Beyrouth : comment les clubs des élites bourgeoises se sont ouverts à un public populaire et diversifié

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Teresa Suárez Zapater
Le 07.06.2019, à 15h51
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©Teresa Suárez Zapater
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Capitale d’un des pays les plus progressistes de la région, Beyrouth a vu peu à peu ses nuits se muer en terrain neutre, voire en safe space, pour une jeunesse aux visages, sexualités et confessions multiples. Désormais, dans les nouveaux grands clubs de la ville, on ne demande plus en qui tu crois, mais qu’est-ce que tu bois.

Cet article est initialement paru en mars 2019 dans le numéro 219 de Trax Magazine, toujours disponible sur le store en ligne.

Par Andrea Olea

Photos par Teresa Suárez Zapater

Il est 2 heures du matin, un vendredi comme tant d’autres à Beyrouth. Et comme tous les week-ends, Biel est en pleine effervescence. Dans cette zone industrielle faisant face au port de mer, de longues files de jeunes de tous les coins du pays se dressent devant certains des plus grands clubs de la capitale libanaise. Tous s’apprêtent à passer leur soirée autour de quelques verres, la basse assourdie de la techno comme bande-son. Filles en minijupes et sportives, gars en t-shirts et Converse, l’atmosphère nocturne, vivante et décontractée, rappelle celle de n’importe quelle capitale européenne. De l’autre côté des palissades, plusieurs milliers de personnes se déhanchent à l’unisson face aux DJ’s, sur des pistes pleines à craquer. Ils oublient d’où ils viennent, qui ils sont, ce qu’ils ont. Et dansent, boivent, rigolent et s’embrassent dans un esprit général de légèreté et nonchalance.

Cet esprit est loin de ce que connaissait le pays il y a encore quelques années. Pendant longtemps, le Beyrouth nocturne fut réservé à une classe de privilégiés, et largement récupéré par les riches touristes des stricts et conservateurs pays du Golfe. Ici, ils pouvaient se livrer à tout ce qui était interdit chez eux : décolletés, alcool, drogue… Haram is fun. La réservation d’une table dans l’un de ces clubs VIP pouvait atteindre les 10 000 ou 15 000 dollars, et la (les connexions, le piston), la condition presque indispensable pour y accéder. Mais depuis 2011, les relations du Liban avec le Qatar, le Koweït ou l’Arabie saoudite se sont envenimées. En cause notamment les tensions croissantes avec le parti/milice chiite libanais Hezbollah après le début de la guerre en Syrie. Les ambassades de ces États demandant à leurs ressortissants d’officialiser leurs séjours au Liban, les riches étrangers se sont faits plus rares, et de nombreux clubs ont entamé leur déclin.

Une nuit plus inclusive

Depuis, la scène nocturne de Beyrouth s’est transformée : moins d’élitisme et de parade, plus de musique et de tolérance. « Avec le déclin des clubs exclusifs tels que le Skybar ou Caprice, les personnes qui montaient des soirées clandestines mais sans emplacement fixe ont commencé à mieux s’organiser. Jusque-là, il n’existait pratiquement pas de boîtes plutôt underground à l’exception de B018 (club emblématique fondé en 1994) et The Basement », se souvient Gino Raidy, influent blogueur libanais orienté sur l’électronique. « Des clubs comme Uberhaus ou Grand Factory ont éclos, le code vestimentaire s’est assoupli et les physios ont cessé d’être si discriminatoires envers la clientèle en termes de classe sociale ou de confessionreligieuse. De nos jours, ces nouvelles boîtes sont devenues l’un des rares endroits du pays où la cohésion sociale et l’inclusion sont possibles », assure-t-il.

Les pistes de danse sont devenues un nouveau lieu de rencontre pour cette jeunesse aux identités multiples. Une gageure pour ce petit et complexe pays qui a connu deux guerres (une civile de 1975 à 1990 et une contre Israël en 2006), et fait le pari d’un système politique structuré autour des intérêts opposés de 18 communautés religieuses. Au milieu de ce système qui a façonné plusieurs générations de Libanais dans la dichotomie “nous contre eux”, et dans un contexte de turbulences régionales permanentes – la guerre syrienne qui frappe aux portes, le conflit latent avec Israël –, la nuit se révèle comme un espace pour reconstruire des ponts, en dansant. « Les gens en ont marre de la ségrégation, et dans ce pays, il n’y a pas beaucoup d’endroits où se mêler », confirme Jade, DJ et propriétaire de plusieurs des plus importants clubs de Beyrouth, comme Grand Factory ou AHM. « On sait que chez nous c’est un volcan… J’ai personnellement vécu trois guerres. Quand les gens vivent tous les jours dans cette atmosphère où tout peut arriver à chaque instant, parfois, ils veulent juste s’amuser. »

Les gens en ont marre de la ségrégation, et dans ce pays, il n’y a pas beaucoup d’endroits où se mêler.

Jade, DJ et propriétaire de plusieurs clubs de Beyrouth

Berlin et Beyrouth, même combat

Le parcours de Jade est symbolique de la transformation de la scène clubbing de Beyrouth, devenue un véritable hub de la musique électronique dans le monde arabe. Jusqu’en 2005, il organisait des soirées sans autorisation sur la plage lorsqu’il ne jouait pas dans les bars de la capitale. Puis il a inauguré le désormais légendaire The Basement. Une boîte underground axée sur la techno et la house qui ferma ses portes en 2010. Après quelques années d’impasse, il revient à la charge en 2014 avec Grand Factory, superclub installé dans une ancienne fabrique de matelas dans la zone industrielle de Karantina, au nord de Beyrouth. Avec ses trois salles dans le plus pur style berlinois, Grand Factory est devenu une référence, invitant sur sa scène – ou celle du AHM, club estival inauguré en 2017 – des DJs internationaux comme Sven Väth, Stephan Bodzin, Black Coffee, Solomun, Patrice Baumel ou Tale Of Us, imposant la techno dans la ville. Pour Jade, qui réside à Berlin à temps partiel, le parallèle avec la capitale allemande est évident. « Berlin est l’usine de la techno, avec une scène plus sauvage et complexe. A Beyrouth, la scène est toujours innocente. Mais ce sont deux villes qui ont subi la guerre, un mur et une division. Et elles se sont reconstruites autour de ça. »

Réputé pour être l’un des pays les plus libéraux de la région, il a toujours existé au Liban une certaine tolérance à l’égard des coutumes de l’autre, musulman ou chrétien. « Pourtant, les différentes communautés interagissent rarement », rappelle le blogueur Gino Raidy. « Ce que j’aime dans les clubs, c’est que c’est l’inverse qui se produit : les gens dansent avec vous, elles ne savent pas de quelle religion vous êtes issu… Et elles ne veulent pas le savoir ! » Le conservatisme religieux est cependant toujours présent, comme quand, l’année dernière, le club The Gartën dû fermer temporairement après la diffusion accidentelle, par le DJ allemand Acid Pauli, de quelques versets du Coran pendant une soirée, en pleine période de ramadan. Ou quand, quelques mois plus tôt, les autorités décidaient la fermeture d’une boîte où des femmes « à demi-nues » dansaient, arguant d’un spectacle “pornographique” contraire à “la décence et morale publique”. Des épisodes de plus en plus rares toutefois, de l’avis général.

Les clubs de Beyrouth n’hésitent pas à s’impliquer fortement dans les mouvements sociaux, en s’engageant pour la défense des droits LGBT ou en aidant les réfugiés syriens.

Gino Raidy, influent blogueur libanais orienté sur l’électronique

Une plateforme pour le changement social

Au-delà de la musique, les clubs servent de plateforme pour porter de multiples causes. Avec sa partenaire Tala Mortada (également DJ), Jade a utilisé Grand Factory pour promouvoir des mouvements sociaux comme You Stink. Lancées comme une protestation contre la mauvaise gestion des déchets en 2015, les manifestations ont ensuite rassemblé des milliers de personnes s’opposant au confessionnalisme et à la corruption politique. « On pense souvent qu’on va en boîte juste pour se défoncer, pourtant, les clubs n’hésitent pas à s’impliquer fortement, abonde Gino Raidy. Lors de la crise des ordures, ils offraient des cocktails aux manifestants ou ont fermé pour témoigner leur solidarité. Ils participent à la prise de conscience sur l’environnement, pariant sur la politique zéro paille ou contre les gobelets en plastique, s’engagent pour la défense des droits LGBT ou essaient d’aider les réfugiés syriens (le Liban en accueillant plus d’un million) en organisant des dons de vêtements… Ce ne sont pas des ONG, mais on n’avait jamais vu ça avec les boîtes plus glamours. »

La scène clubbing permet par ailleurs de normaliser la population gay dans un pays qui, malgré ses mœurs relativement libérales, continue de discriminer sur la base de l’orientation sexuelle. « Dans ces clubs, il existe un consensus tacite sur certaines lignes générales, telles que l’égalité des sexes ou les droits des homosexuels. Certaines personnes provenant de territoires traditionnellement conservateurs, comme la banlieue chiite Dahieh ou le fief chrétien Bcharré au nord de la capitale, vont laisser leurs préjugés à la porte », poursuit Gino Raidy. Les nouveaux clubs affichent sur leur porte la mention “gay friendly”. Chez Gärten, la célèbre salle en plein air du groupe Uberhaus ouverte en 2013, on a embauché la mannequin transsexuelle Sasha Elijah en tant qu’organisatrice d’événements. Grand Factory a, lui, accueilli plusieurs shows de drag-queens et lancé des passerelles entre musique et mode, avec des créateurs ouvertement gays. « La première fois les gens se disaient : “Putain, c’est quoi ça ?” », rigole Jade. « La deuxième, la troisième fois, ils commencent à trouver cela normal. On sent clairement que public comme partenaires deviennent de plus en plus tolérants. »

Les LGBT en profitent aussi

Mais c’est surtout Projekt qui est devenu le lieu incontournable de la communauté LGBT à Beyrouth. Dans ce club ouvert en 2015, la soirée Ego fait danser un millier de personnes chaque vendredi sur des sons pop, R&B, circuit ou électro tarab. « Quand nous avons commencé, on était cinq amies, toutes lesbiennes, explique la propriétaire et alma mater du projet Sandra Melhem, mais aucune d’entre nous n’avait la moindre idée de ce qu’on faisait. Nous constations juste que, faute d’espaces sûrs, la communauté avait besoin d’un lieu de rencontre. » Ouvertement gay et extrêmement active pour la cause LGBT, Sandra Melhem a mis en lumière la florissante scène drag-queen à Beyrouth, même si ce n’est pas toujours facile. « Après tout, nous sommes au Moyen-Orient. »

Tout doit se faire à petits pas, en faisant profil bas devant les autorités et en sensibilisant peu à peu les gens, jusqu’au sein de la communauté gay, quand il s’agit par exemple de transsexualité ou de culture drag. « Pour moi, ce n’est pas seulement une question de faire la fête : c’est de la culture et du militantisme. Le jour où ça ne sera que faire la teuf, je me barre », assure-t-elle. Pour Sandra Melhem, les résultats sont là : la société libanaise devient de plus en plus inclusive. « Il y a huit ans, on ne voyait aucun gay dans certains quartiers, comme à Mar Mikhaël et ces bars à majorité chrétienne. Maintenant, c’est devenu normal. » Aujourd’hui, la zone regorge de bars aussi bondés les week-ends que la semaine qui attirent toutes classes sociales et religions avec son ambiance détendue et ses prix abordables pour la chère capitale libanaise. « Lorsque certains des amis avec qui je sors depuis un moment me disent un jour qu’ils sont chrétiens, sunnites ou druzes, je suis surpris, car je n’y avais même pas réfléchi », constate un jeune chiite rencontré à un comptoir de Mar Mikhaël. « Oui, je pense que la nuit nous rassemble », lâche-t-il avant de prendre le chemin du Ballroom Blitz, le dernier club à la mode de Beyrouth.

Trax 2019, mars 2019
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