Comment le patron de la house de Detroit Mike Huckaby a revisité le jazz cosmique de Sun Ra

Écrit par Riwan Marhic
Photo de couverture : ©D.R.
Le 04.12.2017, à 17h20
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©D.R.
Écrit par Riwan Marhic
Photo de couverture : ©D.R.
Emblématique patron de Record Time, le disquaire le plus influent de la scène électronique de Detroit dans les années 1990, Mike Huckaby connaît la musique sur le bout des doigts. Le patron des labels Harmonie Park et S Y N T H, surnommé The Roland King, s’est donné une tâche titanesque : éditer le free-jazz ésotérique de Sun Ra pour le rendre plus accessible au grand public. Le tout à partir d’enregistrements sur bandes magnétiques. C’est d’ailleurs sur ce support qu’il jouera au New Morning le 11 décembre. Entretien avec l’un des plus savants musiciens de son époque.

Pianiste surdoué, passionné d’astronomie, Sun Ra (1914-1993) a éclaboussé le jazz de son talent avec son ensemble, l’Arkestra. Herman Poole Blount de son vrai nom, il s’est créé un personnage cosmique, prétendant même s’être rendu sur Mars dans son enfance. Fasciné par les complexes envolées free-jazz de ce pionnier de l’afrofuturisme, Mike Huckaby a décidé de revisiter son oeuvre pour la rendre plus accessible. Le prolifique producteur de Detroit a déjà sorti deux edits de ses morceaux favoris. Un travail réalisé à partir de bandes magnétiques. 

Pour commencer, comment est né ce projet ? Comment as-tu mis la main sur ces bandes de magnétophone ?

Tout est parti d’une discussion avec le disquaire de Rush Hour à Amsterdam. J’avais déjà fait plusieurs sessions Sun Ra, et je leur ai dit que je voulais en faire une à Amsterdam, ce qui les a poussés à écouter quelques-uns de mes edits de Sun Ra, et j’ai fini par publier mes edits avec eux. Ça collait bien. Mais dis-toi que la plupart des morceaux sont des fichiers digitaux qui m’ont été envoyés. Par contre, quand je joue en soirée, c’est avec des bandes magnétiques.

Est-ce que tu voulais faire des edits dès le début ou avais-tu autre chose en tête ?

Mes edits sont dirigés par la sensibilité de ce qu’un musicien de jazz ferait. Je change complètement de casquette quand je fais ces edits. Certains passages ne pourraient pas être répétés ou rallongés plus d’une fois car ça n’aurait pas de sens du point de vue d’un enregistrement de jazz. Tu ne peux pas porter la casquette du DJ électro, house ou techno quand tu fais ça. Ça ne conviendrait pas en ce qui concerne cette musique.

Qui est Sun Ra pour toi ? Comment as-tu découvert sa musique, et qu’est-ce qui a gardé ton attention jusqu’aujourd’hui ?

Je suis connecté à Sun Ra par la façon dont il envisage les gammes et la théorie de la musique. On pourrait dire que c’est ce qui a fait vibrer ma corde sensible. Sun Ra a la capacité d’introduire énormément de tension dans son jeu au piano. Il provoque un certain sentiment de désastre, de calamité et de confusion dans les structures d’accords denses qu’il choisit. Mais la magie vient de la façon dont il termine ces passages pesants pour créer un sentiment de paix et de calme à la suite. Je dis toujours que c’est une chose que tous les fans de Sun Ra apprécient, même s’ils ne s’en rendent pas compte.

Certains producteurs disent que la première vague de techno à Detroit n’a pas été influencée par le jazz, dirais-tu la même chose à propos de la house ?

Je ne suis pas d’accord. Les producteurs de Detroit viennent d’un melting-pot et aucun style musical n’en était exclu. C’est encore plus vrai pour la house, qui s’est toujours développée dans la continuité du jazz. Surtout quand on écoute les accords dans la house, qui sont souvent des versions dépouillées d’accords de jazz élaborés.

Dirais-tu qu’il y a quelque chose que tu as “appris” de Sun Ra qu’on pourrait retrouver dans tes morceaux deep house ? Il paraît que tu aimes étudier d’autres genres pour chercher comment certaines de leurs techniques pourraient être appliquées à ta production.

En effet. J’ai toujours dit que l’oreille cherche tout le temps quelque chose d’intéressant à écouter. Ainsi, la façon dont j’ai décrit sa capacité à évoquer une émotion dans ses enregistrements est directement liée à ma manière de chercher à faire la même chose dans un enregistrement électronique. Ca n’a juste pas la même apparence en house, il faut prendre ça en compte.

Puisque la plupart de nos lecteurs sont nés dans les années 1980-90, ils n’ont sûrement jamais vu ou utilisé de magnétophone à bandes. A quoi ressemblent-ils ? Y en avait-il beaucoup quand tu as commencé à produire ?

Je suis toujours surpris quand je passe la sécurité dans un aéroport et que les agents louchent sur mon magnétophone ! Ils me demandent “Mais qu’est-ce que c’est ?” Je ne peux pas le croire. Ça démontre juste que les gens ne font pas leurs propres recherches, et sûrement pas en ce qui concerne la musique non plus. La seule raison pour laquelle Sun Ra touche un nouveau public est grâce à des gens clés, et parce que sa musique offre un sentiment de liberté auquel beaucoup peuvent se sentir connectés. Les bandes magnétiques sont plus chaleureuses. Il n’y a rien de comparable. Quand je joue à partir d’un magnétophone, ça remplit la salle comme par magie. C’est aussi pour ça que je le fais. Parce qu’on a dit que ça ne pourrait pas être fait. C’était une façon essentielle d’enregistrer tes morceaux masterisés. C’était même la seule façon d’enregistrer tes masters avant le digital.

Comment t’en servais-tu en studio, et comment les utiliseras-tu pendant tes performances en live ?

C’est facile : tu enregistres simplement ce dont tu as besoin sur une bande, et tu joues à partir de ça. Il n’y a pas de rituel musical par lequel il faudrait passer. 

Sun Ra est un musicien complexe, comme sa musique. Ce n’est pas forcément quelque chose à laquelle on accroche directement à la première écoute sans être un peu “éduqué”. C’est assez contraire à la dance music, qui est très physique, avec un groove généralement facile à suivre.

Absolument. Je dis souvent que l’initiation à Sun Ra nécessite une introduction. Et oui, j’essaye de rendre ses enregistrements plus accessibles par mes edits en gardant la perspective jazz à sa place. Tu ne peux pas éditer “électroniquement” du jazz avec de la compression et des filtres plein la tête.

Crois-tu que tes edits rendent la musique de Sun Ra plus accessible ? 

Oui, j’ai le sentiment de rendre ses edits plus directs ou intéressants. Je me concentre souvent sur la partie percussion de ses enregistrements. Il y a aussi beaucoup de mélodies intéressantes qui ne sont jamais répétées plus d’une fois. C’est un élément que je prends aussi en considération quand c’est possible.

A quel point est-ce différent de travailler avec la musique de Sun Ra, en comparaison avec les remix que tu as réalisés pour d’autres producteurs électroniques ?

C’est souvent très difficile de trouver le bon début ou la bonne accroche dans certains enregistrements de Sun Ra. Il faut souvent faire une supposition, ou deviner. Mais le principal, c’est une perspective de musicien de jazz. J’ai étudié la théorie musicale pendant dix ans, et c’est d’une importance cruciale dans ce travail.

Le jazz repose grandement sur les solos et l’improvisation, c’est réellement une musique live. Ne perds-tu pas un peu de cette énergie en travaillant avec des enregistrements ? 

Pas du tout, puisque ce n’est qu’un enregistrement. Tu ne peux pas éditer une performance live, n’est-ce pas ? Encore une fois, la clé est de ne pas interrompre l’expérience de l’auditeur, et de rendre ta reprise parfaitement crédible. Si tu y arrives, l’auditeur ne remarquera rien de différent.

La partie visuelle occupait une place centrale pour Sun Ra et l’Arkestra. Vas-tu essayer de recréer en partie cela dans ta performance ?

Oui, c’est devenu une partie cruciale de l’expérience. Souvent, cela crée la possibilité pour l’auditeur de saisir la complexité des enregistrements de Sun Ra. Je savais qu’il me manquait quelque chose, et je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agissait.

Mike Huckaby présentera son live à partir des bandes de Sun Ra au New Morning de Paris le 11 décembre.

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