Par Louis Borel
Sa taille intimidante s’étend là, perdue dans la campagne, carcasse d’une baleine monstrueuse, navire échoué ou préoccupant ovni. Cet isolement, entre les vaches normandes et un entrepôt en tôle décrépie, c’est ce qui a d’abord attiré Cécile di Giovanni. Le hangar à dirigeables d’Écausseville, singulier fossile de la Première Guerre mondiale, lui rappelait cette Amérique rurale qui s’étire à l’infini, ces résidences de films d’horreur prises pour cible, celles de Jeepers Creepers ou Scream. Le cabanon de son grand-père, aussi, égaré dans une forêt du Sud, près de Sanary où elle a grandi. Le vieil homme malade ne parlait pas. Pour communiquer, il utilisait les objets. Il passait des jours entiers dans son atelier et s’attachait à bricoler des formes improbables qu’il offrait à ses petits-enfants. « Ce lien à la construction, cet échange par la matière, c’est peut-être le premier rapport à l’art que j’aie connu », se souvient la plasticienne.
Alors quand Marlène Huard, la co-organisatrice et programmatrice du festival Nord fiction la contacte il y a six mois, elle n’hésite pas. Cette passionnée infatigable que Cécile connaît de loin, déjà derrière les Traversées sonores à Granville, veut lancer avec son mari Guillaume Monnier un nouvel événement autour de l’imposant bâtiment. Un rendez-vous musical pointu, comme à leur habitude, mais aussi plastique — le hangar accueillera les œuvres, les scènes seront installées dehors. Marlène pense à une exposition conventionnelle, éventuellement à des installations. Pour l’artiste, pas le choix : si travail commun il y a, il devra être « grand — à la hauteur du monument ». Quitte à refonder pour plusieurs jours, sous la voûte bétonnée, l’atelier qui l’a tant intriguée enfant.

« Ghosts », Guns N’ Roses et 106 tunée
Heureux hasard, Cécile mûrit depuis quelque temps un projet d’envergure. Une production au long cours, en plusieurs actes, centrée sur ses principales obsessions : le décor, et les États-Unis — mais ne sont-ce pas les deux faces d’une même pièce ? Elle, qui a pourtant déjà traversé deux fois l’Atlantique il y a plus de dix ans, préfère continuer à nourrir de l’Hexagone l’imaginaire qui l’a toujours bercée. « Je pense avant tout l’Amérique en symboles. J’ai de ce pays une vision qui n’existe probablement pas, admet-elle. Il y a cette peur, en y retournant, que le mythe s’effrite. Autant exhumer ici ce qui nous vient de là-bas. »
Depuis petite, la plasticienne est fascinée par la démesure de l’Oncle Sam. À huit ans, elle tombe sur le court-métrage « Ghosts », de Michael Jackson, et ne s’en remet pas — elle tentera avec acharnement de le retrouver sur M6. Dans la chambre du copain de sa sœur, elle louche sur les posters kitsch de Guns N’ Roses. Quand il passe la chercher, le soir en bas de la maison, elle est hypnotisée par le ronron de sa 106 tunée. « J’étais très touchée par cette esthétique directe, brute de décoffrage, très premier degré », remet-elle. Proche, en somme, de l’imagerie redneck qu’elle affectionne tant.
Mon travail se résume à reconstituer un monde dans lequel je me sens chez moi — quand bien même serait-il peuplé de monstres.
Cécile di Giovanni
Avec une série de pièces intitulées « Dark places », Cécile cherchera, à travers l’imitation de lieux US emblématiques, à interroger la légende nationale, souvent hybridation troublante d’images réelles et de flamboyantes figures fictives. Ne visant, dans le fond, qu’à renouer avec ses premiers émois juvéniles. « L’enfance est une période protégée, pendant laquelle tu peux faire ce que tu veux en pensant ne rien risquer, élucide-t-elle. Puis tu passes à l’âge adulte et la vie se transforme. Violemment. » D’autant violemment, pour cette trentenaire, que son adolescence s’est déroulée à l’époque des attentats du 11-Septembre, alors que le mirage américain s’estompait définitivement dans l’imaginaire collectif. « Tout à coup, une autre réalité se dessinait, avec l’impossibilité de revenir en arrière, poursuit-elle. Mon travail, je pense, se résume à faire la paix avec mon enfant intérieur et à reconstituer un monde dans lequel je me sens chez moi — quand bien même serait-il peuplé de monstres. »
Huit jours et 5 000 euros
« Go to church. Or the Devil will get you! » doit constituer le premier volet de « Dark places ». Une reproduction de la façade d’une chapelle dans le style southern gothic, proche de la bâtisse qui se dessine en arrière-plan du mythique tableau de Grant Wood. Alors que Cécile peine à réunir un budget, Nord fiction met le paquet. Ni dans l’institution ni sur le marché, le créneau aussi décalé qu’inespéré ravit l’artiste. « Il n’est pas toujours évident de se ménager une place dans le milieu de l’art contemporain, glisse-t-elle. Avec une initiative comme celle-là, je trouvais excitant de prouver qu’il y a toujours un moyen de faire. » Certes, l’enveloppe de 5 000 euros fournie par le festival représente peu. Mais c’est déjà assez — quand bien même faudrait-il renoncer à se payer. Consciente qu’elle ne parviendra pas à abattre le travail toute seule, la plasticienne fait appel à Bankal & Decker, une association de décorateurs. Et, devant leur participation à l’évidence plus qu’active, suggère même de les créditer comme co-artistes. « Alors qu’on a l’habitude de rendre des comptes à des réalisateurs ou des producteurs aux idées arrêtées, on pouvait soudain façonner ce projet comme on voulait, s’enthousiasme Arsène Filliatreau, graphiste de formation qui codirige le collectif avec Nils Brunel, diplômé en design. Même chez les artistes, beaucoup viennent te voir, te fournissent un brief puis disparaissent. Cécile était ouverte à toutes les propositions. »

Avec leurs ingénieux comparses Erwan Faucon et Yoann Pellerin, les deux chefs sont rodés aux plans déments. La veille des opérations, la petite bande arrive à 4 heures du matin d’un montage d’exposition à la Cité des télécoms, en Bretagne, dont le radôme mesure 50 mètres de haut sur 64 mètres de diamètre — autant dire que les 30 mètres sous plafond du hangar ne les impressionnent pas. Ils débuteront le chantier à 9 heures et enchaîneront les journées de 14 heures, sans ciller. Comme ils ont déjà collaboré avec Cécile, aucun doute que l’alchimie opère. « J’admire leur faculté à toujours distinguer des solutions, analyse-t-elle. D’aller à l’essentiel, sans frustration. » Sa fonction de directrice créative, pourtant, déroute un temps celle qui était avant set designer pour Virgil Abloh, chez Off White. « C’était la première fois que j’abordais une pièce aussi vaste non pas pour un autre artiste, mais pour moi », observe-t-elle. Une position qui finira malgré tout par lui plaire : « J’aime poser un concept et faire dialoguer tous les corps de métier, dans lesquels je n’ai pas forcément d’expertise, au service de cette idée. » « On avait nos outils et on savait qu’on parviendrait à quelque chose sans savoir exactement quoi. C’est notre côté “bancal”, complète Arsène. Cécile était là pour indiquer la direction et tirer la sonnette d’alarme — “l’équerre”, c’était elle ».
Mariage détonnant et diables qui ricanent
Les collaborateurs-constructeurs, pros du recyclage, ont rapporté du tournage d’une série TV française une soixantaine de feuilles décor, ces grands panneaux de bois réutilisables. Ils les emploieront pour la chapelle. Les trois premiers jours, Erwan et Yoann s’occupent de la menuiserie tandis qu’Arsène et Nils révisent la forme de l’œuvre. « Au début, la tour ressemblait à une fusée, elle avait une dimension trop fallique, jauge Arsène. Il fallait la reproportionner. » Le troisième jour, accompagnée des techniciens du festival, l’équipe édifie en une matinée l’échafaudage haut de 12 mètres qui va porter la devanture. « On songeait d’abord à une structure en bois, mais on n’avait ni le temps ni le budget, poursuit le cofondateur de Bankal & Decker. Avec Nils, on venait d’achever un projet d’échafaudage ambulant pour une compagnie de danse. On s’était rendu compte du potentiel pratique et esthétique de ce médium. » Tant qu’à faire, le groupe comme Cécile, inspirés par l’ahurissante mise en scène des Amants du Pont-Neuf de Léos Carax, tiennent à ce que la structure se voie — il faut qu’elle fasse toc. Mieux : une fois l’œuvre achevée, le spectateur pourra tourner autour. « On voulait assumer cet aspect factice, ce côté parc d’attractions, inciter à regarder ce qui se passe derrière, raconte la plasticienne. C’était une façon d’insister sur l’absurdité de nos représentations, qui ne se limitent souvent qu’à la superficie. » Le septième jour, entreprise délicate : le clocher, censé donner une ampleur supplémentaire à l’œuvre, doit être posé — pas sûr qu’il tienne. L’opération réussit, sous les applaudissements et dans l’épuisement. En un peu plus d’une semaine, l’exploit aura été accompli — ériger, à cinq aidés de deux stagiaires, un lieu de culte à partir de la poussière.

Et parce qu’elle n’aime rien tant que détourner les signes, Cécile apporte au huitième jour — quand le Seigneur s’en est allé — une touche finale : un diable sur chaque côté de la façade. Comme ascendant vierge joue le premier soir du festival, elle en profite même pour inaugurer la chapelle. Mathilde Fernandez, leader du duo baroque qu’elle a rencontrée aux beaux-arts, est une amie très proche. Elles ont l’habitude de performer, alors ni une ni deux, l’exubérante chanteuse débarque en robe de mariée. Le « crouple » — contraction de « crew » et de « couple » —, comme elles aiment à s’appeler, se passera la bague au doigt le 17 juin 2022 dans le hangar, à l’abri des regards. « Que Mathilde, qui est là depuis le début et alimente intensément mon travail, vienne activer cette œuvre inédite, c’était très émouvant, confie Cécile. La meilleure manière de clore cette éprouvante semaine de construction. »

Las, « Go to church. Or the devil will get you! » n’aura même pas tenu le temps de l’événement. Le deuxième soir, Nord fiction est annulé pour cause d’orage — sous les éclairs qui tombent, les diables ricanent. Alors qu’il était potentiellement prévu qu’elle soit prolongée pour l’été, l’installation n’aura été visible qu’une journée. Décourageant, un geste créatif si radical ? « Au contraire, ce sont de pareilles circonstances qui rendent une œuvre encore plus singulière, réagit Cécile. Je lutte constamment pour échapper à la nostalgie : une fois qu’une pièce a été réalisée, elle ne dépend plus de moi. » Juste avant le démontage, un détail livré par un habitant du coin ne lui aura toutefois pas échappé, jubilatoire : ce tonitruant hangar, les locaux le surnomment entre eux « la cathédrale ».