, en partenariat avec Loud & Proud et à l’occasion de l’Existrans (« la Marche des personnes trans et intersexes et de celles et ceux qui les soutiennent » qui a lieu tous les automnes), elle investira la Gaîté lyrique pour une soirée ouverte à tous mais au line-up 100 % trans. En tête d’affiche, Honey Dijon, figure de la scène house originaire de Chicago, ainsi qu’Elysia Crampton, Américaine d’origine aymara mêlant inspirations latines à un style expérimental. À ces deux guests s’ajouteront les habituels Nana Benamer, Dustina et bien sûr bruce, au grand plaisir de Naëlle : « On permet à des copines de partager le plateau avec des grandes stars, je suis assez contente » confie-t-elle avec un sourire. Fière et solidaire jusqu’au bout.

*cis pour cisgenre, le contraire de transgenre.

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