Par Étienne Menu
En 2019, on avait déjà adoré Essentials, le premier album d’Erika De Casier. Le titre, plus ou moins synonyme de « best-of », pouvait surprendre de la part d’une quasi-inconnue. Mais en écoutant le disque, on comprenait vite ce que cette Danoise avait voulu faire : rendre hommage aux « essentiels » de son genre musical préféré, le R&B, en composant des morceaux qui s’imposaient eux-mêmes comme des classiques instantanés. C’était un miracle d’entendre une artiste produire de si bonnes chansons tout en assumant autant ses références. Sa singularité, la citoyenne d’Aarhus (deuxième ville du Danemark) la tenait – et la tient encore – d’abord de sa personnalité vocale : un timbre peu puissant, mais pas pour autant dénué de chair, qui s’imprime très vite dans les oreilles par son naturel. Essentials avait aussi la particularité de ne pas évoluer strictement à l’intérieur des frontières du R&B, ni même dans celles du R&B dit « alternatif » (une appellation qu’on sait controversée). D’une part, car il faisait preuve de modestie dans sa production : sa patine était plutôt celle d’un projet d’indie-pop, voire de bedroom pop, que celle d’un album de Beyoncé ou même de Frank Ocean. Mais aussi parce qu’on y devinait très vite l’influence de la dance music, en particulier britannique. Une influence encore plus flagrante sur ce deuxième LP, Sensational, qui sort chez 4AD, historique label indépendant anglais.
Via Zoom, Erika de Casier nous a expliqué qu’elle avait découvert la house et le UK garage en sortant dans les clubs d’Aarhus pour y entendre jouer ses amis DJs, dont font partie les frères Milán et Natal Zaks, respectivement connus sous les pseudos de DJ Sports et DJ Central, et affiliés au label Regelbau. Ce dernier a coproduit une partie des titres de ses deux albums, mais Erika écrit et enregistre seule ses démos, et à plus forte raison sur Sensational, conçu lors du premier confinement. L’aura du disque est logiquement intimiste et introspective, malgré les rythmiques syncopées, les basses profondes et les mélodies naïves. Y résonne cette étrange forme d’isolement qui a été le nôtre durant tous ces mois. Un isolement dont on a cru pouvoir s’extraire en vivant nos vies digitales encore plus fort que d’habitude, sauf que les technologies ont fini par décupler le sentiment d’enfermement. Ce sont ces murs numériques contre lesquels chante Erika De Casier et qu’elle veut dissoudre en déployant sa voix sur ces morceaux si remuants (bien que surtout downtempo) malgré l’absence de danseuses et de danseurs. Et il y a quelque chose d’héroïque dans son élan : chanter sur des choses charnelles alors qu’elle ne voit personne, évoquer voire invoquer la présence et les relations réelles, tout ça seule chez elle, avec un laptop et un micro.
Au fil des écoutes, Sensational prend de l’ampleur et de la matière, comme ces fleurs de thé qui éclosent dans l’eau chaude. Il révèle une dimension thérapeutique et apaisante, d’abord à travers ce chant et ces textes, employés pour conjurer l’isolement et la tristesse, mais aussi dans les choix sonores. Car la palette élaborée par Erika de Casier avec DJ Central va, outre les choix R&B ou 2-step, souvent chercher vers des sonorités dignes de plus populaires playlists wellness, mais qui prennent ici une tournure qu’on ne voit pas du tout arriver. Flûtes de pan, pianos sous reverb, cordes pincées, vacillements de synthé : on se croirait clairement au spa, mais sans pouvoir y aller, et, très vite, le fait d’entendre ces sons ordinairement cheesy dans ce contexte de privation nous donne envie de les aimer pour de vrai. C’est flagrant sur “Make My Day”, “All you Talk About” ou “No Butterflies No Nothing”, mais c’est un feeling qui plane sur presque tout le disque, et que nous confirme la musicienne, qui dit avoir choisi ces sons dans une perspective curative, d’abord pour elle-même, mais évidemment aussi pour ses auditeurs.
De Casier fait donc du R&B aux accents à la fois UK garage et new-age, qui semble s’adresser à des gens qui, comme elle, sont rincés à force de passer tout leur temps en intérieur devant leurs écrans. Elle leur propose ce petit spa audio, ce massage sonore à distance et la séance démarre doucement : le son et les chansons s’écoulent dans les mini-enceintes ou les écouteurs comme une huile essentielle se diffuse dans une pièce grâce à son vaporisateur. La douceur n’est pas surjouée ou standardisée, elle est sincère et, parfois, on se dit que la texture de la voix de Casier, son débit et son intonation sont exactement celles d’une ou d’un ami·e qui nous laisserait une note vocale tendre et chaleureuse : on sent quelqu’un de très réel, qui vient vers nous sans filtrer ce qu’il est. Même s’ils sont virtuoses (sur “Friendly” et “Busy” notamment), les instrus n’en font jamais trop et laissent la voix occuper tout l’espace dont elle a besoin. C’est un vrai album d’intérieur, conçu dans un lieu clos pour regarder au fond d’un lieu plus clos encore : notre cœur.
Et là où Erika de Casier est très forte, c’est qu’elle réussit à totalement éviter la complaisance de petite chose fragile, victime de l’incommunicabilité contemporaine. Sa voix n’est pas aussi timide qu’elle en l’air et elle parvient toujours à toucher une émotion un peu secrète, inarticulée. Si elle ne nous hurle pas la vérité au visage, elle se débrouille quand même pour nous la faire sentir au détour d’une prononciation, d’une répétition, d’un chœur discrètement mixé. Sa féminité n’est pas du tout celle de la chanteuse diaphane à la voix cristalline ou veloutée, entre autres modèles anciens de « divas » façonnées par le male gaze (ou devrait-on parler de “male ear” ?). Il faudrait plutôt la voir comme une femme qui veut simplement s’exprimer, sans se soucier de ce qu’on va penser d’elle, qu’on la trouve belle ou sexy, et si elle a bon goût en fringues ou en musique. On la voit d’ailleurs jouer avec les stéréotypes féminins dans ses récents clips, où elle apparaît en femme de ménage à crop-top, en belle des champs à longue robe blanche, ou en femme flic sortie des Experts, avec trench et lunettes de soleil profilées.
Sensational est un grand album, d’abord parce qu’il sonne comme ce qu’on a envie d’entendre dans ces circonstances estivales, mais spéciales : c’est de la musique qui n’agresse personne, mais qui touche tout le monde, qui enveloppe et nous met à l’aise, mais sans nous faire croire que le marasme est derrière nous. Ce sont des morceaux qui sonneront bien dehors, avec la chaleur, l’eau, le soleil et l’apéritif, mais que vous pourrez aussi écouter sans personne, au casque, pour aller au boulot sans trop savoir si vous partez ou non en vacances. C’est un disque si exceptionnel aussi parce que la somme de ses parties ne suffit pas à expliquer le tout qu’il nous offre : on a beau décomposer les éléments, les grooves londoniens, les pizzicatos à la Rodney Jerkins ou les écumes de bains à remous, on ne sait pas précisément ce qui nous fait le plus d’effet dans tout ça. On pourrait avancer qu’il s’agit peut-être alors d’une énième résurgence d’un des spectres majeurs de la musique populaire de ces dernières décennies : le trip-hop. Erika de Casier nous a justement dit en avoir beaucoup écouté, mais pourtant sa musique n’a ni le grain dense, ni le groove pesant des premiers Tricky ou Portishead. Mais il y a chez elle une espèce de retrait, de recul par rapport au feu de l’action, qu’on entendait déjà chez les Bristoliens. Un retrait qui n’est pas résigné et qui cherche la liberté, ou du moins l’autonomie, une autonomie individuelle, mais aussi esthétique, un choix de positionnement alternatif. On le disait plus haut, ce que fait la Danoise ne relève pas du R&B alternatif, ou « alt-R&B », ce terme lancé par certains médias et maisons de disques pour regrouper à peu près tous les chanteurs et chanteuses noir·e·s et anglophones qui ne font pas de la pop taillée pour les charts. On devrait plutôt dire qu’Erika de Casier fait du R&B vraiment alternatif, du « alt-alt-R&B », mais ce serait compliqué pour les playlists Spotify. Elle chante et produit en tout cas un R&B à l’histoire elle-même alternative, où le rap et la soul des Américain·e·s auraient été remplacés en vrac par le UK garage, la musique de spa, l’indie ou l’électropop. Du R&B d’outsider, qui garde le plus beau du R&B d’hier et d’aujourd’hui, en y ajoutant des tas de choses qui l’éloignent beaucoup de son modèle, et qui pourtant en donne la lecture la plus satisfaisante et la plus neuve qu’on ait entendue depuis des années.
Sensational est disponible depuis le 21 mai 2021 sur le label 4AD.