Comment les grands noms de la techno ont composé la B.O. unique du Ghost in the Shell sur PS1

Écrit par Riwan Marhic
Photo de couverture : ©D.R
Le 28.11.2018, à 10h15
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Écrit par Riwan Marhic
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C’est une collaboration unique dans l’histoire du jeu vidéo. En 1996, Sony et son réseau tentaculaire regroupent les meilleurs artistes underground pour composer la bande-son du jeu Ghost in the Shell sur Playstation. Le résultat, Megatech Body, est un tour du monde de la techno de l’époque, un instantané qui en dit long sur l’industrie musicale avant Internet.

Cet article est initialement paru en avril 2018 dans le numéro 210 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Lorsqu’on tape Ghost in the Shell sur Google, on tombe d’abord sur une image de Scarlett Johansson, star du film de 2017 signé Rupert Sanders. Le célèbre manga dont il est adapté est relégué à la seconde place des résultats. L’œuvre de Masamune Shirow est pourtant un monument de la bande dessinée japonaise, source de nombreuses déclinaisons depuis sa sortie, en 1989. Son univers de science-fiction, où la frontière entre humain et machine s’efface, se devait d’avoir bon nombre d’adaptations vidéoludiques, parmi lesquelles Ghost in the Shell, sorti sur Playstation en 1997. Malgré un bon accueil a sa sortie, le jeu n’a pas marqué les esprits. Il possède pourtant une particularité : sa bande-son, réalisée par les plus célèbres artistes techno d’alors. Derrick May, Joey Beltram, The Advent, WestBam, CJ Bolland, Dave Angel, Scan X… La liste n’est pas exhaustive mais donne une idée de la qualité des compositions, regroupées en CD et double CD sous le nom de Megatech Body. « Au Japon, les 40 000 exemplaires du double CD se sont écoulés dès le jour de la sortie », se souvient aujourd’hui Scan X, pionnier français de la techno et membre du label F Communications.

Bien des années auparavant, à Madère, un jeune garçon passe les dimanches matin de son enfance devant les mangas animés, « surtout Akira et Conan », bien implantés à la télévision portugaise. Alors, lorsqu’un beau jour de 1996, le jeune Cisco Ferreira, qui officie à l’époque sous le nom The Advent, groupe qu’il forme avec Mr G, reçoit un fax de Sony l’invitant à participer au projet, il saisit l’opportunité de faire de la musique différemment. « J’ai grandi à l’heure de la radio et du formatage de la musique. La techno permettait de sortir de ces formats, même si on restait sur vinyles. Alors, aller sur d’autres supports comme le jeu vidéo, j’y trouvais une liberté supplémentaire. » Grâce au succès de leur album Elements of Life, ils sont repérés pour participer au projet. « Nous avons été mis en contact par Jeff Mills, que nous connaissions depuis quelques années. Nous avons été très flattés qu’on pense à nous. » Pourquoi Jeff Mills ? Le DJ et producteur de Detroit vient de collaborer avec Sony, qui a enregistré en 1995 son mix mythique au Liquid Room de Tokyo. Un artiste et une salle qui vont permettre à la firme japonaise de brasser large. Le Français Scan X, également passé par le club Liquid Room, a lui d’abord quelques réticences à s’affilier au géant japonais. « À l’époque, on était en résistance par rapport aux majors, on avait une vision underground de la techno. Mais Jeff a montré qu’on pouvait faire un mix sur un CD sorti par un major, sans dénaturer sa musique. » Un virage qui rejoint la démarche du duo The Advent. « Nous n’avions pas de problème à travailler avec Sony, car nous étions déjà signés chez Polydor. C’est aussi parce que les majors ont su voir à cette époque le potentiel du mouvement qu’a émergé la scène d’aujourd’hui. »

Le carnet d’adresses de R&S

Dans le même temps, Sony entame un partenariat avec R&S Records, mais l’aventure tourne court entre le major et le label belge : son fondateur, Renaat Vandepapeliere reproche à la firme nippone de le flouer, avec pour unique fin d’approcher Derrick May et Ken Ishii. Cette courte collaboration d’un an permet toutefois à Sony de se rapprocher de plusieurs artistes ayant travaillé avec l’indépendant belge. CJ Bolland, Derrick May, Joey Beltram, WestBam sont recrutés pour la bande-son du jeu vidéo aux côtés de Dave Angel. Ce dernier, l’un des parrains de la scène techno au Royaume-Uni, a ainsi été approché par l’entremise de Renaat Vandepapeliere. « J’avais fait beaucoup d’enregistrements pour R&S, et lorsque j’ai rencontré les gars de Ghost In The Shell quand je suis allé joué au Japon, ils m’ont dit qu’ils voulaient absolument que je prenne part au jeu ». Problème, celui qui bidouille sa Technic 1210s avec un tournevis pendant ses lives « pour accélérer les BPM » a déjà signé chez Island Records. « Tout ce que j’enregistrais était détenu par Island Records. Ils étaient réticents à l’idée de publier des morceaux pour un jeu vidéo, car ils ne l’avaient jamais fait. Je leur ai dit “On doit le faire, c’est le futur ! C’est un projet révolutionnaire, je veux en faire partie !” Ils ont finalement accepté – grâce à beaucoup de force de persuasion de ma part. Je pense qu’on a marqué l’histoire avec ça. »

Ghost in the Shell reste en effet un des rares jeux à disposer d’un tel line-up pour sa bande-son, avec la célèbre série Wipeout et son armada de producteurs anglais (The Chemical Brothers, Fluke, Future Sound of London, The Prodigy…). Les conditions de production étaient pourtant rudimentaires. « J’avais une VHS timecodée du premier niveau du jeu, sans musique, et c’était à moi de composer, à partir du magnétoscope » se rappelle Scan X. « Je faisais play, je revenais en arrière… Pas facile d’être synchro. Et comme la cassette était au format japonais, tout était en noir et blanc. » Son morceau, “Blinding Waves“, accompagne une course-poursuite de vaisseaux. « J’ai choisi un côté énergique et techno, mais aussi un côté très mental. J’aime bien faire rentrer les gens dans un tunnel et ne plus les lâcher. Comme quand tu es pris dans le jeu, et que tu n’arrives plus à en sortir. Le morceau tournait en boucle tant que tu ne passais pas au tableau suivant. On est totalement dans l’esprit de la musique électronique, cet esprit de boucle, hypnotique, répétitif. Je trouvais ça super cohérent. » De l’autre côté de la Manche, dans le studio de The Advent, on illustre un combat de robots, à partir d’une image sans couleurs également. « On voulait faire quelque chose qui colle à l’ambiance du jeu, qui était rapide et frénétique. On a combiné l’énergie de la minimale avec des bruits mécaniques pour donner une impression de mouvement. La techno convenait parfaitement : elle est en mouvement perpétuel. On voulait appuyer sur cet aspect pour que la musique emporte le joueur. Et qu’elle puisse aussi fonctionner sur scène. » Moins chanceux, Joey Beltram n’a pas eu le luxe de travailler avec des images. « C’était un peu fou », s’amuse aujourd’hui la légende de la scène clubbing new-yorkaise. « La cassette qu’ils m’avaient envoyée ne marchait pas. J’en ai demandé une autre, qui ne marchait pas non plus. La deadline approchait, et ils n’avaient plus le temps d’en envoyer une nouvelle. Alors, je leur ai proposé de leur envoyer plusieurs morceaux, et je les ai laissé choisir. »

Un melting pot cohérent

« Moi, je n’avais pas besoin de voir quoi que ce soit, j’étais préparé mentalement », fanfaronne Derrick May, l’un des pères fondateurs de la techno de Detroit, et grand collectionneur de bande-dessinées qui se lisent de droite à gauche. « J’ai basé ma musique sur mon expérience du manga, et la version japonaise de l’animé que je détenais. Comme je suis un fou de comics, j’ai passé plus de 35 ans à me procurer des copies originales. Je connaissais bien Ghost in the Shell avant qu’il soit traduit en anglais, avant même que le jeu vidéo soit envisagé. Je n’ai pas eu d’instructions, je n’en avais pas besoin. » Le DJ, dont la popularité est en plein boom au pays du Soleil-Levant, reçoit la proposition de Sony à l’occasion d’un concert au Japon. « C’était une très bonne surprise. Je pouvais m’identifier aux personnages, et à cette mentalité futuriste qui est en œuvre dans la production de musique techno : je viens de la Motor City, et Ghost in the Shell parle de la relation entre l’humain et la machine. Lire ces livres avait été très important pour moi étant jeune homme, alors j’étais à l’aise avec cet univers. Au début, je n’ai pas réalisé que d’autres DJs étaient impliqués. Je voulais faire toute la musique ! » Et selon lui, la bande-son aurait alors pris une orientation bien différente. « Je n’ai pas été ravi par la la BO pour être honnête. Même si la techno était bien la musique qui convenait, je pense que ce projet aurait dû être plus radical, fou, freaky, et industriel. J’ai l’impression que ce n’était pas adapté à de la techno classique en 4/4. Je voulais faire de la musique d’une perspective plus intellectuelle et expérimentale, qui s’éloigne de la dance music, avec moins de percussions, en donnant une impression postapocalyptique. Réaliser l’ensemble de la musique du jeu m’aurait sûrement emmené ailleurs sur le plan musical, c’est la direction que je prenais en tout cas. » Son morceau “To Be or Not To Be“, bien que composé avec cette orientation plus personnelle, s’intègre parfaitement au reste des compositions des dix autres producteurs. Futuriste, effrénée, mécanique, technologique, l’atmosphère musicale du jeu impressionne par sa cohérence, malgré l’absence de concertation entre des artistes d’origine géographique diverse (France, Belgique, Hollande, Angleterre, Allemagne, Etats-Unis et Japon).

« Cette BO est une photographie musicale de l’époque » Scan X

Le grand artisan de cette réussite, c’est Takkyu Ishino. Le DJ japonais de carrure internationale, qui signe pour le jeu le morceau-titre “Ghost in the Shell”, fut recruté par Sony Music Entertainment Japan pour orchestrer la production. « Takkyu Ishino était la colonne vertébrale du projet, pose Dave Angel. Il connaissait le style des artistes qu’il avait choisi, et il avait déjà en tête le ton qu’il voulait donner au jeu. Moi, j’avais fait un morceau atmosphérique et deep pour le niveau didacticiel, car c’était un niveau que les gens allaient devoir rejouer constamment. Et pourtant, il collait bien au reste. » Derrick May abonde dans ce sens : « Beaucoup de gens ne le prennent pas au sérieux parce que c’est un drôle de type, mais c’est un artiste très sérieux, très intelligent et il s’implique à fond dans ce qu’il fait. Il s’est attablé avec Masakazu Hiroishi (alors découvreur de talents musicaux pour Sony, ndlr), et ils ont sélectionné chaque artiste un par un. Il a joué un rôle majeur en rassemblant tout le monde et en faisant de ce projet une réalité. »

S’il salue également les choix du producteur, Scan X rappelle le contexte particulier dans lequel cette musique encore jeune était composée. « À l’époque, il y avait la trance, la house, et la techno divisée en un ou deux sons. On était moins nombreux, et il y avait une espèce d’unité. À un moment donné il y avait tel son, et trois mois plus tard, c’était parti dans une autre direction… Cette BO, c’est aussi une photographie musicale de l’époque. » Un instantané d’un âge d’or qui a participé à la démocratisation de la techno selon Derrick May : « Dans ces années-là, travailler sur un tel projet permettait de donner de la visibilité à cette musique, pas seulement en l’écoutant, mais aussi en la ressentant à travers le jeu. D’ailleurs, j’aurais adoré travailler sur le film, mais je n’ai pas été sollicité. » Si le jeu a assez mal vieilli, sa musique, elle, n’a pas pris une ride. Vingt ans plus tard, c’est Steve Aoki qui remixera le thème de l’animé Ghost in the Shell pour le blockbuster de 2017. Pas sûr que sa musique connaisse la même postérité.

Trax 210, avril 2018
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