Par Maya Elboudrari
« Ce n’est plus possible que lorsque j’achète mon billet pour une soirée, je me demande si on va me toucher, me harceler. C’est aux agresseurs d’avoir peur de venir à nos événements, d’avoir peur de se faire sortir ». Pour que la peur change de camps, Imene, du collectif Agressive.s a lancé avec quatre autres jeunes collectifs Les Bienveilleur.se.s. Un regroupement inter-organisations, pour expérimenter ensemble des solutions afin de rendre les soirées plus sûres vis-à-vis des violences sexistes et sexuelles, mais aussi pour la réduction des risques liés aux drogues. Les collectifs partagent leurs contacts, leurs compétences, leurs méthodes, mélangent les publics et les bénévoles.
Léopoldine, du collectif Kluster, travaille sur ce projet depuis un an. « Pendant l’été 2020, à la grande époque des open air sauvages, j’ai constaté qu’il y avait un climat pas du tout safe en soirée. Plusieurs fois, des copines se sont plaintes de soucis aux orgas, qui leur répondaient : ” Vous voulez qu’on fasse quoi ? ” ». Pour elle et ses camarades, la solution se trouve pourtant du côté des organisations, qui doivent prendre en main ces questions et non les déléguer à des associations extérieures. D’où le rassemblement que Nuits de Grâce, Cent Lendemains, Agressive.s et La Fesste ont depuis rejoint. « On est des petits collectifs dans une grande industrie. Pour qu’on puisse porter nos valeurs, il faut qu’on collabore », ajoutent Lucas et Nausicaa pour Cent Lendemains.

Bénévoles en gilets jaunes
L’un des outils principaux testés par ces collectifs s’appelle la « Brigade safe ». En gilets jaunes fluorescents, plusieurs bénévoles peuvent être interpellés par les danseurs et danseuses s’ils – ou plus souvent elles – sont harcelées, agressées, se sentent mal, ou s’ielles aperçoivent quelqu’un en difficulté. Lancée l’année dernière, l’initiative ne se basait à l’origine que sur la bonne volonté d’une poignée d’habituées désabusées des agressions pendant les fêtes. Léopoldine vise à présent au minimum deux bénévoles par centaine de participant·es, préparé·es à la gestion des violences ou aux premiers secours. « À la première soirée, on a réussi à sortir quatre ou cinq personnes, dont un homme en train de verser une substance dans un verre. C’était dingue de se dire qu’on arrivait déjà à faire une différence ».
C’est réconfortant de savoir que s’il y a un problème, quelqu’un est là pour les écouter.
Meryem, bénévole
Et avant même que les problèmes se posent, selon Maëva, bénévole à Nuits de Grâce, « les gilets jaunes nous rendent visibles, ils dissuadent un peu les gens d’avoir des comportements problématiques ». Pour elle, leur rôle implique avant tout la prévention et la médiation : par exemple, aller discuter avec le public pour présenter les règles de la soirée, allant du respect de la nudité d’autrui au consentement. Ces bénévoles font pour l’instant surtout partie des organisations, mais à terme, celles-ci voudraient aussi intégrer une partie de leur public formée à ces questions. « C’est réconfortant de savoir que s’il y a un problème, quelqu’un est là pour les écouter », témoigne Meryem, bénévole à la soirée Nuits de Grâce du 27 novembre. « Et rien qu’en venant nous voir, ils sont déjà dans la bienveillance : être bienveilleur·se, c’est se protéger soi et protéger les autres ».

Accompagner avant, pendant et après la soirée
En dehors de la Brigade safe, les cinq collectifs proposent d’autres dispositifs. Kluster organise des jeux de sensibilisation, Cent Lendemains des ateliers d’auto-défense, Agressive.s des stands où sont recueillies la parole et les besoins de celles qui ont eu des mauvaises expériences en soirée. Et l’échange d’idées n’en est qu’à ses prémices : ils envisagent aussi de créer des espaces sobres, des espaces calmes, ou encore en non-mixité. Même si « mettre en place ne serait-ce qu’un dispositif, ça coûte du temps et de l’argent », rappelle Maëva.
Pour l’instant, certains ne rendent accessible leur billetterie qu’après avoir rempli un formulaire. Par ce biais, ils interrogent notamment les fêtards sur leur réaction s’ils étaient témoins d’une agression, et envoient de la documentation à ceux qui semblent perdus. Toutes les organisations insistent ainsi sur l’importance d’une communication claire, d’une tolérance zéro vis-à-vis des agresseurs, et des rappels de leurs valeurs au public, en mettant l’accent sur le consentement. Charte, mails, réseaux sociaux, affiches, briefing à l’arrivée et même intervention au micro entre deux sets. Ils ont aussi pour projet de monter un annuaire commun rassemblant médecins ou psys safes, afin « d’accompagner les gens avant, pendant et après la soirée », rapporte Imene.
Témoins actif·ves et soirées en petit comité
Les Bienveilleur.se.s revendiquent en effet un objectif plus large : politiser les fêtes autour de valeurs comme la solidarité, le féminisme, l’auto-gestion, le partage de responsabilités, etc. « La fête doit être le reflet du monde qu’on a envie de faire advenir », résument Cent Lendemains. L’un des points clés consiste pour eux à « casser la barrière entre organisations et public ». Au programme : former des « témoins actif·ves », qui devraient savoir reconnaître les situations problématiques et réagir. « Le public peut compter sur les organisations : on essaye de se former, d’organiser plein de choses, mais on doit aussi pouvoir compter sur notre public en retour », avance Maëva. « C’est important qu’en arrivant à la soirée, le public se sente acteur, plutôt que consommateur. Et ça, ça dépend aussi du style d’audience qu’on construit », complète Léopoldine.
En multipliant les gens, on multiple les risques.
Lucas, Cent Lendemains
Les collectifs misent ainsi sur des soirées allant de 50 à 800 personnes au maximum, en cultivant le bouche-à-oreilles. « Pour l’instant, je ne peux pas garantir à mes amis que je pourrais leur proposer une fête safe, si on dépasse 500 personnes. On n’a pas envie que des agressions adviennent dans nos espaces ; et en multipliant les gens, on multiple les risques », justifie Lucas. Ils intègrent peu à peu des nouveaux, en tentant de les sensibiliser au fur et à mesure à leurs valeurs. « Avec une bonne partie d’habitués, quand des nouveaux arrivent, ils sont tout de suite accueillis dans une atmosphère safe, et ça fait basculer l’ambiance du bon côté », explique Léopoldine. Cette responsabilisation du public représenterait une alternative à d’autres dispositifs de sécurité lors de petites soirées. Kaïna, croisée à la soirée Nuits de Grâce, décrit : « Si tout le public est averti, on prend soin les uns des autres. On a moins besoin de vigiles, qui finalement sont plutôt oppressants ».
« Je peux m’habiller comme je veux, je n’ai pas peur »
Pour entamer ce processus et marquer leur lancement mi-novembre, les Bienveilleur.se.s ont organisé une formation en ligne, qu’une petite centaine de participant·es a suivi. Julie, de l’association Consentis, y a partagé des infos sur le consentement, des chiffres – 57% des femmes se sentent par exemple en insécurité dans les milieux festifs, contre 10% des hommes – et des conseils pour réagir face à des violences en soirée. Parmi celles et ceux qui l’ont suivi, Sophie garantit : « Je me sens plus à même de réagir, comment aider, quelles phrases employer, sans me mettre en danger ».

Ce n’est pas la seule à être convaincue. Emmanuelle témoigne : « Je viens pour la bienveillance à NDG, c’est une garantie. Je peux m’habiller comme je veux, aller faire pipi toute seule, me perdre et danser, je n’ai pas peur, il n’y a pas de mecs relous ». Pour certain·es, la question devient même un critère lors de leurs sorties. Florian affirme par exemple : « Je préfère passer à côté d’une bonne soirée avec un risque d’agression, ce qui de toute façon transforme n’importe quelle fête en mauvaise expérience ».
Cela pourrait le devenir pour Sophie aussi, qui a vécu plusieurs moments de violences en milieu festif et a été confrontée à l’indifférence des organisations. « Je ne m’étais jamais dit qu’on pouvait changer les choses. C’est tellement ancré dans ma tête que lorsqu’on sort, il y a un risque que les agressions arrivent, qu’il faut juste faire attention et vivre avec. Pendant longtemps, je ne buvais qu’un verre, d’une traite, pour être sûre de garder toutes mes capacités. Si je savais qu’à tel ou tel endroit, les gens étaient formés, je pourrais enfin me relaxer et profiter pleinement de ma soirée ».