« Je pense que Detroit est la seule ville d’Amérique du Nord qui aurait pu voir la naissance de la techno. Il y a ici une certaine atmosphère qui est à la base de cette veine créatrice. » Juan Atkins, dans Universal Techno.
L’étude de David Maraniss, journaliste au Washington Post et lauréat du Prix Pulitzer, s’intéresse aux facteurs qui ont contribué au succès du célèbre label Motown. Si la forte immigration afro-américaine ou les salaires élevés de l’époque y sont bien évidemment évoqués, le journaliste s’est attardé sur des détails peu étudiés comme l’architecture des maisons ou le prix de livraison des pianos, étayant ainsi la liste des facteurs déterminants dans l’émergence du son de Motown.
Intriguée par la thèse du journaliste, l’équipe du Guardian en a repris les grandes lignes pour l’appliquer à d’autres mégalopoles, cherchant à déceler les facteurs à l’origine de l’émergence de la techno, du grime ou du hip-hop notamment.
Detroit : de la Motown à la techno, ou la relation entre classe moyenne et l’architecture américaine
Venant pour l’essentiel de la classe moyenne (plus aisée que dans le reste des Etats-Unis), les jeunes prodiges qui ont fait le succès du label Motown Records ont grandi dans de grandes maisons typiques de la banlieue de la Motor City. Leurs salons y étaient grands, et habités par des instruments peu présents chez les ménages des autres villes, formant dès le plus jeune âge, l’oreille des futurs talents.
Interrogé par David Maraniss, Earl Van Dijke, un musicien célèbre, prend l’exemple du piano, facilement livrable dans tous les salons de Detroit : La configuration de la ville – un ensemble composé essentiellement de maisons unifamiliales avec deux étages maximum – couplée aux salaires élevés et aux prix attractifs des pianos, ont joué un rôle déterminant dans l’émergence du son de Motown.”
L’environnement urbain a également déteint sur les artistes de la génération suivante. Au-delà de la “musique des machines” évoqué par Derrick May dans Universal Techno, les DJ’s fondateurs de la techno venaient également de cette classe moyenne, comme nous le racontait Jeff Mills dans notre numéro spécial sur Detroit: “La plupart de ceux qui ont lancé la techno à Detroit sont issus de la classe moyenne. Tous ceux que je connais avaient des familles où les parents travaillaient, ils ont été au lycée et à l’université, et ils adoraient juste la musique.“
Une banlieue plutôt chic donc, qui a vu les mélomanes instruits et ayant accès aux instruments se transformer en musiciens hors-pairs, et devenant de ce fait, les fondateurs du son de Motown et de la techno d’aujourd’hui.
Les garages de Seattle comme berceaux du grunge
© Nicolas Claise
Antres des bidouilleurs informatiques et des boys bands lycéens, les garages chauffés du Nord-Ouest américain ont également joué un rôle dans l’émergence de nouveaux styles.
Des premiers groupes rock comme Wailers, Sonic ou Trashmen au grunge de Nirvana, les garages présentaient un compromis idéal pour les jeunes groupes, comme l’explique l’un des membres de Screaming Trees (un groupe considéré comme l’un des précurseurs du grunge) au Guardian : « Dans nos garages, nous étions totalement isolés. Nous n’avions pas à nous soucier du bruit ou des problèmes de voisinage. La sonorité y était particulière et renforçait l’énergie de notre musique. Nous n’avons jamais retrouvé un endroit comme ça depuis que nous avons déménagé de Seattle.
Les tours de Londres comme émetteurs radio du grime

© Simon Wheatley
C’est dans le dédale des HLM de la banlieue Est de Londres que le grime voit le jour début 2000. Avant de rencontrer le succès en 2004, le style est ignoré par l’industrie musicale car trop underground et pas assez vendeur.
Porté par une jeunesse marginalisée et biberonnée à la violence et aux trafics, il n’est pas étonnant de voir le genre musical prendre ses premiers galons dans les cages d’escalier insalubres, loin du regard du grand public.
Relayé sur les ondes des radios pirates qui émettaient depuis les tours de banlieue, le grime sortira de l’ombre et attendra 2004 pour qu’il s’impose réellement comme une musique alternative à part entière.
Au-delà de l’inspiration qu’ils fournissaient aux artistes, ce que l’on sait moins à propos de ces blocs d’inspiration communiste, c’est qu’ils constituaient un spot de diffusion idéal pour les radios pirates. Hautes de plusieurs dizaines d’étages, les tours du quartier se transformaient en antennes de diffusion, abritant les radios clandestines.
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Dans les salons ou dans les cuisines des appartements, les radios étaient difficilement repérables par la police. Au jeu du chat et de la souris, les pirates avaient souvent un coup d’avance sur la police, comme l’explique le réalisateur et photographe Simon Wheatley, qui a passé dix ans à documenter l’histoire du grime : « Ces tours étaient un vrai labyrinthe. Il fallait passer un appel avant que quelqu’un ne descende vous ouvrir. Que pouvait donc faire la police de ces cas-là ? Fouiller chaque appartement ?
Profondément ancré dans leur culture, ce climat de tension permanente se ressent aujourd’hui jusque dans les beats et les paroles des artistes du genre.
Les hangars désaffectés de Berlin comme temples de la techno
© Nicolas Claise
“Detroit n’était pas prête à accueillir des artistes aussi avant-gardistes que Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson. Nous n’avons probablement pas assez partagé notre musique avec cette ville dont nous sommes si fiers.” Robert Hood pour Trax Magazine (numéro 175).
L’architecture postindustrielle de villes comme Berlin ou Detroit présentaient le décor idéal pour l’épanouissement des musiques électroniques. Ramenant « la musique des machines » dans les hangars, la techno a été, pour ceux qui l’ont créée, une manière de revisiter les lieux qui ont marqué leur vie. Et avec 30% de bâtiments désaffectés du côté Est de la ville, Berlin présentait, à la chute du mur, toutes les caractéristiques pour accueillir la techno.
Importée de Detroit par quelques DJ’s de l’époque comme Robert Hood, Jeff Mills ou Mad Mike, la techno transforme des lieux abandonnés et autrefois fermés au public en temples de la fête, comme le décrit l’auteur du livre Lost and Sound: Berlin, Techno and the EasyJetset,Tobias Rapp : « C’est dans les ruines de Berlin que la techno a prospéré. Le E-Werk était une centrale électrique abandonnée, le Tresor une ancienne banque et le Planet un hangar vide. »
Les community centers de New York et le hip-hop

Si le lien entre la rue et le hip-hop n’est plus à refaire, Mark Naison, professeur d’histoire afro-américaine à l’Université de Fordham à New York, rappelle le rôle des community centers (les maisons de quartier en France) et décrit le hip-hop comme un produit essentiellement issu de celles-ci.
Plus présents que dans n’importe quelle autre ville des Etats-Unis, « ces centres servaient de ponts entre les générations, Mark Naison. Ils ont permis à des jeunes rappant généralement sur des vinyles de se produire avec des chanteurs de R&B ou des groupes de funk, qui gardaient une certaine tradition instrumentale. Il y avait plus de jams dans ces centres qu’aux coins des rues. »
Tous ces exemples nous montrent le rôle capital joué par l’environnement urbain dans la création artistique. Il serait bête pourtant de négliger le contexte socio-économique qui entoure aussi la naissance de ces cultures. Au lendemain de la chute du Mur, dans le climat tendu des cités londoniennes ou bien plus loin, aux origines des luttes raciales aux Etats-Unis, la souffrance et la pauvreté engendrent une forme de militantisme qui peut s’exprimer par la créativité. Les cas évoqués ci-dessus en sont les exemples parfaits.