La musique s’interrompt brutalement sur le gigantesque dancefloor. Les milliers de danseurs se figent, tandis qu’une dictatrice au look maoïste apparaît sur les écrans du monumental Bang Hai Palace qui leur fait face. Elle entame un discours à sa gloire, mais, très vite, l’image se brouille dans un orage de pixels gris, un personnage masqué lui succède et annonce que la révolution est en marche. Des dizaines de lasers balaient l’obscurité, des gerbes de feu explosent, deux trapézistes descendent devant les énormes spirales qui encadrent la scène et le DJ reprend la main avec un track de drum’n’bass apocalyptique. Vous êtes à Boomtown, le festival anglais qui fait basculer la fête techno dans une nouvelle ère.
Un festival immersif
Son concept n’a rien à voir avec ce que vous avez connu jusqu’à présent. Boomtown, en anglais “ville-champignon”, est pensé comme une cité fantasmagorique qui organise sa foire une fois par an, au mois d’août, en suivant le cours d’une histoire dont un chapitre se tourne à chaque édition, à l’exemple de cette révolution qui devrait changer la face du festival cet été, et avec de nouvelles constructions, comme le Bang Hai Palace l’an dernier.
Mais la ville abrite aussi de petites intrigues liées à chaque quartier, incarnées par quelque 3 000 acteurs. Et si vous débusquez les équipes secrètes qui sont répertoriées dans le guide distribué à l’entrée, elles vous emmènent dans des coins cachés où vous participez à des jeux avant de vous faire tamponner votre passeport. Un parcours en onze étapes qui occupe certains pendant tout leur séjour… “En réalité, Boomtown est un immense festival immersif plutôt qu’un festival classique, explique Robin Colling, son directeur de production. Nous construisons huit districts, qui ressemblent à autant de plateaux de tournage. Un designer est affecté à chaque district, qu’il doit imaginer en fonction de son histoire. Wild West suit le thème du Far West, Barrio Loco celui des haciendas sud-américaines, District 5 celui de la science-fiction… Par exemple, Wild West contient des rues façon western, un saloon, une banque, une église, une gare… À l’intérieur de chacun de ces bâtiments, il y a une scène, des musiciens et des acteurs. Les gens viennent ici pour s’évader de leur quotidien, nous leur en donnons les moyens ! Nous n’avons pas de réel message politique, mais nous profitons de l’occasion pour jeter un regard satirique sur le monde qui nous entoure (les banquiers de Wild West ressemblent ainsi à des bibendums, ndlr).”
Mini-dancefloors et roller disco
Pour bien saisir l’ambiance, il faut se perdre dans les ruelles, fouler les 40 dancefloors planqués dans les décors et jouer avec les comédiens. Commençons la visite par le premier niveau, situé au pied d’une grande colline. Après vous être arrêtés devant le dragon mécanique cracheur de flammes qui défend l’entrée de la ville, vous traversez le quartier chinois, sa myriade de lampions et son enchaînement de microsalles de concerts et de dancefloors riquiquis peuplés de rockab’s et de teufeurs à crête. Vous passez ensuite devant le Bang Hai Palace, d’où Noisea envoie une drum mutante infernale, avant d’emboîter le pas à une parade emmenée par une araignée métallique chevauchée par une punk à casquette, puis de vous laisser happer par un dancefloor en plein air où le DJ balance du breakbeat bien fat depuis un immense ghettoblaster.
Un roller disco a ouvert ses portes un peu plus loin, vous chaussez des patins et tentez quelques arabesques au milieu de la piste ambiancée par Lee Pattison avec une nu disco des plus onctueuses. Direction ensuite The Asylum, l’un des onze fameux points de passage, où des docteurs à la mine louche vous font passer des expériences en cellule individuelle pour corriger votre santé mentale, avant de tamponner votre passeport. Après ce traitement, vous ressortez prendre l’air sur un manège clignotant qui tourne à tout berzingue sur une cavalcade drum’n’bass infernale.
Les Spiral de retour d’exil
La programmation du festival, très orientée bass music et concerts, est on ne peut plus anglaise. Elle compte plus de 300 artistes, parmi lesquels on relevait l’été dernier les noms de Goldie, Caravan Palace, Scratch Perverts, Shy FX, Orbital, Truss, Squarepusher et Infected Mushroom, mais également beaucoup d’inconnus tout aussi talentueux. “Nous couvrons tous les styles de musique qui ne passent pas sur Radio 1, se marre Lak Michell, l’un des deux grands patrons, jeune trentenaire à casquette et piercing. Il y en a 20 ou 30 différents, mais la base, c’est le ska, le reggae, la techno et la drum’n’bass. Nous privilégions les performances qui font sauter les gens en l’air…”
Cette fois-ci, il a eu la bonne idée de booker les Spiral Tribe, qui furent un des principaux collectifs de la scène free anglaise du début des années 90 avant de filer dans le reste de l’Europe. “Nous sommes ravis d’avoir été invités, explique Sebastian alias 69DB, l’un des membres du crew. On vient de ce pays, mais ça fait vingt ans qu’on est partis, alors ce n’est pas évident de remonter des fêtes chez nous. C’est cool qu’ils programment des anciens, qu’ils n’oublient pas les pionniers de ce mouvement. Ils nous ont proposé d’organiser une fête clandestine dans la rue, comme on a l’habitude de le faire. C’est une invasion pirate, on squatte le centre-ville !” Beaucoup d’artistes manifestent la même bonne humeur sur scène. Pendant le concert de reggae donné par The Skints devant une marée humaine, un feu d’artifice éclate. Le chanteur fait alors une pause à la fin de sa chanson pour s’adresser au public : “Nous jouons partout dans le monde mais ce festival est vraiment spécial, nous y revenons pour la cinquième fois. Le jour où vous serez seuls chez vous avec vos problèmes, repensez à ces belles choses que nous vivons ce soir tous ensemble et ça ira mieux…”
Emprisonné devant le DJ
C’est le moment de découvrir le deuxième plateau, le site d’origine de Boomtown, tout en haut de la colline. Après avoir sué sang et eau pendant l’ascension, vous passez devant un concert de ska devant une mine à l’abandon avec ses machines, remontez la rue occupée en son centre par un groupe de jazz manouche et entrez chez le shérif, d’où sort la hardtek teintée de ragga de Guy McAffer alias The Geezer, un vétéran de la free. Mais attention, des policières y arrêtent les danseurs pour un coup d’œil de travers, leur enfilent un pyjama rayé de prisonnier et les enferment en rigolant dans la grande cage posée devant le DJ. Vous échappez de justesse à l’incarcération, ressortez fêter ça dans le quartier rouge, où des stripteaseuses burlesques s’effeuillent aux fenêtres, tandis que des robots dénudés s’enroulent autour de barres de pole dance et qu’un travesti pailleté exhibe depuis son balcon un gode ceinture se terminant par un petit poing, sa bite et ses couilles débordant gaiement de son slip de cuir.
Encore quelques pas et vous voilà devant un wagon laboratoire, où des scientifiques en blouse blanche s’affairent sur des bidules crachant des bulles. Un peu plus loin, un vendeur de calvados anglais vous offre un verre à son échoppe, ravi de parler picole avec un amateur français. Au bout de la rue, un immense bateau pirate accueille une scène de concert dans son flanc ouvert, sur laquelle un barbu aux yeux fous engloutit des sabres au milieu des musiciens médusés du groupe de balkan beats The Woohoo Revue.
Il fait un peu froid, donc avant de gagner la forêt enchantée, où les tranceux dansent sous une nuée de papillons fluo, vous vous posez devant un feu de camp. Des teufeurs s’y prennent la main silencieusement “en témoignage de cette fraternité que nous nous témoignons dans notre communauté”, ainsi que le murmure un gars extatique. Vous vous laissez faire en vous asseyant sur votre cynisme, après tout, vos potes ne sont pas là pour ricaner.
Une rave 2.0
Si l’ambiance est si cool, c’est qu’il règne ici un esprit particulier. Nous ne sommes pas dans un festival classique dont la principale qualité tient à ses têtes d’affiche. A Boomtown, les organisateurs sont des anciens des festivals alternatifs et de la scène free, comme nous l’explique Lak Mitchell : “Avec mon crew, nous avons grandi dans les festivals comme Glastonbury et les dizaines d’autres que l’on trouve en Grande-Bretagne. On habitait dans des camions et des bus, les Spiral Tribe sont un peu nos parents. Nous avons organisé des raves underground à travers l’Europe pendant quinze ans, nous avons d’ailleurs souvent posé notre son, DMT, aux teknivals en France. Puis nous nous sommes rendu compte qu’avec davantage de budget, nous pourrions faire mieux (l’entrée coûte tout de même entre 185 et 234 euros, ndlr). Il y a aujourd’hui toute une génération de travellers qui veut organiser des choses différentes, plus abouties, mais ce que nous faisons reste une évolution des raves. Nous sommes dans le même esprit, ce n’est pas une histoire de profit mais de fête. L’argent que nous récoltons sert à organiser le plus bel événement possible, ce n’est que la première année que nous dégageons des bénéfices.”
Pour construire son festival, l’équipe de Boomtown a recruté des crews qui ont fait l’histoire de la scène. On trouve quelques anciens des Mutoid Waste, qui ont érigé leurs constructions à la Mad Max dans quantité de free parties des années 90 en Angleterre et en Europe. Mais aussi la troupe Arcadia, qui a travaillé ces dernières années sur le thème d’une invasion du festival par des aliens. Ainsi que Bassline Circus et Desert Storm, qui coopèrent avec l’équipe dans sa base de Bristol. “Nous employons environ 150 crews artistiques, des constructeurs, des acteurs…, poursuit Lak Mitchell. 10 000 personnes travaillent pendant le festival, 6 000 dans la rue et 4 000 avec les artistes. Dont beaucoup de bénévoles, 20 % des festivaliers travaillent quelques heures par jour en échange de leur billet. Si quelqu’un vient nous voir avec une idée incroyable, nous lui donnons les moyens de la réaliser. Nous préférons investir notre argent sur ces crews plutôt que sur des DJ’s stars, ce qui ne nous empêche pas d’attirer 50 000 personnes.”
La richesse de Boomtown tient aussi à ses multiples influences, acquises dans les meilleurs festivals… “Fusion, en Allemagne, est probablement celui dont nous sommes le plus proches, le théâtre et le cirque y sont très importants aussi. Mais même Disneyland nous inspire pour son animation de rue.”
Un avenir plus politique
La formule marche si bien que Boomtown n’en finit plus d’exploser. Lancé en 2009 de manière totalement indépendante avec seulement 24 000 euros, il accueillait alors 1 000 personnes. Les premières années, il doublait de taille à chaque édition, aujourd’hui, on compte 10 000 participants de plus chaque été. Après avoir changé plusieurs fois de site, il s’est stabilisé dans le même coin de campagne du sud de l’Angleterre, ce qui permet d’y stocker les décors sur place dans des containers. La seule chose qui lui manque encore, au vu de ses racines alternatives, c’est un véritable message politique. “C’est vrai, répond Lak Mitchell, mais à l’avenir, nous insisterons davantage sur ce point. Nous accueillons tant de gens que nous voulons en profiter pour les sensibiliser à des questions politiques mais aussi environnementales. Cela consistera en des prises de parole sur scène, de la poésie, des débats… Cet hiver, nous avons déjà organisé une grosse fête en intérieur à Bristol, dont les bénéfices ont été intégralement reversés aux migrants de Calais. Et en ce moment, une dizaine de nos constructeurs fabriquent des abris que nous allons également leur envoyer. Si la révolution annoncée sur le dancefloor du Bang Hai Palace n’aboutira pas avant l’été prochain, ses effets se font d’ores et déjà sentir de l’autre côté de la Manche.