Pourquoi le nouvel album de Caribou signe un retour aux sons américains de son enfance

Écrit par Jean Gueguen
Photo de couverture : ©Thomas Neukum
Le 29.01.2020, à 12h49
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©Thomas Neukum
Écrit par Jean Gueguen
Photo de couverture : ©Thomas Neukum
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Le musicien canadien Caribou est enfin de retour avec Suddenly, son 7e album. Trois morceaux ont déjà été mis en ligne, dont le dernier ce 29 janvier. Ils annoncent les couleurs nuancées d’un album à paraître en intégralité le 28 février prochain. Rencontre.

Après le succès retentissant de ses derniers opus, et ses aventures sous l’alias Daphni, Dan Snaith revient avec ce nouvel album de Caribou à des sources nord-américaines, livrant un album de pop hybride résolument électronique qui laisse entendre l’éclectisme de ses influences, soul, folk, psyché, hip-hop… Plus présente que jamais, sa voix s’exprime dans chacun des morceaux qui deviennent autant de chants d’espoir face à l’adversité d’un monde en perpétuelle transformation. Caribou nous fait entrer, le temps d’une interview, dans la psyché à l’œuvre pour cet album.

Ce nouvel album marque le retour de Caribou après un silence discographique de près de six ans. Pourtant, il s’intitule Suddenly (soudainement). Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Ce titre renvoie à différentes choses qui sont survenues dans ma vie personnelle durant ce laps de temps, des catastrophes, des crises, le décès précoce d’un membre de ma famille, les problèmes de santé de mes parents, la naissance inattendue de ma fille à l’arrière d’une voiture… On a tendance à prévoir comment notre vie va avancer, on la voit progresser de façon linéaire, on pense aux choses qu’on doit faire au jour le jour, parfois on a la prévoyance d’envisager l’avenir. Mais ces cinq dernières années, ce qui a eu le plus d’impact dans ma vie est arrivé complètement à l’improviste. À quoi bon prévoir dans ce cas ? Ça m’a fait réévaluer mes priorités, je suppose.

Les paroles de l’album, plus que jamais, parlent de ça, de la mort, des événements qui ont changé ma vie en un clin d’œil, en un coup de fil qui va tout chambouler. Par ailleurs, il me semble que ça reflète aussi le climat politique que nous connaissons ces dernières années, l’avènement de Trump comme président, du Brexit… Des choses qui vous font soudainement reconsidérer tout l’état du monde. Je me suis senti tellement désorienté par cette avalanche d’événements qui ont été autant de désillusions sur notre société ou sur ma vie.

Le titre est aussi lié au contenu musical de l’album. C’est arrivé souvent que ceux à qui je le faisais écouter me disent “j’aime ce moment où soudain…”. Entendre ce mot revenir encore et encore, c’était troublant.

Mais voilà comment c’est vraiment arrivé. J’ai une fille de trois ans qui venait juste d’intégrer ce mot à son vocabulaire quand je cherchais un nom d’album. Elle l’utilisait dès qu’elle en avait l’occasion, c’était amusant. Ma femme a alors souligné à quel point ce mot revenait fréquemment. C’est là que j’ai réalisé qu’il reflétait à la fois ce qui s’était passé dans ma vie et ce qui se passait dans ma musique.

Est-ce à dire que cet album évoque davantage un contexte global plus qu’une histoire précise ?

C’est l’histoire, très caractéristique de mon âge en fait, de quelqu’un en début de quarantaine qui réfléchit au fait de vieillir, qui commence à se soucier à la fois de ses parents et de ses enfants, à réfléchir pour la première fois sérieusement à la mortalité. Ce contexte fait que cet album présente sans doute une dimension plus narrative que mes précédents albums, qui reflétaient plus mon enthousiasme pour telle ou telle trouvaille musicale. 

Pour autant, je n’ai pas cherché à faire un album sur un sujet précis. Je ne pense pas qu’énormément de musiciens fonctionnent ainsi, même s’ils peuvent dire a posteriori qu’ils ont voulu évoquer telle ou telle chose. Certains le font peut-être, mais dans mon cas, je vais en studio parce que j’adore faire de la musique. Les émotions, les paroles, les références sont là parce que je suis un être humain qui fait de la musique et que ma vie finit par s’y infuser. D’ailleurs, quand j’essaie de me fixer sur une idée musicale à réaliser, par exemple faire un morceau dans tel style, avec telle combinaison de sons, ça ne marche jamais. Ce genre d’intention ferme la porte aux heureux accidents qui peuvent survenir et qui font que la création musicale me passionne.

Définiriez-vous Suddenly comme un album de la maturité ?

Je ne voulais pas non plus faire un album auquel seuls pourraient s’identifier les gens de mon âge, un album de milieu de vie. J’associe la créativité musicale à la jeunesse, et j’ai toujours cette flamme en moi qui me pousse à créer, à travailler sur des idées musicales qui ajoutent quelque chose à ma discographie et, peut-être, à la musique actuelle. Je ne suis pas à l’abri des contradictions.

Justement, qu’apporte ce nouvel album à votre discographie, selon vous ?

Mon processus reste le même, mon set up également, à part quelques nouveaux instruments. La différence avec les précédents albums était dans l’intention. Swim (2010) avait beaucoup mieux marché que ce à quoi je m’attendais et j’ai alors commencé à vivre dans une sorte de sphère semi-populaire, à faire des radios, des gros concerts. Avec Our Love (2014), j’ai voulu rendre aux gens, que l’album soit comme un grand câlin pour tous ceux qui avaient adhéré à ma musique. J’ai voulu donner l’incarnation la plus pop de ma musique, sans pour autant faire de compromis. Quand j’ai composé “Can’t do without you”, je m’imaginais le jouer à un gros festival au coucher du soleil devant une grande foule. Et on a pu le faire, c’était merveilleux, je pouvais voir à quel point les gens se reliaient émotionnellement à cette chanson. Je pense aussi que mon alias Daphni, que j’ai créé spécialement pour la dance music, a pu influencer ces derniers albums de Caribou. 

Mais certaines choses ont fini par me manquer dans la musique de club, notamment l’écriture de paroles, la composition d’harmonies ou de mélodies, ce genre de choses. Fondamentalement, je suis quelqu’un qui adore les musiques inhabituelles, excentriques, idiosyncrasiques. Avec cet album, je voulais passer à autre chose, ne pas continuer à lisser ma musique pour la rendre plus pop. Dans un morceau comme “You and I”, les couplets et le refrain ont l’air de venir de deux chansons différentes. Un musicien pourrait avoir le réflexe de faire un pont pour faciliter la transition de l’un à l’autre, mais j’ai voulu au contraire qu’il subsiste une certaine forme de dislocation, de surprise.

Diriez-vous que vous avez trouvé avec cet album un nouvel équilibre entre production électronique et écriture de chanson ?

Je rejette l’idée selon laquelle le monde des musiques électroniques est distinct de la composition, parce que quand on écoute un Justin Bieber, une Taylor Swift ou une Rihanna, leur musique est électronique aussi. Équilibre est un bon mot. J’aime tellement de choses différentes dans la musique et j’ai l’impression que cet album représente bon nombre d’entre elles, sans que l’une prenne le dessus sur les autres. C’est un disque très diversifié. Ça me préoccupait d’ailleurs en le composant, j’aimais cette chanson, celle-ci aussi, celle-là, mais que va-t-il se passer quand je les mettrai toutes ensemble ? 

Finalement, ça m’a surpris de voir à quel point cette diversité formait naturellement la trame narrative classique d’un album, avec un début, un milieu, une fin. L’autre chose que j’aime dans cet album, c’est que, contrairement à Our Love qui semblait facile à digérer, comme un disque de pop électronique dansante qui mettait du baume au cœur, celui-là est plus complexe. Mon label m’a demandé de le résumer, mais je crois que ce qui fait la force de cet album c’est de n’être pas réductible à un trait particulier. J’espère que cela en fera un album qui met du temps à se révéler et sur lequel on revient encore et encore en y découvrant de nouvelles choses.

L’inspiration peut varier avec le temps. Vous êtes-vous senti proche d’autres artistes en composant cet album ?

Il y a un album qui a capturé l’esprit de ce que je veux faire, Keyboard Fantasies de Beverly Glenn Copeland, un. e artiste transsexuel.le qui a enregistré cet album dans les années 80 et en avait fait une cinquantaine de cassettes pour en vendre à peine la moitié. Un distributeur japonais a fini par le retrouver il y a quelques années pour rééditer le disque. Un joyau perdu. Il a été enregistré dans une région du Canada où j’ai grandi, dans des paysages faits de pins, de lacs et de rochers. Tout est fait au synthé, un Roland DX7, avec une voix incroyablement chaude et généreuse. Ça ressemble à de la new age, mais avec une voix folk très touchante, comme un câlin. Le dernier morceau de mon album est un hommage direct à cet.te artiste qui est parvenu à transformer les émotions liées à des difficultés personnelles en une musique pleine d’espoir.

Dans ses influences variées, soul, folk, hip-hop, cet album semble également revenir à un son nord-américain…

C’est une observation intéressante effectivement. J’ai vécu à Londres pendant 20 ans, Swim et Our Love, qui vont ensemble selon moi, étaient très influencés par ce qui se passait dans la scène musicale londonienne, notamment la scène club, avec des artistes comme Floating Points par exemple. Cet album, sans pour autant être un pas en arrière, plonge peut-être dans des influences qui m’ont accompagné depuis longtemps, hip-hop, folk, rock psyché, qui font leur retour après avoir nourri mes tout premiers albums. Mon guitariste Ryan, que je connais depuis l’école primaire, m’a dit que cet album semblait à la fois nouveau et ancien, beaucoup de choses nouvelles, mais aussi beaucoup de choses qui rappelaient Up In Flames (2006) ou Andorra (2007), la quintessence du son Caribou. Des influences qui viennent de mon enfance en Amérique du Nord, le genre de disques qu’on trouve dans les brocantes aux États-Unis ou au Canada qui ont une culture musicale spécifique.

BBC Radio était ravie, enfin un morceau de Caribou qu’on peut passer sans problème à n’importe quel moment de la journée.

Daniel Snaith, alias Caribou

Vous mentionnez votre guitariste, celui qui vous accompagne dans votre tournée de concerts ?

Oui, pour mes tournées je joue avec la même formation depuis 2009. Je fais les disques de mon côté, puis je travaille avec trois autres musiciens pour adapter l’album. Comme au départ, les morceaux ne sont pas conçus par un groupe, il y a une forme de rétro-conception pour transformer les morceaux du disque. Beaucoup de musiciens électroniques se tiennent derrière une table avec un paquet de machines posées dessus, c’est pas mon truc. Je recherche plutôt l’interaction du live et l’improvisation que je n’ai pas en studio.

Selon vous, est-ce que l’interprétation live apporte quelque chose à vos morceaux ?

Je pense que ça apporte une sorte de relâchement, le risque que ça foire, la spontanéité, l’improvisation. Mes enregistrements studio sont des constructions, pas des documents vivants. Ce que j’attends d’un concert, c’est quelque chose de tangible, que les gens peuvent ressentir. Cette dynamique du moment, cette vie, c’est la base de la musique en live. Mais ce qui compte pour moi c’est de pouvoir garder cette dimension vivante dans de la musique principalement électronique.

Suddenly, le nouvel album de Caribou est à paraître le 28 février prochain. Sa tournée mondiale le fera passer à l’Olympia de Paris le 27 avril prochain.

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