“À chaque fois que j’ai des invités, je leur offre des harengs. Avec des oignons crus et du gros poivre, c’est orgasmique.” C’est attablé avec quelques amis autour d’un généreux plateau de poissons que nous accueille I-F. Nous sommes dans un bar en bord de mer de sa ville natale, la Haye, aux Pays-Bas. Dans ce cadre propice à la discussion, il revient tranquillement sur son parcours, ponctuant sa conversation d’éclats de rire sonores.
Désosser la techno et la house pour en extraire le suc le plus acid(e)
À la fin des années 1980, la Haye vibre au rythme du disco. La ville comporte un réseau de boîtes de nuit qui attire des fêtards des quatre coins de l’Europe. Ferenc van der Sluijs de son vrai nom, alors tout juste pubère, fantasme ces nuits débridées à distance : “On m’a dit que des parfaits inconnus faisaient des performances en playback sur The Flirts, Divine et Sylvester en dansant en tenues pailletées, se souvient-il. L’idée que je m’en fais est merveilleuse.” C’est une cassette qui change sa vie : “Elle avait été enregistrée dans un de ces petits clubs obscurs. Je l’avais eue entre les mains par un type de ma classe, un fou de disco, un fou de musique. Dessus, il y avait de Kraftwerk, Numbers et Laserdance mixés d’une façon merdique.”
Par la suite, une radio pirate locale prend le relais afin d’assouvir ses désirs de mélomane : Radio Stadt, spécialisée dans l’italo-disco, cette disco italienne synthétique des années 1980 mâtinée de new wave et d’electro. Mais si c’est cette musique rutilante et volontiers kitsch qui lui donne l’impulsion de courir les disquaires, puis de monter le sien, Hotmix, c’est au sein de la formation jusqu’au-boutiste Unit Moebius qu’il fera ses armes de producteur à l’aube des 90s. Souvent considéré comme la réponse européenne à Underground Resistance, le groupe s’applique en réalité à délivrer un hybride torturé de techno de Détroit et de house de Chicago. Qu’il désosse tous deux afin de les réduire à leur plus simple appareil, sans ligne de basse ni boîte à rythmes superflues. Il en résulte une acid techno hardcore, résolument minimaliste et sans concession.
Unit Moebius-Imperator
Au-delà la musique, c’est l’esprit d’autogestion et d’indépendance des pionniers de la techno de la Motor City qui séduit Ferenc (alors surnommé Beverly Hills 808303) et ses acolytes, et qu’ils s’attellent à reproduire. Et comme il s’impose de toute façon comme une évidence qu’aucun label ne se mouillera à sortir ces résidus de bile glorieuse, ils lancent le leur, Bunker Records, financé à parts égales par la vente de LSD et les bénéfices des soirées qu’ils organisent dans le milieu des squats : les Acid Parties. Là, au milieu des nuages de fumée et des éclairs des stroboscopes, avec de la boue jusqu’aux genoux, se trouvent déjà réunis nombre des principaux acteurs de la bouillonnante scène hollandaise qui vient d’éclore : Ferenc, Unit Moebius, Rude 66, Music Aus Strom, Ra-X, puis Legowelt, DJ Overdose, les futurs boss des labels Clone Records (Serge) et Creme Organization (DJ TLR), ou encore Alden Tyrell (le maître du mastering responsable d’une bonne part du son de la Haye).
“Nous étions contre la société, contre le mec qui prend sa voiture tous les matins pour aller au travail et revenir le soir, se remémore van der Sluijs. Nous étions des enfants, des combattants. Maintenant, notre colère s’est envolée. Nous avons dépassé ces gens sur la route, et nous rions d’eux. Nous dirigeons notre propre économie. Parce que c’est un fait : tu as besoin de gagner de l’argent pour survivre. C’est pervers, mais tu peux le faire d’une bonne manière, d’une manière éthique. Tu n’as pas à vendre ton âme à autre chose qu’aux machines (référence à un documentaire sur la scène de la Haye intitulé When I Sold my Soul to the Machines, ndlr).”
De fil en aiguille (ou plutôt de release en release), Ferenc accole un préfixe à son prénom pour devenir Inter-Ferrence ou I-F. Par la suite, il produira aussi sous une myriade d’alias (Housemaid, Jungian Archetype, Frank Castle…) et sévira au sein de groupes aussi éphémères qu’obscurs (Los Muchachos Gruesos, Brothers Fuck & Friend). Il inaugure son propre label, Viewlexx, où il sort des vinyles personnels. Noircis et viciés au mauvais sang, les morceaux qui les composent charrient des relents amers.
“Ma musique, c’est ce que je ressentais : le danger, l’oppression, le désir. De la rage à l’état pur, nous lâche-t-il. Tu te fais encore larguer par ta copine, tu pleures au téléphone, tes amis te disent que c’était une conne dans tous les cas, tu fumes la TB-303… C’est un processus. Mais tout cela est loin de moi à présent. Je ne pourrais plus faire les morceaux haineux que j’ai fait avant. Je ne suis plus aussi dramatique. La pire chose qui me soit arrivée, c’est quand mon chat est mort. C’est ce qu’on appelle faire l’épreuve de la réalité. Tu peux te fabriquer tous les mondes que tu veux, garder de la distance avec ceci ou prétendre cela, mais ça, c’est réel, c’est dur, et tu ne peux rien y faire.”
I-F-Superman(Live at de Bruine Planeet)
Les extraterrestres fument de l’herbe
Au fur et à mesure que le kid révolté contre l’univers corporate et en proie à ses émois amoureux post-adolescents s’assagit et s’apaise, l’empreinte scintillante de la pop à synthétiseurs des années 80, longtemps refoulée, remonte à la surface et vient inonder ses projets d’un faisceau de néon fluorescent. Les paillettes de sa jeunesse lui collent encore à la peau : “J’ai voulu incorporer le feeling d’autres musiques que j’écoute dans l’electro. J’aime la mélodie, les lignes de basse groovy et les morceaux sexy”. En 1996, il lance Murder Capital, subdivision de sa manufacture de disques inspirée par les gialli, ces thrillers italiens connus pour leur bande-originale disco. Son arrivée tombe à point nommé.
À la toute fin de la décennie, la vague de la techno allemande s’essouffle, créant un appel d’air pour de nouvelles propositions. La dance music s’apprête à faire sa révolution. Pour faire peau neuve, elle va dynamiter les carcans trop stricts de la techno en ingérant des éléments à des genres qu’elle pensait avoir rendus caduques : le disco et le rock. Alors que Viewlexx manque de faire faillite suite à une carence criante de management, le succès inespéré de “Space Invadors Are Smoking Grass” va sauver I-F. Avec une grande économie de moyens (sample de jeu vidéo et voix modifiée au vocodeur so 80s) et un humour potache de branleur (“les envahisseurs venus d’ailleurs vont te botter le cul, les envahisseurs venus d’ailleurs fument de l’herbe” scandent les paroles, presque inintelligibles), le morceau fait mouche. Il inonde les ondes FM et a même droit de cité sur MTV. D’aucuns y voient les prémices de l’electroclash. Piochant des références un peu partout mais surtout dans les années 1980, ce genre glamour remet au centre du débat l’écriture, la voix, l’humour, la prestation scénique. Il explose au début du deuxième millénaire. Avec ce fameux slogan : “Marre de la deep house, on veut du live, du trash et des pin-ups” (Libération).
Viscéralement attaché au concept d’underground, Ferenc se désolidarise de l’enfant tapageur, jet-setteur et cocaïné dont on lui attribue la parenté : “Avec Murder Capital, on a vendu une certaine image et on a inspiré des gens, ce qui est très bien. Malheureusement, l’electroclash, dont on était sensé faire partie, s’est vite mué en une esthétique et un produit liés à un mode de vie arrogant. Des DJ’s qui clamaient qu’ils avaient besoin de champagne pour mixer, ce genre de choses. Je déteste cette attitude.”
I-F-Space Invaders Are Smoking Grass
Dans la foulée de “Space Invadors”, l’influent label de Munich Disko B paraît deux LP consécutifs d’I-F à un an d’intervalle : Fucking Consumer et The Man From Pack.
“C’était l’âge d’or de l’industrie du disque, commente-t-il. On en a vendu beaucoup et ça m’a mis au sec pendant un moment. J’ai continué à faire un peu de distribution mais je me suis surtout consacré au Djing et à la production.” Mais cette période de transition entraîne son lot de confusions. Il soupire : “J’étais sans arrêt booké par des promoteurs qui s’attendaient à ce que je réalise des sets d’acid autistes et monotones alors que j’avais arrêté depuis longtemps.” Pour remettre les pendules à l’heure, il sort la mixtape Mixed Up in The Hague Vol.1. Cette simple démo, sur laquelle on retrouve notamment les hits “Spacer Woman” de Charlie et “Take a Chance” de Mr Flagio, a pourtant un impact considérable. Elle catalyse le revival de l’italo-disco. Le natif de la Haye monte le side-project The Parallax Corporation avec Intergalactic Gary. Le minimalisme et l’esprit punk cèdent la place à des compositions plus touffues et réfléchies. Ils égrènent un unique album, le bien nommé Cocadisco. A notre humble avis, l’une des propositions de nouveau disco les plus abouties de la décennie.
Mais alors que Ferenc a accumulé une collection pléthorique de vieux synthétiseurs qu’il manie avec de plus en plus de doigté, il bazarde toutes ses machines et se fait la malle à Barcelone. Des années passeront avant qu’il ne remette les mains dans le cambouis de la production.
The Parallax Corporation-Anti Social Tendencies
Un îlot pour les fous de musique de Hollande et d’ailleurs
À partir de ce moment, c’est quelque chose de très différent qui lui prend tout son temps. Une webradio plus précisément, qu’il a lancée quelques mois avant de faire ses valises et baptisée avec malice “Cybernetics Broadcast System”. Cette parodie de l’ancien réseau de radio américain cartonne et l’extirpe de sa planque ensoleillée. Il retourne au pays et transforme son appartement en centre de transmission. Dirigé seulement par son inarrêtable fondateur, CBS délivre en flux continu un stream unique de musiques variées : de l’acid techno à l’italo, en passant par l’ambient, la new wave, les bandes originales de films de genre, la Miami bass ou encore le jazz. Les potes, tous impliqués dans la musique, passent donner un coup de main et animer des shows pointus dans leur domaine de prédilection.
Très tôt, le site fournit des services aujourd’hui proposés par des grosses compagnies : des mixes uploadés et téléchargeables gratuitement, des livestreams et même des live TV alors que cette technologie est alors instable. Tant et si bien que l’initiative se mue vite en une carte de visite pour la scène locale et un îlot pour les fous de musique de Hollande et d’ailleurs. Mais le concept finit par atteindre ses limites. Exit CBS. Bonjour Intergalactic FM, une nouvelle formule sur laquelle trois personnes travaillent 24h/24 et 7j/7 et où opèrent différentes chaînes, chacune dédiée à un genre spécifique.
Si CBS a immédiatement fédéré une communauté d’adeptes fervents (“presque une secte”, selon le patron), l’aura d’Intergalactic FM n’a de cesse de croître. Ces dernières années, la radio se retrouve fréquemment citée comme influence majeure par les nouveaux cadors de la techno d’aujourd’hui, de Ron Morelli à Helena Hauff. Néanmoins, malgré son rôle prescripteur et sa cote grimpante, elle reste encore aujourd’hui un minuscule média indépendant qui ne génère aucun revenu, un satellite rebelle qui lévite autour de mastodontes tels que Resident Advisor ou Boiler Room.
Ce qui ne pose aucun problème à I-F : “Intergalactic FM, c’est ce qu’on appelle entre nous notre taxe artistique. Je vis du DJing – quoi qu’on en dise, ça reste un business. Or, je pense que quand tu fais ton argent avec la musique, tu te dois de rendre quelque chose en retour. De toute façon, j’ai besoin de peu. Je suis une personne créative, j’accomplis le meilleur de moi-même quand je n’ai presque rien. Quand il s’agit des choses matérielles, je peux les laisser partir comme un pet. Je mets mon chat dans un panier, ma collection de vinyles sur une clef USB, et c’est parti.”