Comment Boiler Room a révolutionné le clubbing en développant les soirées en streaming

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Bud X
Le 07.06.2019, à 16h00
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De simple curiosité pour fêtards londoniens, Boiler Room est devenu en l’espace de neuf ans une institution de la musique électronique. Sans jamais toucher à sa formule originelle : live streamer gratuitement dans le monde entier les sets des musiciens underground du moment. Mais comment la plateforme du britannique Blaise Bellville a-t-elle conquis la planète ? Avec quel modèle financier ? En septembre 2016, Trax a demandé aux cadres du géant de la fête de répondre.

Cet article a initialement été publié dans le n°195, encore disponible sur le store en ligne.

Par Grégoire Belhost

Trois Britanniques sont confortablement installés autour d’une table basse. Derrière eux, un mur d’un rouge pétant affiche « Midem » en lettres blanches. Nous sommes à Cannes, en plein cœur du Marché international de l’édition musicale, un dimanche matin du printemps 2015. Interrogé par une avocate belge au visage barré par d’épaisses lunettes carrées, le trio est réuni pour parler en public de « marketing transmédia ». Il y a là Tom Elton, responsable marketing chez Ballantine’s, numéro deux mondial des whiskies écossais, mais aussi Alex Wilkinson, directeur de comptes au sein d’une des plus grosses agences de communication de la planète. Deux hommes au look smart, manifestement habitués à deviser en chœur sur l’avenir des stratégies marketing à l’heure du streaming et des playlists en lecture aléatoire. Plus à droite, un peu voûté, se trouve un troisième homme : Steven Appleyard, directeur du développement chez Boiler Room, le site qui organise et diffuse chaque semaine des DJ sets à travers le monde. Une paire de vieilles Nike aux pieds, Appleyard explique dans un sourire qu’il a galéré pour se réveiller après la finale de la Ligue des Champions. Puis écoute ses pairs décortiquer le partenariat liant Boiler Room au célèbre alcoolier écossais.

Concrètement, Ballantine’s finance une série de concerts organisés par la plateforme musicale, en échange de quelques logos apposés ici et là. « En termes d’efficacité marketing, je considère qu’il est préférable d’aller vers des artistes underground, parce qu’ils génèrent un engagement fort et qu’ils correspondent aux valeurs de notre marque, avance Wilkinson, le communicant. Ce sera plus efficace que de dépenser des millions de dollars pour avoir un DJ qui joue de l’eurodance. » Elton opine du chef : « Nous travaillons certes avec des artistes underground, mais nous collaborons surtout avec l’une des marques les plus importantes dans l’industrie musicale. » Le commercial marque une pause, puis conclut timidement : « Je ne devrais peut-être pas le dire en face d’une caméra, mais Boiler Room a un immense public fidèle qui n’arrête pas de grandir. »



Le Uber de la musique 

Un an plus tard, avec plus d’un million et demi de fans Facebook, pas moins d’un million d’abonnés sur YouTube et près de 60 millions de visiteurs uniques par mois selon le magazine Playboy, la communauté Boiler Room brasse large. Pour contenter toutes ces paires d’oreilles, le site aurait diffusé en 2015 près d’un milliard et demi de minutes de musique sur les Internets. Une lame de fond qui vaut bien le surnom d’« Uber de la musique » lâché par Gabriel Szatan, l’un des programmateurs du site, au quotidien britannique The Guardian.

Et pourtant, le concept de ces DJ sets à audience réduite n’a rien de démesuré. L’idée de ces shows est même d’une simplicité désarmante : filmer puis diffuser en streaming les performances d’artistes plus ou moins émergents (mais toujours triés sur le volet) dans des clubs ou des lieux improbables, qu’il s’agisse d’une chambre d’hôtel de luxe ou de l’appartement de Richie Hawtin. « Le concept, c’est d’amener les soirées chez les gens, leur permettre de voir en live des artistes qui ne tournent pas à côté de chez eux. Si tu habites à Clermont-Ferrand par exemple, tu ne vas sans doute pas voir tout de suite Shlømo débarquer dans ta ville », souffle David Picard, du label Nowadays Records, coorganisateur d’une Boiler Room à Paris en avril dernier. « Nous voulons que le plus de jeunes possible puissent avoir accès à la culture club, les kids qui sont trop pauvres ou ceux qui vivent au milieu de nulle part en Russie ou aux États-Unis », valide Michail Stangl, lui-même ancien gamin des campagnes russes, aujourd’hui en charge de l’antenne allemande de Boiler Room.

Armé d’un dispositif aussi simple qu’efficace, voilà désormais plus de six ans que la plateforme se développe, repoussant les frontières de son Angleterre natale pour faire danser tous les continents, s’éloignant de la bass music des débuts pour explorer d’autres contrées musicales, comme le hip-hop ou la musique classique. Mais au-delà d’un concept malin, cette success story repose peut-être avant tout sur un business model rodé : financer des événements underground grâce à des partenariats signés avec des marques voulant toucher un public jeune. De l’opticien Ray-Ban à la bière Guiness, de l’équipementier Adidas au constructeur automobile Audi.

« À l’origine, nous n’avions aucune ambition commerciale, on ne pensait pas que cela allait durer plus de quelques semaines. »



De l’Est londonien au Stattbad de Berlin



C’est à quelques miles des quartiers d’affaires de la City que tout a commencé. Début 2010, après avoir quitté l’école à 18 ans et tenté de lancer un magazine en ligne, Blaise Bellville décide de live-streamer un DJ set depuis une chambre de Hackney, dans l’est de Londres. Sa seule certitude à l’époque : Internet change en profondeur notre façon d’écouter de la musique. « Nous avons tous grandi en regardant MTV et les chaînes de clips, dont l’heure de gloire touchait d’ailleurs à sa fin, théorise aujourd’hui le jeune trentenaire. Puis nous avons écouté de la musique en traînant sur MySpace, Facebook ou SoundCloud. Cela nous a coupés de la culture de la musique mainstream et rendus de plus en plus obsédés par le fait de digger sur Internet. » Avec son projet de soirées filmées, Bellville vise juste : les sets des DJ londoniens qu’il diffuse à la webcam sur Ustream (plateforme de streaming live lancée trois ans plus tôt) réunissent bien vite des milliers d’internautes. Mais un tel succès n’assure pas la viabilité économique de l’aventure. « À l’origine, Boiler Room n’était pas un business, jure Bellville. Nous n’avions aucune ambition commerciale, on ne pensait pas que cela allait durer plus de quelques semaines. En fait, nous voulions simplement jouer de la musique dans une pièce pendant quelques heures et conserver ces moments dans les archives d’Internet. »



Sauf que voilà : la recette fonctionne. À tel point que Boiler Room s’exporte hors des frontières britanniques à l’été 2011, après seulement quelques mois d’existence. « Quand je les ai rencontrés à Londres pour la première fois, l’équipe n’était composée que de quatre personnes, resitue le Berlinois d’adoption Michail Stangl. À l’époque, plein de jeunes venus de Barcelone, Paris ou Stockholm, la soi-disant “easyJet-set”, débarquaient à Berlin pour faire la fête. De mon côté, je leur ai proposé de promouvoir la vraie culture club berlinoise. » Convaincus, Blaise Bellville et ses acolytes londoniens sautent à leur tour dans un vol low-cost pour expérimenter leur concept dans un lieu dégoté par Stangl.

Situé dans un quartier populaire du nord de Berlin, le Stattbad est une ancienne piscine municipale remodelée en haut lieu de la fête locale. Autrement dit, la caisse de résonance qu’il manquait à Boiler Room pour devenir un phénomène international. « C’est ici que je me suis rendu compte pour la première fois de façon tangible que l’on avait un public, confesse Belville, encore ému. Dehors, il y avait plus de 300 personnes qui attendaient. Des vrais gens, pas juste des statistiques comme sur les vidéos. Dedans, les gens dansaient comme des fous sur de la techno alors qu’il n’était que 9 heures du soir ! Cela m’a permis de comprendre que nous n’étions pas juste un blog ou un organe de presse, mais quelque chose qui pouvait avoir un impact sur la vie des gens. »



« Apparaître sur les écrans du monde entier »



Cinq ans plus tard, les nouveaux rois de la sono mondiale quadrillent le planisphère. « À Londres, nous sommes installés dans le quartier de Wapping, détaille Ahad Elley, 26 ans, employé depuis l’année dernière dans la maison mère. Nous avons aussi des bureaux à New York ou à Berlin et des organisateurs en Australie, à Mexico ou encore au Brésil. » Depuis la fameuse soirée du Stattbad à l’été 2011, le site a monté des événements dans plus d’une trentaine de pays. Le tout sans jamais se développer sous forme de franchise, le bureau de Londres gardant un œil sur toutes les activités siglées Boiler Room. En France, c’est un certain Teki Latex qui pilote depuis peu la programmation. « Je décide de qui va jouer, quand et à quel endroit, raconte le boss du label Sound Pellegrino, en poste depuis le mois d’avril. En gros, je fais des petites listes d’artistes toute la journée et je prends contact avec les gens avant de passer la main à la production. À la technique, les équipes changent souvent. Parfois, c’est une équipe française freelance. D’autres fois, une équipe de Boiler Room Berlin ou Londres venue spécialement pour l’occasion. Mais il y a aussi un caméraman-réalisateur qui reste basé à Paris et s’assure que le projet ressemble à “du Boiler Room”. »

Une fois les artistes et le lieu bookés, l’organisation du show a tout l’air d’une affaire qui roule. « Avec le Café de la Presse, qui accueillait l’événement, nous avons publié l’annonce de la soirée sur les réseaux sociaux seulement la veille, rejoue David de Nowadays Records. La communication, c’est avant tout Boiler Room qui la gère. » Dans la plupart des cas, aucun billet n’est mis en vente, des invitations sont réparties entre les DJ’s et l’organisateur. « Généralement, les gens qui achètent un ticket pour un concert veulent entendre le groupe qu’ils aiment jouer leur dernier album, croit savoir Bellville. Notre dynamique est différente : les artistes peuvent jouer leur prochain album s’ils veulent. Philosophiquement, nous voulons créer un environnement qui ne mette pas de pression sur les DJ’s. Si l’on vend des tickets, nous décidons par contre que tout l’argent doit aller à l’artiste. Mais quand on leur demande s’ils veulent mettre en vente des billets, la plupart des musiciens refusent. » Car du côté des labels et DJ’s contactés par le nouveau rouleau compresseur de l’industrie du cool, ils y trouvent surtout le vecteur idéal pour se faire connaître par-delà les océans. « Il n’y a pas de cachet pour les artistes, les Boiler Room sont plutôt vues comme de la promo, du défrichage musical, poursuit David Picard. Après notre soirée, on a été contactés par des bookers, des radios ou des attachés de presse étrangers. En tant qu’artiste, une telle invitation te valide à l’international. »



« Nous avons refusé de travailler avec des marques qui voulaient que nous jouions du Tiësto. »

Des marques, mais pas n’importe lesquelles

Pour devenir à ce point incontournable, Boiler Room a su se rapprocher des marques. Bellville pose le business model : « Nous nous finançons en faisant de la publicité de marque via des partenariats, mais aussi en travaillant avec des institutions culturelles ». Autrement dit, le nouveau géant de l’underground reste loin des majors de l’industrie du disque. Ahad Elley : « Il n’y a pas de crossover entre nos activités, hormis le fait que nous bookions leurs artistes. » Concrètement, Boiler Room ne diffuse aucune publicité au sens traditionnel du terme, mais travaille en collaboration étroite avec les entreprises « partageant [leur] vision ». Depuis mars 2014, via le projet Stay True Journey, Ballantine’s et Boiler Room proposent ainsi des événements et des documentaires sur des scènes locales émergentes, en Afrique du Sud, au Mexique ou encore en Pologne. En octobre 2015, le rappeur Action Bronson filmait quant à lui son tour de chant à la GoPro dans le cadre d’un partenariat avec la marque de caméra. Avec Ray-Ban, le site travaille sur des soirées plus classiques depuis 2013. « Quand nous avons commencé à travailler avec des partenaires commerciaux, on leur a dit : “Faites-nous confiance, on atteint des millions de personnes autour du monde et cela uniquement grâce à de la bonne musique” », fanfaronne encore Bellville. Nous avons souvent refusé de travailler avec des marques, des gens qui veulent que nous jouions du Tiësto, ce genre de musique affreuse. »

Outre les marques, la plateforme tisse des partenariats avec de vénérables institutions culturelles : le British Council, avec qui le site a notamment monté un grand raout dédié à l’afrobeat à Lagos en juillet, ou le centre culturel anglais Barbican, où des live du saxophoniste Kamasi Washington ou de Four Tet ont été enregistrés. À Paris, l’Institut du monde arabe a hébergé une Boiler Room au printemps 2014, en avant-goût du Weather Festival. « Le DJ new-yorkais Joe Claussel a joué dans le fumoir de la salle du haut conseil devant une troupe de danseurs, remet avec précision Mario Choueiry, chargé des partenariats à l’IMA. On a fait 61 975 vues en direct et Claussel a terminé par des notes a capella du chanteur égyptien Abdel Halim Hafez. » Le pourquoi d’un tel échange de visibilité ? « C’est un moyen pour nous de faire connaître l’Institut à un segment jeune du public. »



Pour Boiler Room, le prochain objectif pourrait être la Chine, terre de clubbing encore sous-explorée. En avril dernier, le site a posé ses valises à Pékin et Shanghai le temps d’un week-end. Au programme, des sets de pointures internationales comme Disclosure ou Paul Woolford, mais aussi un coup de projecteur sur la scène locale. De quoi taper facile les 3 millions de vues. « En Chine, il n’y a pas de plateforme pour la musique électronique, pas de radio, pas de SoundCloud, livre Michail Stangl pour expliquer cette percée. Pour diffuser l’événement sur le web chinois, nous avons travaillé en partenariat avec une télé web locale nommée LeTV et nous avons aussi diffusé les sets sur YouTube et Dailymotion afin de toucher les publics européens et américains. » Dans les tiroirs de la compagnie, outre ce rêve chinois, une nouvelle application pour iPhone à paraître dans les prochains mois. Avant de s’attaquer à la sacro-sainte télévision ? Sans hésiter, Blaise Belleville assure que non et jette une dernière pelletée de terre sur le cercueil du tube cathodique : « Un show de techno underground peut être visionné par plus de 600 000 personnes aujourd’hui, alors que la plus grosse émission musicale de la télé anglaise réunit à peine 400 000 personnes… Nous ne voulons pas devenir une chaîne de télé, mais nous voulons apparaître sur les écrans du monde entier. »

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