Par Arnaud Wyart
Carl Craig aime surprendre. Il avait déjà réuni des musiciens de jazz pour le projet Tribe, produit un fantastique album avec Innerzone Orchestra, collaboré avec Quincy Jones et Herbie Hancock… Pas étonnant qu’au début des années 2000, un projet émerge autour de la musique classique. À l’époque, il est en pourparlers avec l’orchestre national de Detroit pour reprendre ses titres phares, mais le projet n’aboutit pas. Trop complexe. L’idée refait pourtant rapidement surface grâce à Alexandre Cazac, l’un des fondateurs d’InFiné et ami de longue date du producteur. Devant monter une soirée au Théâtre du Châtelet, celui-ci contacte Craig qui évoque le projet. L’idée séduit Alexandre Cazac qui parvient à trouver un jeune chef, François-Xavier Roth, et son orchestre Les Siècles, mais finalement, la soirée n’a pas lieu. En 2008, InFiné obtient une date à la Cité de la Musique. Et le pianiste Francesco Tristano arrive dans le projet, à point nommé. De formation classique et fan de techno, il est l’interface idéale pour faire dialoguer les deux mondes. Pour gagner en confiance, Carl Craig invite Moritz von Oswald (la moitié de Maurizio) juste avant le concert. Un moment d’une intensité très forte, comme l’explique Alexandre. « Moritz a donné le courage à Carl d’aller affronter un orchestre sinon, il n’aurait pas osé le faire. Avant la représentation, il a beaucoup travaillé avec les percussionnistes pour les mettre dans l’ambiance de Detroit. Il leur a expliqué et montré comment faire. Même pendant le concert, il était là, en soutien. »
Huit ans de travail
Le concert est un succès. Alexandre propose alors au quatuor de se réunir à nouveau en 2009, cette fois-ci pour un album. Mais à cause d’un problème technique pendant l’enregistrement, il faut resynchroniser toutes les pistes. Un travail titanesque auquel s’est ajouté le grave accident cérébral de Moritz. Huit ans après, Carl a pu enfin intervenir sur l’ensemble afin de trouver l’équilibre parfait entre ses machines et les instruments.« Il est à fond dans le projet, il le fait aussi pour Moritz. Pour lui, c’est un challenge. Ces derniers mois, il m’envoyait des sons en pleine nuit. Pendant le mastering, l’ingénieur du son aurait pu devenir fou. Carl voulait absolument un son non compressé pour que l’album puisse s’écouter aujourd’hui comme dans vingt ans. Maintenant, tout ce que je souhaite, c’est que ça décoince quelque chose et qu’il fasse autre chose que des remix, même si ces derniers sont très bons. »Cette question d’une suite au magnifique More Songs About Food and Revolutionary Art sorti en 1997, semble toujours insoluble. Pour Alexandre, aucun doute sur les contraintes qui pèsent sur l’artiste : « C’est quelque chose qui n’est pas propre à la techno, mais à la base, aucun des artistes de Detroit n’est DJ, à part Jeff Mills. Quand les Anglais les ont appelés pour venir mixer, ils s’y sont mis, sont devenus connus et bien payés, Carl y compris. Aujourd’hui, il souffre de ne pas pouvoir s’extraire de tout ça. J’ai même eu peur qu’on ne parvienne pas à finir l’album. » Lueur d’espoir, ces dernières années, les producteurs de Detroit semblent soudés comme jamais. Le mois dernier, les Belleville Three (Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson) ont même cartonné à Coachella. « Ils sont super fiers. Jamais ces mecs n’ont eu accès à une telle exposition. Aux Etats-Unis, ça commence à peine à bouger. Mais désormais, ils se supportent les uns les autres. Il n’y a plus de rivalité. Par exemple, récemment, Carl a eu papier dansThe New Yorker et Kevin l’a partagé. » Aujourd’hui, Carl Craig semble enfin libéré. Alors maintenant qu’une tribune veille sur lui, il n’a plus d’excuse…