Cashless : Comment le paiement dématérialisé a conquis les festivals

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R
Le 05.08.2019, à 15h43
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Le token est mort, vive le cashless. Le paiement dématérialisé est en train de s’installer dans tous les événements électroniques d’ampleur. Après le tunnel des festivals d’été, il y a de bonnes chances que vous l’ayez aussi utilisé. Plus pratique, plus rapide, plus sécurisé, mais aussi fournisseur de données précises sur les utilisateurs, le cashless ressemble à la prochaine évolution des festivals.

Cet article a initialement été publié en mars 2016, dans le n°192 de Trax Magazine, encore disponible sur le store en ligne.

Par Calixte de Procé

Hier, les festivaliers débarquaient sur un site la bouche en cœur et les poches pleines de billets. L’argent s’échangeait, de la main à la main, contre un kefta mal cuit ou une bière trop chaude. Progressivement, les billets se sont transformés en petits jetons, les tokens. Présentés comme une innovation, ces petits bouts de plastique ont rapidement fait leur temps.

Comment expliquer à un festivalier qu’une mousse vaut deux bouts de plastique et demi sans lui faire perdre toute notion d’argent ? Et comment se faire rembourser trois bouts de tokens à la fin de la soirée ? C’est dans ce contexte que naît le cashless. Adieu billets, pièces et jetons, les festivals digitalisent leurs ventes. Désormais, c’est avec une carte ou un bracelet équipés d’une puce que vous rincerez au bar. Confort, amélioration de la fluidité sur les différents points de vente ou diminution des risques de vol d’argent, les arguments ne manquent pas. Derrière cette nouveauté, plusieurs entreprises comme Weezevent, Playpass ou Intellitix séduisent à leur manière les organisateurs afin de les convaincre d’adopter leurs solutions. De leur côté, les festivals foncent un par un vers ce nouveau mode de paiement, parfois la tête un peu trop baissée.

« J’ai créé Intellitix avec pour idée de mettre en place un service qui tourne autour des publics et non pas autour d’un produit. Depuis quelques années, de plus en plus de communautés digitales se forment et, manifestement, de nombreuses opportunités en découlent. L’enjeu était donc de créer un pont entre ces communautés virtuelles et le monde réel. » Dans un français aux teintes québécoises, Serge Grimaux, cofondateur d’Intellitix, tente d’expliquer avec ses mots la genèse de sa solution cashless.

Le monde de la musique live, ce baroudeur montréalais d’une soixantaine d’années le connaît bien. Tourneur en Amérique du Nord, puis en Europe jusqu’aux années 2000, Serge a créé Intellitix dès 2009. L’entreprise, basée aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en France, fournit des solutions technologiques aux festivals du monde entier. Son créneau ? Le RFID (pour radio frequency identification), acronyme barbare désignant un système qui transmet l’identité d’une personne ou d’un objet en utilisant les radiofréquences. Cette technologie, qu’on utilise pour valider une carte de transport ou pucer son chien, Intellitix la propose aux festivals pour différents services, comme le contrôle d’accès, l’expérience interactive avec des marques et, donc, le paiement dématérialisé, ou cashless.

200 000 tokens à compter

À une époque où le monde donne l’impression de tourner à grandes impulsions technologiques, le processus figé des transactions sur un festival sombrait dans l’obsolescence. Si tous les organisateurs s’accordaient sur le fait que la dématérialisation devenait de plus en plus nécessaire, la route sinueuse de la digitalisation les a poussés sur un itinéraire bis, celui qui menait au token. Comme au Monopoly, cette nouvelle devise est devenue monnaie courante pour régler boissons, nourriture et produits sur les stands de merchandising. Mais le public, sentant l’enfumage, n’a plus envie de jouer, lassé par les conversions euro/token à 3 heures du matin et la guerre pour se faire rembourser sous un petit chapiteau planqué au fond du festival aux premières lueurs du jour. Pour les organisateurs aussi, le système plastique a montré ses limites. « On a fonctionné sur plusieurs éditions avec les tokens. Honnêtement, ce moyen de paiement, ça va un temps. Quand, au bout de trois jours de festival, tu dois compter plus de 200 000 bouts de plastique pour connaître la recette des bars, tu te poses forcément des questions sur la viabilité de ce système », explique Julien de Lauzun, directeur de production d’Arty Farty, association organisatrice des Nuits Sonores. Renié par les festivaliers, remis en cause par les organisateurs, le token vit probablement ses dernières heures. Tant mieux. En s’y penchant de plus près, cette courte expérience a mis en lumière une notion fondamentale pour un organisateur : tout changement, aussi pertinent soit-il pour le bon fonctionnement d’un événement, n’aura de sens que s’il est accepté et intégré dans les habitudes du public. « Au lancement d’Intellitix, nous avons réalisé une étude globale sur les comportements des festivaliers pour nous assurer que le cashless pouvait améliorer leur quotidien. Nous avons regardé ce qui existait, ce qu’il était possible de faire et ce que les festivaliers aimeraient avoir. L’acceptation des festivaliers est une donnée cruciale dans le cashless », explique Serge Grimaux.

Marvellous Island essuie les plâtres


L’étude des envies du public n’est pas un aspect à prendre à la légère. Pour l’entrepreneur montréalais, le négliger est « un piège dans lequel un organisateur peut facilement tomber ». À Paris, le Marvellous Island en a fait les frais. « Lors de notre première édition, en 2013, nous avons été démarchés par une entreprise qui proposait des solutions de cashless », raconte Louise Francelet, directrice de production du festival. Le deal était simple : ladite société mettait en place son système de paiement pour gérer l’intégralité des transactions du festival. « Nous nous sommes rapidement rendu compte que le public n’était pas prêt. Nous changions leurs habitudes de paiement et les festivaliers n’avaient pas prévu cela, ils avaient l’impression de se faire voler. » L’audace se transforme en échec cuisant. « Au-delà de ce changement d’habitude qui les a perturbés, notre plus grosse erreur a été de faire payer la carte cashless 5 euros. Ce prix a beaucoup freiné le public, et les retours ont été mauvais », se souvient Louise. Le Marvellous Island abandonne donc ce système en 2014, avant de revenir à la charge pour sa troisième édition, avec un public plus ouvert au concept. « En 2015, nous avons travaillé avec Weezevent pour réintégrer le cashless sur notre festival et ce système a beaucoup mieux marché. Le public a compris comment cela fonctionnait car d’autres événements avaient également mis en place cette technologie. »

En se baladant de festival en festival, on constate aujourd’hui que le cashless tend à devenir la norme. Mais le prêche des promoteurs pour vendre le produit n’est pas pour autant terminé. Simplification des transactions, réduction des transferts d’argent sur le site et des risques de vols, amélioration du temps d’attente sur les points de vente sont couramment exposés aux sceptiques. Fort heureusement, la plupart des festivals ont également compris que l’acceptation de ce nouveau moyen de paiement passe, a minima, par la gratuité de la carte et, plus important encore, par la facilité d’être remboursé si tout l’argent chargé n’a pas été utilisé. « Nous ne faisons pas d’argent facile sur le dos du festivalier, précise Julien de Lauzun des Nuits sonores. Tous les crédits restants peuvent être remboursés directement et très simplement. C’est incompréhensible de mettre en place du cashless sans proposer de remboursement. »

Pour un organisateur, intégrer ce système de paiement est, à première vue, un investissement 100 % gagnant. En plus de parfaire la fluidité des queues au bar et donc de faciliter la consommation, il améliore la rentabilité. « Nous allons pouvoir analyser les recettes de nos différents points de vente en temps réel, avoir des informations plus précises sur les différentes consommations et, de fait, nous allons pouvoir optimiser nos stocks d’un jour à l’autre et pour les prochaines éditions », poursuit Julien de Lauzun, qui ne s’attend pour autant pas à voir les recettes augmenter. « Cet argument, on l’entend beaucoup de la bouche des prestataires de cashless. Pour moi, un festivalier qui gagne du temps dans la file d’attente sera content de profiter plus longtemps d’un concert. Je ne vois pas pourquoi il irait boire dix bières de plus. » Aux Trans musicales, l’introduction du cashless en 2015 a néanmoins rapporté 10 % de recettes bar supplémentaires, selon la dircom Émilie Lacroix, interrogée à ce sujet aux Biennales internationales du spectacle de Nantes en janvier dernier.

Big data is watching you (dance)

Gain de productivité et augmentation des recettes, le cashless serait donc tout bénef pour un festival ? Pas tout à fait, car, si les gains sont aisément quantifiables, l’investissement de départ l’est tout autant. Pour les Trans Musicales, la hausse des recettes bar a simplement « permis de couvrir les frais engagés pour introduire le cashless sur le festival ». Aux Nuits Sonores, l’organisation a mis en place plusieurs hotspots afin de proposer du wi-fi gratuit aux festivaliers, notamment pour qu’ils puissent recharger leurs comptes cashless depuis leur mobile à tout moment… « Sans wi-fi, le cashless n’a aucun sens. L’intérêt du paiement dématérialisé, c’est aussi de pouvoir recharger sa carte depuis son smartphone à n’importe quel moment », explique Julien de Lauzun. Billetterie dématérialisée, paiement au bar digitalisé, les festivals sont dans la tendance, et probablement dans la bonne direction.

La suite ? Pour Serge Grimaux d’Intellitix, elle est toute trouvée. « Pour un organisateur ayant numérisé son festival, l’enjeu est maintenant d’exploiter les données obtenues. » Le gros mot est prononcé. Le big data découle naturellement de ces évolutions, et les promoteurs auront bientôt toutes les clés en main pour proposer des festivals à la carte. « Grâce à cette technologie, on peut déterminer les profils des communautés, ce qu’elles aiment, ce qu’elles aiment moins, et ainsi affiner les prochaines éditions. » En d’autres termes, un festival sera-t-il en mesure de savoir combien de bières telle personne va consommer, avec quelle sauce il souhaite tartiner ses frites, et devant quels artistes il a le plus dansé ? Pour le Canadien, ce n’est pas encore pour aujourd’hui, tant le big data est un exercice où peu de gens s’y risquent. Mais d’ici quelques années, on peut imaginer que certains programmateurs fainéants seront tentés de s’asseoir sur leur singularité pour se convertir aux statistiques et monter une affiche qui plairait au plus grand nombre. Certainement pas une bonne nouvelle pour l’audace musicale.

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