Par Mélody Thomas
Chemise en cuir souple aux manches asymétriques et ornée de sequins, portée sur une jupe fluide dont la fente remonte en haut de la cuisse gauche. Nous sommes en 1999 et John Galliano présente son défilé Christian Dior Haute Couture pour la collection automne-hiver de la même année. Directeur de la création de la maison depuis 1996, le couturier britannique dévoile alors 43 silhouettes à l’allure guerrière. Au Vogue US, celui qui a su faire de ses shows un spectacle confiera avoir été « profondément inspiré par Matrix ». Sorti quatre mois auparavant, le 31 mars 1999, le film des sœurs Wachowski cumule une recette de 460 millions de dollars – soit sept fois ce qu’il a coûté à produire – et remporte des dizaines de prix : Oscars, Bafta ou MTV Movie Awards en tête. On y découvre l’histoire de Thomas Anderson, un jeune employé de bureau qui, une fois la nuit venue, explore la toile sous son pseudonyme de hacker, Neo. Contacté par ce qu’il croit être un groupe de pirates informatiques, il découvre qu’il vit dans La Matrice, un monde virtuel qui maintient l’humanité sous le contrôle des machines. Dès lors, il n’aura qu’un seul objectif : libérer les humains du joug de la technologie.

Si le film fait autant d’émules à sa sortie, c’est aussi que l’an 2000 approche et que, des médias aux aficionados de Nostradamus, tous annoncent l’avènement d’un nouveau monde. Du côté de Wall Street et des industries qui commencent leur digitalisation, on craint « le bug de l’an 2000 » lors duquel les ordinateurs se rebooteraient à zéros, déclenchant des erreurs de calculs financiers et monétaires. En parallèle, le nouveau millénaire est aussi porteur d’utopie. Ce qu’on appelle alors le cyberespace est un nouvel espace à coloniser, un lieu où le futur et la liberté sont à portés de clics, quelque part entre les sites porno et l’open data. En bref, Internet est en train de rapidement changer nos manières de communiquer, de consommer et d’agir. Une nouvelle réalité qui interpelle.
En 1996, trois ans avant la sortie de Matrix, le FBI arrête enfin le terroriste américain Theodore Kaczynski, recherché pour des attentats à la bombe (16 bombes ayant provoqué la mort de trois personnes et fait 23 blessés) de la fin des années 1970 au milieu des années 1990. Pendant dix-huit ans, le surnommé Unabomber a envoyé des colis piégés à des chercheurs, scientifiques, lobbyistes industriels et ingénieurs pour alerter sur ce qu’il estimait être les dangers de la société industrielle et du progrès technologique. Un an avant son arrestation, il est même parvenu à faire publier dans de nombreux journaux, dont The New York Times, son manifeste anti-technologie et éco-anarchiste. « Lorsque le manifeste d’Unabomber fut publié, certains gauchistes ont découvert qu’ils étaient d’accord avec la plupart de ses arguments. Le texte contenait des éléments familiers de la critique contre-culturelle. La technologie moderne a créé un système de domination et de contrôle total ? Certainement. La nature est en train d’être systématiquement détruite ? Tout à fait. La société industrielle n’offre que des satisfactions compensatoires ? Très juste. Les masses sont composées d’individus conformistes, compulsifs et hypersocialisés ? Sans aucun doute », rappellent les philosophes Joseph Heath et Andrew Potter dans leur ouvrage Révolte consommée, le mythe de la contre-culture. On retrouve beaucoup de ces questions dans le premier opus de la trilogie de Matrix. Et, tout ce qui se joue au cinéma, le vêtement joue un rôle de premier plan dans notre compréhension de cet univers dystopique.

Matrix ou l’auto-définition par le vêtement
« De par son activité de hacker nocturne, Thomas Anderson se doit d’être un peu invisible dans la société », explique Florence Abitbol, chercheuse spécialisée dans les questions de mode et d’esthétique. « On sent qu’il est toujours sur ses gardes et même son look plus alternatif de hacker ne l’éloigne pas trop des codes vestimentaires de la Matrice. » En dehors de lui, il y a les Agents, dont le costume noir exprime l’autorité, et celui, plus excentrique, des rebelles qui sont parvenus à sortir de cette réalité contrôlée. « Pour eux, il y a toute une référence vestimentaire à la culture rave des années 1990 », poursuit-elle. « Que ce soient les micro-lunettes, les vêtements moulants ou le flou autour des questions de genre, Matrix représente une culture underground pleinement assimilée et assumée par les Wachowski, une culture que l’on retrouve aussi dans d’autres films de l’époque, comme Blade, sorti en 1998. » La journaliste Manon Renault renchérit : « Le cuir noir, c’est aussi un code des sous-cultures gothique et BDSM. Elles sont habituellement mises à la marge, racontent des choses taboues, qu’on n’ose pas regarder et se retrouvent dans le film au centre d’un rapport problématique à la technologie. »
Une idée qui continue à inspirer bien des designers. C’est du moins le cas de Demna Gvasalia qui, lors de son défilé Balenciaga pour l’automne-hiver 2017, a remis au goût du jour les micro-lunettes de soleil à l’allure futuriste. Une référence à Matrix qu’il renouvellera lors de son défilé Vetements de la même saison avec un long manteau de cuir noir souple qui n’est pas sans évoquer le personnage de Morpheus. On pense également aux total-look cuir ou aux lunettes noires futuristes des défilés automne-hiver 2018 d’Hermès, Courrèges ou Ann Demeulemeester, sans oublier la campagne Prada du printemps-été 2018 ou les défilés printemps-été 2020 de Marine Serre et Bottega Veneta.
Ce n’est pas un détail que Trinity soit totalement recouverte de cuir. Elle a une allure de dominatrix sans être sexualisée.
Florence Abitbol
Si Matrix raconte principalement le parcours initiatique de Neo hors de la Matrice, le premier volet de la saga Wachowski s’ouvre sur un autre personnage : celui de Trinity. Cheveux courts plaqués en arrière par du gel, vêtements en cuir brillant, le personnage joué par Carrie-Anne Moss a marqué toute une génération de jeunes femmes, mais aussi de jeunes queers qui voyaient à l’écran, certains pour la première fois, un personnage féminin badass qui conduit de grosses cylindrés, se bat à mains nues et sait manier les armes à feu. Est-ce qu’elle est sexy ? Oui. Mais elle n’est pas simplement là pour valoriser le personnage principal. « C’est une icône féminine avec un pouvoir traditionnellement attribué aux hommes », résume Manon Renault. « Des débardeurs moulent sa poitrine ? OK, mais dans une matière rigide. Et puis, surtout, ce corps féminin n’est pas montré comme faible dans le vêtement, à l’instar de ce qu’on a pu voir chez des designers des années 1980 comme Mugler ou Alaïa. »
Et parce que les collections féminines restent le plus gros marché de l’industrie de la mode, il n’est pas étonnant de retrouver, encore aujourd’hui de nombreuses références à Trinity, notamment dans les derniers défilés pour le printemps-été 2022 chez ACNE Studio, Alaïa, Balenciaga ou encore Balmain. Trinity, c’est le symbole d’une féminité alternative, plus combattive. Florence Abitbol : « Ce n’est pas un détail qu’elle soit totalement recouverte de cuir. Elle a une allure de dominatrix sans être sexualisée comme peut l’être Monica Belluci dans The Matrix Reloaded, qui porte une jupe crayon dans laquelle il lui est difficile de bouger. Matrix parle de la puissance du vêtement et, pour Trinity, il a une praticité impactante. Contrairement à Neo, elle ne se cherche pas, elle est sortie de la Matrice depuis longtemps et porte des pièces qui sont pensées pour le mouvement. » Une idée que soutient Kym Barrett, la costumière du film, dans une interview donnée à Glamour US : « Je pense que Trinity résonne parce qu’elle est ce que nous voulons que le féminisme soit : elle est révolutionnaire, elle n’abandonne pas ses croyances, elle résiste aux conventions et à ceux qui essaient de supprimer l’humanité. »
Tous matrixés ?
À l’heure où les néologismes sont légion, on saisit aussi l’impact d’un produit culturel quand il devient un adjectif. Aujourd’hui « être matrixé », c’est être manipulé. À l’instar de tous ceux qui ont l’impression d’être libres alors qu’ils sont régis par la technologie ? C’est à cela que Guram Gvasalia, frère de Demna, qui dirige aujourd’hui le collectif Vetements, a fait référence dans sa collection pour le printemps-été 2022, qui questionne notamment la notion de réalité à l’heure d’Instagram. « Consommons-nous Internet ou nous consomme-t-il ? », s’interroge-t-il dans une interview donnée à Vogue US. « Aujourd’hui on n’est toujours pas rassurés par rapport au pouvoir des technologies qui occupent une place centrale, notamment dans l’économie. On parle du Bitcoin, des NFT, du metaverse de Facebook… Toute la société ne comprend pas forcément ces nouvelles règles et, pendant ce temps-là, les inégalités s’approfondissent », commente Manon Renault. « La thématique de la peur de la technique ramène à des rapports de force réels. On nous fait croire qu’on a accès à des choses gratuites tout en cédant nos datas, nos identités. Tout est propice aux débuts d’une dystopie. »
Matrix est un adjectif qui appartient au grand supermarché du style. Un look disponible parmi d’autres.
Manon Renault
Ces peurs sous-jacentes ne semblent pas freiner les nombreuses personnes, notamment parmi les jeunes générations, à s’approprier « le look Matrix ». « C’est l’évocation de la nostalgie des Y2K (NDLR : abréviation de “Year 2000”, ce mouvement revisite les looks des années 2000) et le fait qu’on soit dans un univers ultra-dystopique à une époque où l’on s’interroge beaucoup sur l’avenir. L’idée, sans doute inconsciente, c’est qu’une fois sorti de la Matrice, tu deviens la version la plus puissante de toi-même. C’est aussi une forme d’armure : on crée sa réalité alternative et donc la réalité dans laquelle on veut vivre. Le vêtement sert alors à se réapproprier sa potentialité », explique Florence Abitbol. Mais l’esthétique définie par Kym Barrett, la costumière de The Matrix, a-t-elle le même sens aujourd’hui que celle qu’elle avait à la fin des années 1990 ? S’agit-il toujours d’un look anticonformiste ?
« Dans une ère hyper mondialisée, avec un hétéroclisme des codes sur les réseaux sociaux, c’est facile d’avoir accès aux sous-cultures sans avoir à les contextualiser. Ce ne sont plus des histoires, mais des adjectifs stylistiques. Pour eux, Matrix est un adjectif qui appartient au grand supermarché du style. Un look disponible parmi d’autres », résume Manon Renault. Les boomers crieront à la récupération, oubliant presque que dans Matrix aussi sortir du moule signifiait afficher un look distinctif. Et les philosophes Joseph Heath et Andrew Potter de rappeler : « La rébellion ne représente pas une menace pour le système, elle est le système. […] Les gens achètent les vêtements à la mode cette année pour se démarquer des autres qui portent encore ceux de l’année dernière. Les maisons de haute couture vendent de la distinction. Et la rébellion est l’une des sources les plus importantes de distinction dans la société moderne. Résultat : les consommateurs sont prêts à payer très cher pour se distinguer, de même que pour accéder à toute autre forme de statut social. Personne ne renie ses principes, car il n’y a rien à renier. »