Une tente obscure où brillent des totems fluo multicolores éclairés à la lumière noire. Sur une table, des biscuits portent l’inscription “goûtez-moi” comme dans Alice au pays des merveilles. Le tout englouti dans un nuage de fumigène.
D’entrée, on est dans l’ambiance. En sortant de l’installation, le visiteur un peu embrumé manque de se cogner aux deux hôtesses tout sourire qui attendent avec des gommettes à coller “à l’endroit où tu veux te faire embrasser pendant la soirée” et des pendentifs figurant chacun un “super petit pouvoir” valable jusqu’au matin. Ils donnent le droit de taxer des clopes, de se faire servir un verre au bar, de lancer une chenille ou de couper les files des toilettes… Cette nuit d’octobre 2015, tous les moyens seront bons pour pousser les gens à se parler, se rencontrer. Bienvenue à Otto 10, la fête plus rafraîchissante de la capitale.
Au commencement, la frustration
Tout a démarré au printemps 2013 avec un appel à financement pour un projet de soirée. La vidéo accolée jouait le décalage en montrant des gens étonnés qu’un barman leur ait souri, que des clubbeurs sortent réellement par amour de la musique, que différentes couleurs de peau puissent se mélanger sur un dancefloor… Le collectif reprenait phonétiquement le nom d’Otto Dix, génial peintre allemand de l’entre-deux-guerres qui se réjouirait probablement de se voir ainsi détourné.
Derrière l’initiative, une équipe de treize clubbeurs frustrés par la nuit parisienne. “On trouvait que la fête, en particulier en club, était trop répressive, trop m’as-tu-vu, pas assez dansante, avec des barmans désagréables”, se souvient Adrien Utchanah, metteur en scène de profession et directeur artistique du projet. “On a essayé de faire passer ça dans notre vidéo sur le ton de l’humour. Le texte qui l’accompagnait disait aussi : Nous voulons injecter de la convivialité, de la folie et de la spontanéité là où tous ces mots ont souvent été remplacés par individualisme, consommation et répression”. Le fait de passer par une collecte de fonds collait bien à notre projet, qui est participatif. Tu donnes de l’argent, tu t’investis, tu deviens membre de l’association. “Quelques semaines plus tard, 679 personnes avaient cotisé et le seuil de 5 000 euros nécessaire pour la première fête était dépassé.”
“Que votre volonté soit fête”
Le premier rendez-vous fut fixé dans un splendide loft flanqué d’un jardin, en banlieue parisienne : des vinyles suspendus au plafond, un stand d’articles de créateurs posé sur l’herbe, des déguisements en libre-service pour le public, la sécurité assurée par de beaux Brésiliens souriants et la musique jouée par Romain Play et Chris Carrier, qui se baladaient entre house et disco…
Quelque 250 joyeux fêtards maquillés et bariolés se sont amusés de midi à minuit dans une ambiance survoltée. Près de trois ans plus tard, l’équipe d’Otto 10 totalise une dizaine de soirées, dans tous les formats possibles. Après le loft, elle a posé ses bagages dans un squat d’artistes, sous un chapiteau, sur un parking, dans un complexe associatif et même dans le désert du festival Nowhere en Espagne… Ses événements, joliment sous-titrés “Que votre volonté soit fête”, qui ont accueilli de 400 à 2 500 personnes, se sont déroulés de jour, de nuit, et même de jour et de nuit… Petit à petit, le concept s’est précisé. Chacune des soirées porte désormais un nom, dont découle un thème qui donne la direction de la décoration et d’une multitude d’animations.
House malsaine, majordomes et poule à facettes
La dernière fête, qui s’étirait 25 heures durant dans un complexe culturel de la banlieue nord de Paris, était curieusement intitulée “Je suis pas fatigué mais j’irai pas me coucher”. L’équipe emmenée par Adrien a donc divagué sur les thèmes du réveil, du somnambulisme, des créatures de la nuit, du rêve… Clara 3000, du label Kill the DJ, envoya six heures durant une house mentale délicieusement malsaine sur le dancefloor du premier étage, au-dessus duquel une véritable poule à facettes pondait un œuf, lui aussi scintillant de mille feux, entourés d’une forêt de nuages.
Dans les espaces voisins, on trouvait une salle de bataille de polochons avec stroboscopes, gros riffs de metal et plancher renforcé pour amortir les chutes, un chill-out organisé autour d’une structure de bois en étoile à laquelle étaient accrochés huit hamacs, avec un théâtre d’ombres chinoises, des projections de films de Méliès, une crèche peuplée de peluches où déposer son doudou, un stand de bodypainting, un coin avec des lits superposés et des majordomes en tenue pour prendre soin des fêtards fatigués. Le rez-de-chaussée abritait un autre dancefloor avec une cabine de DJ planquée sous une arche de cylindres en carton servant de support à des projections de mapping, sous laquelle Adrien improvisa un show dans un improbable costume de pharaon, tandis que s’organisait depuis l’étage un lâcher de flacons de paillettes suspendus à des parachutes. Dans la cour, le Camion Bazar, qui accueillait Acid Arab, était au diapason avec sa décoration de kermesse disco entre flamant rose, licorne gonflable et arc-en-ciel lumineux.
Otto 10, une Grosse Bertha
La production des soirées Otto 10 est devenue une véritable machine. Les treize fondateurs, qui prennent ensemble les principales décisions au sein du bureau de l’association, ont été rejoints par une cinquantaine de sympathisants. Des ateliers de brainstorming sont organisés plusieurs mois en amont, le site est préparé la semaine précédant l’événement. Seuls les DJ’s, VJ’s, vigiles, roadies et barmans sont rémunérés, les organisateurs étant tous bénévoles. “Si l’on commençait à se payer, on ne ferait plus ça pour les mêmes raisons, explique Adrien. Nous fonctionnons à la façon de festivals participatifs comme Burning Man ou Nowhere, où les participants ont la possibilité d’être un rouage de l’événement. On les responsabilise, ils mènent leur projet du concept au démontage, c’est là qu’ils trouvent leur gratification. Je mets juste en place une structure avec des groupes, des tableaux de répartition des tâches, des plannings et des échéanciers. Plus c’est huilé, mieux ça fonctionne.”
Quant à la programmation musicale, elle est gérée par un petit groupe dédié, mais les treize membres d’Otto 10 peuvent faire des propositions. Comme l’indique Fabien Kratz, le président de l’association, “la couleur de base est plutôt house de club allemande, tandis que Romain Play apporte une touche de disco et de rock sur sa scène du Camion Bazar. Pour la dernière fête, on a choisi Clara 3000, Ata, Benedikt Frey et Edward, puis on a construit la programmation autour d’eux. On tente des choses, c’était la première fois qu’on avait une scène techno. Pour la prochaine, il y aura un chill-out et on a demandé à Romain de nous préparer un set d’ambient.”
Revenir à “la fête originelle”
Le fait que les organisateurs ne se rémunèrent pas joue profondément sur la façon dont l’événement est conçu. Les prix sont corrects pour une soirée classique, mais très bas une fois rapportés à l’ensemble des prestations proposées. En l’absence de préoccupation pécuniaire, pas besoin de gonfler le chiffre d’affaires via des partenariats avec des alcooliers qui viendraient défigurer la décoration. “L’idée est de revenir à la fête originelle, assure Fabien. On se rassemble autour du plaisir, du partage, l’argent n’est pas la motivation. Le moteur de la société qui nous entoure est la consommation. Avec ce projet, on essaie de voir les choses différemment.”
Organiser une fête pour le plaisir, l’initiative n’a finalement rien de révolutionnaire, une bonne partie de la scène techno ayant toujours fonctionné sur la seule passion. Mais à Paris, où tous les collectifs qui rencontrent le succès semblent avoir pour but de se professionnaliser, on semblait presque l’avoir oublié.