Comment l’amapiano sud-africain est parti à la conquête du monde

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Ballantine's
Le 02.09.2021, à 17h14
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Depuis 2018, elle est la musique numéro un en Afrique du Sud, au point de relayer le gqom aux bas-fonds des charts. Né dans les townships de Pretoria et de Johannesburg, l’amapiano est un monarque dont le royaume s’étend à toute vitesse, se divisant en sous-genres hybrides et multipliant les collaborations à l’international. De ses origines à ses spécificités musicales, voici l’histoire du son qui risque bien de contaminer toute l’Afrique, et bien plus si affinités.

Par Brice Miclet

Au 23 mars 2020, l’Afrique du Sud n’a encore recensé aucun décès des suites du Covid-19. Mais visiblement, mieux vaut prévenir que guérir. Car à cette date précise, le président Cyril Ramaphosa annonce le début d’un confinement drastique dans tout le pays, condamnant alors la vie sociale de ses compatriotes. Ces derniers ont trois jours pour se préparer, la ruée vers les magasins et les gares routières est impressionnante. Ils ne le savent pas encore, mais les mesures vont vite se durcir : interdiction de faire un footing, de promener son chien, de vendre ou d’acheter de l’alcool ou des cigarettes… Les bars et clubs sont fermés, cela va sans dire. Les Yanos font alors le deuil de leur vie festive rythmée par l’amapiano, cette musique qui explose dans le pays depuis deux ans. Une vague sonore venue des townships, radicale et brute, et qui a pris les charts d’assaut. Avant la crise sanitaire, certains DJ peuvent se produire jusqu’à dix fois par week-end tant la demande est grande. Oui mais voilà, tout ça, c’est fini.

Qu’importe la pandémie

Les Yanos. Voilà donc le surnom donné aux inconditionnels de l’amapiano. Et pour bien comprendre la particularité de leurs pratiques, il faut revenir quelques années en arrière. Depuis la fin de l’Apartheid en 1991, les musiques électroniques comme le kwaito ou le gqom se diffusent dans le pays grâce aux taxis et aux transports en commun, qui se résument bien souvent à ces mini-vans blancs qui tracent la route comme des timbrés, préférant la qualité de leur sound-system à la sécurité de leurs passagers. Sur les villes côtières comme Cape Town, il n’est pas rare de les voir s’aligner sur les fronts de mer, attirant des foules de jeunes gens venus fêter le « payday », le jour de paie, au son des derniers tracks undergrounds. Et lorsque les clubs et les radios suivent, le succès est généralement au rendez-vous.

« Pour l’amapiano, c’est différent, assure Teno Afrika, producteur dont l’album Amapiano Selections est paru en 2020. Les bus et les taxis, c’est la méthode old-school. Désormais, tout se fait par les réseaux sociaux. » Sur Whatsapp, les Yanos s’échangent les dernières trouvailles, quand les artistes utilisent Twitter, Instagram, TikTok et consorts pour promouvoir leur musique. Voilà ce qui a permis au genre de continuer à se répandre en pleine pandémie, de se passer des DJ et des taxis. Et de connaître un essor international en 2020 alors que l’industrie musicale locale tirait franchement la tronche. Aujourd’hui, dans les tops streams sud-africains figurent les grands tubes internationaux venus des Etats-Unis. Mais lorsqu’un titre local point dans les classements, c’est, sauf rares exceptions, un titre d’amapiano.

La Sainte-Trinité

Les origines du genre sont discutées et disputées. Certains historiens en herbe datent ses balbutiements à 2012. Ce qui est certain, c’est que ce sont les villes de Pretoria et de Johannesburg qui ont fait office de foyers. Alexandra, Soweto, Katlehong, Atteridgeville, Soshanguve, Mamelodi… Aujourd’hui encore ces townships s’en contestent la paternité. Pourtant, ça n’est qu’en 2015 que l’amapiano émerge clairement. À l’époque, il s’agit plutôt de marier l’afro-house à des lignes de piano et d’orgue électrique, avec un son proche des claviers joués dans les églises. En résulte une house teintée de jazz dont Kabza De Small est l’un des plus dignes représentants. Originaire de Pretoria, Kabelo Petrus Motha de son vrai nom est un DJ de la galère. Du genre à s’épanouir dans la bidouille et à mixer ses premières productions house à la fin des années 2010 sur deux lecteurs DVD encrassés. En 2015, ils sont nombreux, comme lui, a embrassé l’amapiano naissant. Le titre « Yellow, Yellow » de Calvin Fallo et l’album Avenue Sounds de Kabza De Small sont de parfaites illustrations du son de l’époque.

Mais les choses vont vite changer. En 2016, l’amapiano, que l’on nomme encore « numba », se durcit, s’imprègne profondément de la deep-house, délaissant quelque peu ses accents jazz. La compilation AmaPiano Vol 1 réunit ce qui se fait de mieux dans le milieu. On retrouve Kabza De Small et Calvin Fallo aux côtés de Luu Nineleven, Gaba Cannal, Bantu Elements, mais surtout MFR Souls. Un duo de pionniers composé de Maero et de Force qui va inventer le terme « amapiano » (variante du mot « amapiyano » qui veut dire « les pianos » en zoulou) et participer activement à sa démocratisation dans les townships. Encore boudé et méprisé, le style musical fait ses armes sans l’aide des médias. Ou presque. Car sur la radio YFM, basée à Johannesburg, un DJ nommé Da Kruk va changer la donne en étant le premier à programmer de l’amapiano et à y consacrer des émissions entières. C’est lui qui permet à un autre duo absolument majeur d’émerger : JazziDisciples. Avec MFR Souls et Kabza De Small, ils forment une sorte de Sainte-Trinité qui dicte encore la marche à suivre aujourd’hui.

Passer les troupes en revue

Mais l’amapiano, concrètement, c’est quoi ? D’abord, c’est une musique électronique profondément sud-africaine. Elle ne puise pas ses principales inspirations dans les nouveaux afro beats nigérians trustés par Wizkid ou Burna Boy, délaisse les productions trap dominantes ou les rythmiques EDM. Sa généalogie musicale prend racine dans la deep-house, certes, mais aussi dans le kwaito et la Bacardi house, deux genres sculptés en Afrique du Sud. Ensuite, telle qu’elle est majoritairement pratiquée à partir de 2016 jusqu’à aujourd’hui, elle se distingue par quatre éléments principaux. D’abord un tempo entre 110 et 115 BPM – et donc plus lent que les canons habituels de la house music – marqué par un kick assez strict mais dont le motif peut tout à fait varier en fonction du groove voulu. Ensuite un shaker, présent sur une majorité des tracks amapiano, élément primordial de cette musique où la snare se fait généralement discrète, laissant la place à de multiples percussions subtiles. Il y a aussi une entêtante note de synthétiseur assurant le contre-temps, souvent semblable à des cuivres synthétiques, à un bruit de radar ou même parfois à des voix. Cette dernière est LA marque de fabrique harmonique du genre, héritée de certaines productions gqom. Enfin, les log drums (dérivé version MAO des tambours à fentes traditionnels du même nom) font à la fois office de ligne de basse et de percussions.

Le morceau « Cold Night In Manchester » de MaFruits, sorti en mars 2021 sur l’excellent album The Missing Key, illustre parfaitement ces particularités. Un titre à 112 BPM démarrant avec une rythmique dominée par un shaker et un kick sur le temps, en four on the floor. À 00mn34, une note de synthétiseur cuivrée vient assurer le contretemps. À 00mn51, les nappes, ici plus distordues qu’à l’accoutumée, apparaissent. Enfin, les log drums entrent en scène à 1mn25.

Teno Afrika, désormais produit par le label Awesome Tapes From Africa, sait jouer avec ces codes pour parfaire son amapiano instrumental. « Je voulais d’abord faire un album instrumental parce que c’est l’essence de cette musique », explique-t-il. Son album, entièrement produit sur FL Studio comme souvent dans l’amapiano, s’ouvre sur le titre « Ambassadors ». Au début, le shaker est remplacé par des maracas, et le kick strict se détache légèrement des quatre temps de la mesure. Les nappes de synthés, nébuleuses, arrivent à 00mn17. Le contretemps, comme un bruit de radar, retentit à 00mn34. Et les logs drums à 00mn43. Avec cette base, Teno Afrika peut opérer à des variations et rajouter des éléments à sa guise.

L’explosion des sous-genres

En 2017, la vague amapiano se transforme progressivement en raz-de-marée dans les townships. Alors que les beatmakers comprennent son potentiel commercial, le réflexe premier est de s’adapter aux standards radiophoniques en vigueur. Les voix font leur apparition sur les instrus, d’abord discrètes, puis totalement assumées. Les fers de lance MFR Souls ne tardent pas à s’allier à un certain Tall Arse Tee, MC de métier qui devient alors le vocaliste attitré du groupe, changeant la norme pour de bon. En 2018, ils sortent le titre « Bambi’Khanda », dotés de savoureux roulements de snare. L’un des premiers cartons de l’amapiano nouvelle version. Progressivement, ce nouveau venu dans les oreilles du public remplace le roi gqom. « C’est simple, l’amapiano l’a complètement enterré », résume Teno Afrika. Sentant le vent tourner à toute berzingue, certains producteurs pratiquant le gqom et l’afro-house changent leur fusil d’épaule.

C’est le cas de DJ Maphorisa. Le bonhomme n’est pas n’importe qui. En plus d’être une personnalité très importante dans l’industrie musicale sud-africaine, il est notamment l’un des coproducteurs du hit « One Dance » de Drake en 2016. Mais avec l’amapiano, il va subitement truster la tête des charts de son pays en solo. En 2019, son album commun avec Kabza De Small, intitulé Scorpion Kings, a un retentissement pharamineux. Notamment les titres « Vula Vala »et « Amantombazane », qui réunissent également MFR Souls, Vigro Deep, et surtout Samthing Soweto, l’un de garants du son commercial. Car en quatre ans, l’amapiano a eu le temps de se diviser en de nombreux sous-genres pour répondre à la demande grandissante des Yanos.

Parmi les sous-genres, on trouve le Private school. Il faut bien comprendre une chose : en Afrique du Sud, on peut entendre les musiques électroniques absolument partout, tout le temps. Dans la salle d’attente du médecin, dans le taxi, dans les restos, dans les clubs, les rues, les magasins… Et pour s’adapter aux lieux les plus calmes et feutrés, il faut un amapiano aux influences lounge, avec beaucoup de clavier nébuleux, pleins de reverb et avec très peu de breaks. Le Private School, aussi appelé soulful amapiano, est dignement représenté par Vigro Deep avec « Nguwe », Kelvin Molmo avec « Myekeleni »ou MDU aka avec le carton « Isingisi ».

Forcément, l’héritage de la Bacardi house de DJ Spoko (décédé en 2018) se fait fortement ressentir, notamment dans les drums de certains morceaux comme « Ayepyep » de DJ Sumbody. On appelle ça le skrr gong, ou le gong gong. Les snares y sont beaucoup présentes et plus sèches, comme sur un classique de 2018, à savoir « Iskhathi » de Kwiish SA. Les log drums bien rondes y sont également prédominantes, à l’instar du titre « Lugish & Logish » des JazziDiscples, dont la rythmique porte les indélébiles traces de la TR-808.

Le Private School amapiano a son frère jumeau nommé sgubu. Mais un élément principal les différencie : le sgubu est plus souvent instrumental (sans l’être systématiquement). Il est plus épuré, un peu plus dansant et sombre. L’album Pretty Girls Love Amapiano de Kabza De Small en est une très bonne illustration, notamment les titre « Grootman »ou « Sweetie ». Tout comme le morceau « Sgubu Se Monati » de JazziDisciples.

Si l’on peut également citer des sous-genres moins répandus comme le gqom amapiano ou la tech piano, impossible évidemment de passer à côté du Harvard amapiano, qui est en fait le pendant le plus commercial de cette musique. Très varié dans ses formes, ses grands succès se nomment « Izolo » de DJ Maphorisa et Tyler ICU, « Jebson » de Thebelebe, « Blecke » de Focalist et Vigro Deep, « Woza » de JazziQ, « John Vuli Gate » de Mapara A Jazz, ou encore « Labantwana Ama Uber » de Semi Tee.

TikTok, pantsula et import-export

Cependant, l’un des plus gros succès du genre est sans aucun doute « Sponono » de Kabza De Small, sorti en 2020 sur son album blockbuster I Am The King Of Amapiano. Sur ce titre figurent également les poids lourds nigérians Wizkid et Burna Boy, preuve de la capacité nouvelle de l’amapiano à s’exporter hors de ses frontières. De leurs côtés, leurs compatriotes Rema et Guiltybeatz ont respectivement commis le hit « Woman », dont la base rythmique est profondément sud-africaine, et le morceau « All Of This » en duo avec Jorja Smith. Après le Nigeria, le Congo, l’Angleterre, l’Allemagne puis les Etats-Unis ont été les premiers pays à programmer des DJ et producteurs amapiano dans des festivals, et ce même avant le début de la pandémie. Désormais, bien des artistes, et notamment des chanteurs, viennent de pays voisins de l’Afrique du Sud. Le Mozambique, sérieux pourvoyeur d’artistes en devenir, est notamment emmené par DJ Tarico, qui a réussi une prouesse : pondre le plus gros tube d’amapiano de 2021, « Yaba Buluku ».

C’est aussi l’aspect foncièrement viral de cette nouvelle industrie qui lui permet de s’exporter à vitesse grand V. De jeunes DJ namibiens cartonnent sur TikTok grâce à leurs remixes, les programmateurs de radios sud-africaines reçoivent des dizaines de sons par jour sur Whatsapp, les tutos pullulent sur Youtube mettant tous en scène l’interface du logiciel FL Studio. Et lorsqu’on parle de musique et de viralité, on parle souvent de danse. Certains pas comme le vosho ont enflammé les clubs depuis 2017, tout comme le pouncing cat. Ce dernier est hérité du pantsula, une danse extrêmement importante dans l’histoire culturelle de l’Afrique du Sud, dansée par les noirs depuis les années 1960 et outil de revendication jusqu’après l’Apartheid. Mais l’héritage contestataire s’arrête là : l’amapiano est une musique profondément hédoniste, véhiculant majoritairement un idéal capitaliste. La jeunesse sud-africaine, hyper connectée, n’attend plus l’issue des luttes sociales pour vivre pleinement.

Mais revenons à la danse. En 2019, un certain Papers 707, manager d’artiste, personnage satellite de la scène du township d’Alexandra, a été filmé en train de danser une bouteille à la main. Rapidement, le hashtag #DanceLikePaper s’est répandu tel un feu de paille, propulsant l’intéressé au rang de star des réseaux sociaux amapiano aux côtés d’influenceurs phares tels que Mbali Sibeko ou ce grand fou de Dimpie Dimpopo. Des stars de l’amapiano comme DJ Maphorisa ont poussé Papers 707 à devenir DJ, à capitaliser sur sa notoriété naissante. Mais le 14 juillet 2020, celui qui se nommait Vusi Mabuza dans le civil est décédé à l’âge de 42 ans. Beaucoup de médias locaux ont évoqué le Covid. Il s’agirait en fait de complications de la goutte selon sa famille.

Le grand remplacement

Teno Afrika est l’un des producteurs d’amapiano qui parvient le mieux à s’exporter à l’international, notamment grâce à sa signature sur le label californien Awesome Tapes From Africa. « Mais en Afrique du Sud, je ne suis pas programmé en radio, assure-t-il. Il faut avoir les bonnes connexions, c’est obligatoire. Peut-être est-ce aussi parce que mon premier album contient très peu de voix. Pour le second, ce sera différent, c’est certain. » Une preuve que le son Harvard devient une norme, une condition au succès pour certains artistes. Parmi les connexions nécessaires, il y a les marques d’alcool. Bacardi, Ballantine’s, et surtout Corona ont mis la main sur le business de l’amapiano local, organisant les événements dédiés et sponsorisant certains artistes.

Il faudra sûrement un certain temps pour que l’amapiano parvienne à s’installer durablement en France. Peut-être que cela passera par des collaborations, comme celle qui a uni Teno Afrika et le collectif français QuinzeQuinze sur le remix du titre « Bolero ». Peut-être que ce sera grâce à des artistes comme St Germain, qui s’est risqué en 2020 à sortir un remix amapiano de son titre « So Flute », non sans dénaturer ou se réapproprier totalement les codes du genre. On voit fleurir quelques articles, des critiques de l’album Uwami de DJ Black Low dans des médias généralistes, des mixes sur des radios spécialisées telles que Rinse FM ou NTS. Mais pour prendre le train en marche pour de bon, il faudra se dépêcher : la musique électronique sud-africaine est une succession de modes et de remplacement, une constante recherche de la nouveauté surexploitée presque instantanément. Avec tout ce que cela peut comporter d’éphémérité, d’innovations et de passion.

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