Après un premier rendez-vous annulé à la dernière seconde, c’est à Berlin qu’on retrouve le nouveau globe-trotter. Il rentre d’un festival à Budapest (ou ailleurs, il n’est plus très sûr…), visiblement un peu blasé : à 26 ans, sa proximité avec l’icône incontournable de la house/techno Nina Kraviz l’a instantanément propulsé dans les hautes sphères du game, mais à l’inverse de bien d’autres, la situation semble le contrarier. “Je crois que j’ai un peu saoulé Nina et mon agent : je déteste faire des live, surtout dans des festivals ! Mais j’ai des disques qui sortent, alors je suis un peu obligé… J’ai refusé Berghain et Boiler Room. Pour moi, la fête, c’est un truc spontané où tout le monde est à égalité, et là, je me retrouve à faire des live où, au final, je mixe de manière plus ou moins sophistiquée ma musique devant des gens qui ont payé 30 euros pour me voir dropper I Wanna Go Bang. Franchement, ça ne m’apporte strictement rien, c’est comme si je regardais un mur pendant une heure. OK, je gagne de l’argent, mais si les disques se vendent, je n’ai pas besoin de beaucoup plus.”
Bjarki – I Wanna Go Bang
Bon, le gars est soit un kamikaze, soit d’une admirable candeur. Pourtant, des vidéos circulent sur Internet de teufs dans une grotte en Islande, et il semble parfaitement à l’aise. On comprend alors que Bjarki est tout simplement romantique et libertaire. “Les festivals, ça craint, le matos bouge, le son est pourri, il n’y a pas de manager scène, c’est horrible sauf si tu as une CDJ, une clé USB et que tu kiffes la fumée, les projos et les t-shirts noirs. Ce qui m’intéresse dans le fait de bosser avec трип et Nina, c’est qu’on a plus de contrôle sur ce qu’on veut faire, quel type de fête et d’ambiance on veut créer. Dans cette grotte, c’était magique : on a emmené 250 personnes en bus au milieu de nulle part, on leur a fait la cuisine, et tout le monde faisait ce qu’il voulait. Là, on va partir en tournée aux USA, et je bosse beaucoup avec mon agent pour que les teufs y soient aussi spéciales. Je ne veux pas de machines à fumée de merde, juste des gens cool, les emmener dans un trip en un bus, le tout gratos, je m’en branle : si j’ai besoin de thunes, le lendemain, je gère ça en jouant dans un club de merde. Mais je ne le fais que si ça me permet de créer ces moments.” Intarissable sur les raves US des années 90, ces teufs mégalos qui finissaient au poste car les flics ne captaient pas ce que faisaient 5 000 personnes face à trois DJ’s, il fantasme clairement sur ce fragile équilibre entre liberté et chaos, une dynamique primordiale de son parcours démarré sur la petite île volcanique.
Big in Iceland
L’Islande, c’est grand, mais c’est surtout un peu vide, et Bjarki se retrouve au début de l’adolescence exilé chez son paternel tout au nord de l’île, dans une vaine tentative de le réconcilier avec le système éducatif. Dans un village de 1 000 habitants, les activités ne débordent pas et les jeux vidéo occupent une bonne partie de son temps, bien qu’il se revendique comme globalement inapte à cette discipline. Le hasard le met alors sur les rails de la musique électronique, via le grand frère de son camarade de jeu, qui produit sur son PC de la trance progressive (!).
Rapidement, Bjarki est captivé par cette activité autrement plus ludique que la plomberie de Super Mario ou le carnage de Counter-Strike. Déjà intéressé par la musique, Bjarki s’était mis à la guitare, mais ses trop petits doigts l’avaient relégué à la batterie. La musique électronique lui ouvre alors un monde inédit, Prodigy et les Chemical Brothers en seront les instructeurs, et les “projets” du grand frère l’architecture à déchiffrer.
“Quand j’ai fait écouter mes premiers morceaux à mon père, il m’a dit que c’était de la merde et que je perdais mon temps. Et quand je lui ai annoncé que je ne deviendrais pas footballeur, il était dévasté. C’était comme quand un fils annonce à ses parents cathos qu’il est gay !”
Cela reste d’abord ludique : “Au début, je produisais de petites chansons un peu débiles sur FruityLoops, des comptines où je racontais des trucs atroces sur mes camarades de classe grâce à un logiciel de synthèse vocale. Mais au bout d’un mois ou deux, j’avais déjà réussi à composer mon premier album. Les drums n’étaient pas géniales, le son moyen – Prodidgy m’obsédait, je ne comprenais pas comment ils obtenaient un son si puissant. Et un jour, j’ai découvert le concept du mastering (rire). Mais la musique était bien, je m’en souviens encore. Tout fier, je l’ai fait écouter à mon père : il m’a dit que c’était de la merde et que je perdais mon temps.” Le paternel comptait en fait sur lui pour emboîter le pas à son frère devenu footballeur professionnel, fantasme ultime de l’Islandais moyen post-crise économique. “Quand je lui ai annoncé que je n’irais pas dans cette voie, il était dévasté. C’était comme quand un fils annonce à ses parents cathos qu’il est gay !” Faisant fi des ambitions familiales, il s’acharne sur la musique, joue dans des groupes de metal, produit de la hard techno très agressive dans son coin, déconnecté d’Internet (“Encore aujourd’hui, je n’ai pas de téléphone portable !”) et finit logiquement par rencontrer Exos, la figure historique de la techno islandaise.

“À l’école, personne ne s’intéressait à la techno, mais on m’a conseillé de contacter Exos. C’était en 2005, et alors que j’étais à fond dans le label de trance belge Bonzai Records, il m’a fait découvrir Juan Atkins et Drexciya. Exos organisait de grosses fêtes pour l’Islande, 800-1 000 personnes ! On a pu voir Adam Beyer, Surgeon, plein de mecs de la techno, dont beaucoup étaient sans doute inconnus même chez eux. Mais quand tu viens jouer en Islande, tu deviens une légende dans le pays, c’est un peu comme ces artistes ‘big in Japan’ (rire).”
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Ainsi, poussé par ses amis et Exos, qui font tourner ses productions dans leurs fêtes, Bjarki se met à mixer… d’abord de manière catastrophique. Mais petit à petit, il progresse. Il monte un petit studio avec deux potes à Reykjavík, à 100 mètres de son bahut et s’y enferme : “Quand j’ai acheté ma première boîte à rythme, une 606, ça a été le tournant définitif. Je ne comprenais pas qu’on puisse encore utiliser des baguettes ! Entre les quelques boutiques de matos locales et les forums de discussions, j’ai réussi à accumuler une bonne dose de hardware vintage, ce qui a développé mon goût pour les vieilles machines. Je bosse quasiment exclusivement avec ça, je peux même dire que je déteste les nouvelles machines !” Habité par ses nouveaux jouets, il perd un peu plus pied avec sa vie sociale : “Une fois, je suis resté trois semaines au studio sans rentrer chez mes parents, complètement focalisé sur la musique. Je sortais juste m’acheter des pizzas. À la fin, mon père m’a retrouvé en apercevant la voiture qu’il m’avait filée garée devant le studio. Il n’était pas au courant et il commençait à paniquer. C’est là qu’il a compris que ça ne servait à rien d’essayer de me détourner de la musique, j’étais plus têtu que lui ! Je n’allais plus en cours, j’avais cassé avec ma copine… parce que j’étais toujours en studio !”
L’exil dans un camping d’Amsterdam
L’Islande étant un pays assez “cocon”, le foirage intégral de ses études n’est point la garantie d’un funeste destin. Aussi, quand la crise économique frappe en 2007-2008, 5 000 Islandais s’exilent aux quatre coins du monde. Pour ceux qui restent, la musique électronique offre une expression artistique low cost, et la scène locale voit débouler une vague house progressive qui n’est pas du goût de Bjarki. Profitant de l’abdication paternelle, un de ses potes producteur de hip-hop lui lance une idée qui fait tilt : “Il voulait bouger à Miami pour devenir ingé-son. Le gouvernement islandais octroyait des prêts aux étudiants qui partaient à l’étranger et il me proposait de l’accompagner. Mais Exos m’en a détourné : ‘Bjarki ! Qu’est-ce que tu vas aller foutre à Miami ?! Ils n’en ont rien à branler de ton son là-bas, tu feras jamais de techno, va plutôt à Berlin !’. Mes deux potes du studio voulaient aussi faire une formation son, mais ils avaient capté que l’école que j’avais repérée à Berlin existait également à Amsterdam, et vu qu’ils fumaient des joints non-stop… Bref, on a choisi Amsterdam (rire).”

L’histoire de la musique électronique islandaise a souvent débuté loin de chez elle, Björk et ses Sugarcubes n’existaient pas vraiment avant d’avoir signé en Angleterre. Dans les 60’s, les pionniers Lárus Halldór Grímsson, Thorsteinn Hauksson et Thorkell Sigurbjörnsson ont rejoint San Diego, Bourges ou Cologne pour avoir accès aux outils qui leur permettront d’introduire chez eux les prémices de cette nouvelle musique. Mais Bjarki avait surtout besoin de nouvelles perspectives. Reykjavík devenue trop petite, Amsterdam se révélera dans un premier temps trop grande : “On est arrivé sans aucun plan, sans logement, rien, juste l’inscription aux cours, mes potes n’avaient rien géré. Résultat, on s’est retrouvé dans un camping pendant un bon mois ! J’en étais réduit à faire du son à même le sol, avec ma grosse tour PC et son vieil écran que j’avais trimballés avec moi (rire). On a fini par trouver un appart via une agence, mais deux jours après avoir emménagé, le proprio a débarqué et foutu nos affaires par la fenêtre : c’était une arnaque et on a perdu 3 000 euros !”
C’en est de trop pour ses acolytes qui, découragés, rentrent au pays. Bjarki, lui, persévère, quitte à dormir dans la rue quelques nuits. “J’étais serein, je faisais de la bonne musique, j’arrivais à manger, le reste n’avait pas beaucoup d’importance. C’était certes assez dur et je n’arrivais pas trop à m’intégrer en Hollande, mais j’ai trouvé quelques bonnes fêtes qui m’ont inspiré, surtout au Bunker. Bon, j’ai fini par saouler les DJ’s à force d’insister pour qu’ils jouent mes tracks. J’ai dû aussi me rendre à l’évidence : j’étais encore en décalage. On était en pleine période minimale et mes tracks étaient plein de breakbeats.” Sa période hollandaise se termine par un diplôme qui ne lui sert à rien, une expérience de compositeur de musiques de pub grâce à la mère d’une copine, et surtout un impressionnant stock de tracks qui alimente encore aujourd’hui ses récentes sorties. C’est aussi le boom des net labels, de SoundCloud : il sort tout ce qu’on lui demande sans se poser de questions, mais finit par se rendre compte que ça ne mène nulle part. Il cesse alors toute démarche visant à publier sa musique et rentre en Islande composer de l’ambient.

Trop bourré pour parler à Nina Kraviz
Il faudra ensuite l’attrait d’une demoiselle pour le retrouver au Danemark, théâtre du malentendu fondateur de sa carrière : “Quelques mois plus tard, sur un coup de tête, j’ai déménagé toutes mes affaires à Copenhague pour emménager avec une nana, encore un super plan de carrière. Peu de temps après, Exos m’annonce que Nina Kraviz va sortir ses vieux morceaux sur son nouveau label, et il mentionne au passage qu’elle joue le week-end suivant à deux pas de chez moi. Exos et moi avons une relation particulière. C’est mon aîné de dix ans mais il s’est pourtant toujours senti menacé par moi. On est amis, mais il y a une sorte de compétition latente un peu étrange. Alors je lui ai dit que j’allais passer la voir pour lui filer une démo, juste pour le faire chier, et ça n’a pas manqué : tout de suite, il m’a dit de ne pas faire ça, qu’il lui donnerait lui-même mes tracks, bien stressé (rire)“. Cela n’empêche pas Bjarki de se pointer au club, complètement torché, laissant le soin à sa copine de passer une clé USB à Nina Kraviz.

La Russe écoute pourtant la démo, et repère quelque chose chez le jeune producteur, dont un titre atterrit sur le various artists Deviant Octopus, aux côtés d’un track d’Exos, évitant sans doute une querelle entre les deux Islandais. “À l’origine, je voulais produire la BO pour un rêve que j’avais eu, une vision dans laquelle une pieuvre déviante dévorait tout le monde sans même s’en apercevoir. Mon graphiste Tombo s’est chargé de matérialiser mon трип, et j’ai ensuite compilé différents artistes comme s’il s’agissait d’un album original d’une seule et même personne”, décrypte Nina Kraviz. Bjarki a un pied dans la porte pour collaborer avec l’une des figures les plus influentes de la scène actuelle, mais s’il fait un peu la fine bouche, il finit par être conquis.
“J’ai entendu parler de Nina pour la première fois en 2012, et au début, je n’étais pas à fond. Mais quand elle a voulu me signer, j’ai un peu plus creusé le personnage et j’ai découvert une passionnée, et surtout une incroyable DJ. Dans ce domaine, mon idole de toujours est Photek. Il est d’une versatilité affolante, et surtout, il est spontané. Nina, c’est pareil, elle ne se prend pas au sérieux, mais elle est ambitieuse et prend des risques, notamment celui de se planter. Et surtout, elle comprend bien la dance music, peut-être mieux que les vieux de la vieille qui ont lancé le mouvement ! Je lui fais vraiment confiance. C’est elle qui sélectionne les tracks de mes sorties. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne sortirais que des trucs bizarres, voire rien du tout. La musique que je veux sortir ne marcherait pas, je n’ai pas encore la fan base pour ça, ce qui veut dire qu’elle a sans doute raison (rire).”
“Au début, Deeon était fâché pour le sample de “I Wanna Go Bang”, mais je lui ai laissé 100 % des royalties, alors il est devenu hyper fan. Je crois même que c’est le DJ qui le joue le plus !”
Smart ass
Pour la petite histoire, Nina Kraviz a failli passer à côté de I Wanna Go Bang. Il a fallu qu’Exos insiste pour qu’elle joue ce titre qui ne l’avait pas convaincue.

Après l’avoir joué à Awakenings, il n’y avait plus débat. Un succès qui fait bien rire Bjarki. “La scène techno, c’est quand même parfois une grosse blague : j’ai produit le track en trente minutes à tout casser. J’écoutais des vieux Dance Mania pas terribles pour un projet de réédition que j’avais avec Exos, et je tombe sur ce vocal de DJ Deeon ! Ça a fait tilt : je l’ai samplé, mis en boucle sur une vieille démo un peu gabber, avec des hi-hats un peu partout, et voilà. J’ai été surpris du succès au début, mais il dénotait pas mal des prods techno de l’époque. Maintenant qu’il est populaire, il a plein de haters ! Le truc cool dans l’histoire, c’est que je sample Deeon dans un track où il sample Loose Joints, le groupe d’Arthur Russell, une de mes idoles. C’est pour ça que ça s’est transformé en hommage. Au début, Deeon était fâché, mais je lui ai laissé 100 % des royalties, alors il est devenu hyper fan, je crois même que c’est le DJ qui joue le plus I Wanna Go Bang !”
Les trois albums qui sortent cette année ne risquent pas de déclencher de polémique mais plutôt installer Bjarki comme l’un des producteurs actuels les plus curieux. Si beaucoup ont tôt fait de le comparer à Aphex Twin, il reconnaît lui vouer une grande admiration mais pas tant de proximité, n’ayant véritablement découvert sa musique que longtemps après s’être forgé son identité. Provocateur, petit malin ou esprit libre, Bjarki est bien plus que la somme de ses paradoxes. Et si son attitude peut effectivement justifier la comparaison avec un certain Richard James, il nous propose un véritable vent de fraîcheur sur la techno, un regard aiguisé, ludique et touchant, sachant varier les plaisirs pour mieux nous surprendre et assurément s’installer dans nos futurs souvenirs de 2016 et, espérons, bien au-delà.
Tout ça se fera sans précipitation : “Ce que les gens ne réalisent pas, c’est que vous ne voyez qu’une toute petite partie de ma production, et ce depuis très peu de temps. L’année prochaine, je vais sans doute sortir un album ambient sous un pseudo secret, et hormis deux ou trois tracks sur le prochain disque, toutes mes compositions récentes, je les garde pour moi. Je ne compose que pour moi. Alors oui, on en sortira sans doute une partie dans quelques années, quand j’aurais un nouveau matelas de titres inédits juste pour moi. J’ai besoin de ce laps de temps, de vivre tout seul avec mes morceaux. De toute manière, j’ai souvent l’impression qu’aujourd’hui, les gens parlent plus de musique qu’ils ne l’écoutent, il n’y a donc vraiment pas urgence !”
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