Casual Gabberz, rap français et images 3D : Krampf est sur tous les fronts

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Louis Canadas
Le 08.03.2023, à 11h00
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©Louis Canadas
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Le sociologue Richard A. Peterson expliquait en 2004 que l’élite culturelle ne se distingue plus par des goûts élitistes, hors de portée du commun des mortels, mais au contraire par sa capacité à tout consommer, de Steve Reich à Booba, avec le même sérieux. Personne d’autre n’incarne mieux ce nouveau paradigme que Lucien Krampf. En 10 ans passés dans l’industrie, il s’est déjà fait beatmaker pour Alkpote, concepteur de jeux vidéo expérimentaux avec Oklou et DJ au sein du label de techno hardcore Casual Gabberz. Un artiste omnivore qui, en ayant déjà tout fait, a encore beaucoup à dire.

Texte, Paul Lepvrier. Photos, Louis Canadas

La lueur des néons rouges éclaire le crâne rasé de Lucien Krampf. Il sirote son Coca debout, à l’écart de la foule, près du vestiaire. En réalité, il n’est pas tout à fait rasé : quelques mèches bouclées demeurent, à l’avant de son crâne, et tombent sur son front. Ce soir, il s’est traîné à l’afterparty Balenciaga pour soutenir ses potes de Casual Gabberz, invités à mixer pour l’occasion. Sous son veston en tweed de professeur, il porte le pull à capuche du label de techno hardcore. « On est tous venus avec comme des débiles. » Il a l’œil vif et un petit sourire ironique accroché en permanence au coin des lèvres. Omar Souleymane a terminé, c’est à eux : Von Bikrav d’abord, Evil Grimace ensuite. « Je te laisse, on va faire corps », s’excuse Lucien, qui s’éloigne avec ses pompes Oakley.

Il ne les portait pas encore quelques heures plus tôt, dans un troquet du XXe. Pour cette « séance de psy gratos », il a préféré le combo Birkenstock – chaussettes (une grise, l’autre noire). Il a quand même pris la peine d’enfiler un trench Burberry. « J’aime bien les vêtements, pas la mode », lâche-t-il. Il s’y intéresse malgré tout, même si « cest la honte », parce qu’il a envie de comprendre, d’avoir une « grille de lecture ». Lucien veut tout savoir sur tout. Une boulimie intellectuelle qui explique probablement la réputation qu’il traîne. Car Lucien Krampf est souvent présenté comme un petit génie. Certains murmurent qu’il est l’un des premiers à avoir repéré PNL, et son coloc’, le vidéaste Kevin El Amrani, rapporte qu’il reste le seul à qui l’ingé son légendaire de Phoenix et Air, Stéphane Briat, a accepté d’accorder un stage. Une chose est sûre, à 27 ans, il a déjà fait beaucoup de métiers : concepteur de jeux vidéo, DJ, arrangeur, producteur, chauffeur de salle et compositeur, d’après ce qu’on a compris. Lucien, geek polymathe passé par la prestigieuse école de son Louis-Lumière, met depuis 10 ans son cerveau d’ingénieur au service de l’underground. Du dirty rap d’Alkpote au gabber lyrique d’Ascendant Vierge, en passant par la pop avant-gardiste d’Oklou, tout un pan de la musique alternative française porte sa marque.

De Shawty Redd aux Black Eyed Peas

Son goût pour les fringues de hooligan et le gabber, musique prolétaire par excellence, ne laissent pas imaginer que Lucien a grandi dans le Ve arrondissement de Paris. Son père, designer, et sa mère, assistante sociale, occupent un HLM du quartier du Val-de-Grâce. Le jeune Krampf fait ses classes entre la rue Mouffetard et le Panthéon. Il commence à faire de la musique sur Rebirth, un synthé virtuel reproduisant le son des célébrissimes TB-303 et TR-808. Ces premières expérimentations numériques donneront à son interview pour Vice un titre accrocheur : « À neuf ans, je faisais déjà de l’acid ». « On sest un peu moqués de moi à l’époque », grince-t-il en se tortillant sur sa chaise. À 13 ans, il administre le forum de FruityLoops France. Il monte en parallèle un groupe de rap, TGB (Ta Gueule Bâtard), son « premier essai public ». Il s’émancipe des beats savants de J Dilla qu’il affectionnait jusqu’ici en s’intéressant à Booba, pas assez « gauchiste-compatible » pour être écouté dans le foyer familial, et se met à produire pour TGB du « mauvais Shawty Redd ». Lucien retrace son parcours à grands coups de références avec un plaisir évident.

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En cette fin des années 2000, la vague BB Brunes déferle sur Paris et la rive gauche devient un repère de baby-rockeurs. Krampf se distingue : « J’avais l’exclusivité sur le rap », s’enorgueillit-il. Il traîne avec des mecs qui jouent au foot, « désenclavés, moins germanopratins ». Grâce à eux, son rapport à la musique embrasse une perspective plus large pour devenir plus francilien que parisien.

À 15 ans, Lucien rencontre sur les forums un beatmaker sénégalais, Sam. Son « best friend d’Internet » lui fait découvrir le rap d’Atlanta et lui recommande tout un tas de logiciels. Peu de temps après, Sam débarque en France et les deux potes s’entendent à merveille. « À ce moment-là, on forme un duo de beatmakers et je me dis que le monde va nous appartenir », se rappelle Lucien. L’été suivant, Sam s’en va faire les vendanges et ne donne plus de nouvelles. « À la rentrée, je vais voir son Facebook, et je découvre des dizaines de messages de condoléances. » Sam est mort de la tuberculose.

Lucien s’interrompt. Pour la cinquième fois, il demande au tenancier du bar s’il est sûr qu’on ne le dérange pas, si on ne l’empêche pas de fermer. Une fois rassuré, il poursuit. « Ça a été un vrai traumatisme, reprend-il d’une voix plate. À ce moment-là, j’arrête complètement de produire du rap. » Sa transition vers la musique électronique s’opère dans ce contexte. « Je découvre la house avec Daren Ager et je trouve ça hyper thérapeutique. C’est plus facile de faire un deuil sur ça que sur du Keny Arkana ! » Puis, la découverte coup sur coup d’AraabMuzik et de Clams Casino, qui produit le premier album d’A$AP Rocky, le fait sortir de sa torpeur nostalgique et revenir au rap. Il s’inscrit sur le forum de l’Abcdr du son à 16 ans et y rencontre Hyacinthe, avec qui il monte rapidement le groupe DFHDGB (Des Faux Hipsters Des Grosses Bites). « Il était capable de demander des prods à un Russe qui sample de la trance pour accompagner son rap de blanc. J’ai tout de suite accroché », raconte Lucien.

Hyacinthe était capable de demander des prods à un Russe qui sample de la trance pour accompagner son rap de blanc. J’ai tout de suite accroché .

Krampf

Cette volonté de dépasser les frontières des genres ancre à nouveau Krampf dans son temps. Internet, qui s’impose et décloisonne à tout va, devient le terrain de jeu idéal pour son éclectisme érudit. En opposition radicale avec les rockeurs, qui crachent sur la pop, il réaffirme la puissance d’une musique que certains dépeignent comme une simple entreprise commerciale. Pour appuyer son point de vue, il repousse son demi, tire son smartphone de sa poche et lance « Boom Boom Pow », des Black Eyed Peas. « Tu vois, là, cest un trancegate, une technique de production utilisée par les producteurs de trance dès les nineties », décrit-il tout excité. « Le premier morceau de gabber que jai sorti,“Sorry”, contient un sample du premier tube de Justin Bieber ». Le génie tenant aussi en partie à l’avant-gardisme, voilà un argument de plus en faveur de Krampf. « Avant, c’était rockeurs avec rockeurs, rappeurs avec rappeurs, électromen avec électromen, énumère Kevin El Amrani. Lucien sest rendu compte avant les autres quil fallait faire voler tout ça en éclat. »

En équipe

Paul Seul, un des fondateurs du collectif Casual Gabberz, le remarque dès 2014. « Il kiffait les samples de hardcore que j’utilisais dans mes prods », précise Lucien. Il le convie à jouer sur une péniche à l’occasion d’un festival organisé par le label. « Mais il ne sest jamais pointé », se rappelle Lucien, qui repart chez lui la clé USB entre les jambes. « J’étais complètement débordé, se marre Paul, mais je me suis rattrapé en l’invitant deux semaines plus tard au 9B. » Lucien se met à travailler régulièrement avec les musiciens du label, avant de leur présenter en 2017 son ami Kevin El Amrani. Ensemble, ils avaient réalisé pour Alkpote un clip délirant que Lucien s’était chargé de blinder de 3D. Comme un homme de la Renaissance, il semblerait qu’il sache tout faire, du moment que ça se passe sur ordinateur.

J’ai demandé au public s’il n’en avait pas marre de la techno de merde.

Krampf

Kevin et Lucien s’attellent à la réalisation d’un documentaire expérimental sur Casual Gabberz. « Ils mont dit que ça allait être 1 h 20 en noir et blanc. Et c’était ça ou rien, sourit Paul. Dès le début, on a pensé que Lucien était brillant, et il a trouvé sa place naturellement au sein du label. » Le vrai tournant se produit toutefois pour Krampf quelques mois plus tard, à Dour. « Casual Gabberz est invité, mais notre show nest pas terrible. On se rend compte qu’il faudrait que quelquun prenne le micro pour chauffer la salle mais personne na envie de le faire. » Ça tombe bien, Lucien est sur place en tant que DJ d’Alkpote. « On le chauffe en rigolant et il finit par accepter », raconte Paul. « J’ai demandé au public sil n’en avait pas marre de la techno de merde », glousse Lucien. Casual Gabberz a trouvé sa formule sur scène et la bascule est faite : Krampf rompt avec le rap pour s’immerger dans le hardcore.

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Il serait cependant entièrement faux d’affirmer que ses coups d’éclat ponctuels sur scène constituent la principale contribution de Lucien au label. « Il a apporté une dimension subversive à Casual Gabberz, par exemple dans notre rapport aux réseaux. Quand on poste une photo pour faire de la promo, on nest jamais tous ensemble. On inclut dautres potes, on essaye de créer une espèce de côté nébuleux. C’est Lucien qui veut ça : il cherche à nous déstarifier », affirme Paul. Plus encore, l’apport de Lucien est sonore. « Il est ultra-efficace techniquement. Il nous a aidé à atteindre le niveau des plus grands DJ hollandais en termes de mix, alors quon était juste des petits gars paumés à Paris. »

Il nous a aidé à atteindre le niveau des plus grands DJ hollandais en termes de mix, alors qu’on était juste des petits gars paumés à Paris.

Paul Seul

La collaboration se poursuit encore aujourd’hui, puisque Krampf a entièrement réalisé le second album d’Ascendant Vierge, le projet lyrico-hardcore porté par Paul et Mathilde Fernandez. C’est aussi avec les membres de Casual Gabberz que Lucien « découvre le club », à 22 ans, à l’occasion d’un pèlerinage organisé en Hollande, terre des origines du gabber. Étrange, pour quelqu’un qui mixe déjà depuis ses 17 ans, mais sa vie s’est un peu déroulée à l’envers. Il a commencé à bosser adolescent, comme un dératé. « Mes parents voulaient que je sois ingénieur, j’ai préféré être saltimbanque. J’ai fait ce choix, donc je voulais leur montrer que je pouvais me débrouiller. »

L’heure avance, et Lucien passe de la bière au martini rouge, sa boisson d’hiver. « Tu sais, jai pas eu dadolescence. J’ai pas eu de copines. Pendant 10 ans, jai été un ascète, une bête de travail. » Et si, plus qu’un génie, Krampf était un bosseur ? « Il faut dépasser cette image du génie, confirme Paul. Lucien, cest un stakhanoviste ». Le succès de Casual Gabberz, qui l’a envoyé tourner dans toute l’Europe, n’a rien arrangé. Aujourd’hui, Krampf affirme qu’il est fatigué, qu’il souhaite prendre sa retraite de DJ. « Je veux avoir le temps de m’ennuyer », soupire-t-il. S’il a déjà sorti quelques morceaux, il s’est jusqu’ici avant tout mis au service des autres. « Je pense que je nai pas grand-chose à dire, mais je veux vérifier. » Paul est beaucoup plus optimiste : « On sait pas ce quil va faire : du saxophone, de l’harmonica, ou de la musique électronique, mais ce quon sait, cest que ça va être ouf », garantit-il. La perspective bien qu’alléchante, demeure incertaine. « Il a fait énormément de choses dans sa vie, mais découvrir ce quil y a à l’intérieur de lui pourrait bien être le plus difficile », soupçonne Oklou. Après 10 ans passés dans l’industrie à faire exploser les barrières des genres et des médiums, le plus grand défi reste à venir pour Lucien Krampf.

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