Par Laurent Catala
Campé sur scène, un mannequin figé évoquant un surfer d’argent hypnotique fixe l’auditoire médusé pendant que son corps se décompose virtuellement dans des volutes formelles sur l’écran géant descendant d’une quinzaine de mètres depuis les cimes du plafond. À ses côtés, le producteur britannique Actress, masque de chirurgien sur la bouche et sac à dos rivé comme un équipement de cosmonaute, semble littéralement opérer la matière musicale, associant lignes synthétiques sombres et trafiquées à des parties de piano élégiaques dans une étrange alchimie cérémonielle. En officiant de cette manière, quasi-rituelle, Darren Cunningham transcende littéralement la dimension métaphysique du Kraftwerk, le bâtiment-hôte du festival Atonal, en confortant les allures de temple dédié aux musiques et cultures électroniques qu’a adopté cette ancienne centrale électrique du quartier central berlinois de Mitte depuis 2013, date à laquelle Atonal y a réactivé sa matrice créative.
Actif dans les années 80 dans le quartier de Kreuzberg comme une manifestation avant-gardiste et post-industrielle du Berlin livré à lui-même par l’isolationnisme de la guerre froide, le festival Atonal s’est en effet mis en pause en 1990 lorsque son fondateur Dimitri Heggemann est parti créer le club Tresor, posant ainsi les bases de l’émancipation techno de la ville. Depuis 2013, trois nouveaux curateurs (Harry Glass, Laurens von Oswald et Paulo Reachi) ont relancé la machine Atonal en trouvant dans le Kraftwerk – qui accueille déjà depuis 2006 l’historique club Tresor – un nouveau site pérenne pour le festival, dans un format plus contemporain que met en lumière les volumes impressionnants de ce véritable vaisseau-cathédrale.
Dans un tel lieu, tout semble immédiatement massif. Et les jeux de lumière et de puissance sonore, associés aux effets de réverbération naturels de ce cocon géant de béton et de métal, transpercés de passerelles et de demi-étages ouverts aux vues plongeantes, paraissent tout désignés pour en faire un impressionnant lieu de culte voué à l’expressionisme abrupt des excroissances technoïdes. Sa nef principale à l’étage, mais également la scène Null au rez-de-chaussée, accueillent ainsi encore cette année une majorité de live, où la dimension audiovisuelle s’impose régulièrement.
Les postures y sont variables, alternant approches dark-ambient (Klara Lewis, Kolorit), space-ambient (Outer Space), colorations drones oscillant vers la dark-techno (Layne), croisement d’abstract/break et de glitch techno (Neon Chambers, le projet de Sigha et Kangding Ray), techno compacte (Veronica Vasicka, Samuel Kerridge) ou catalysée (Objekt), voire même survivalisme drum’n’bass (Paradox). Les sermons y prennent parfois une dimension curieuse, lorgnant vers l’expérimentation sonique (le projet associant Shifted, Ilpo Vaisanen de Pan Sonic, et Broken English Club) ou la démesure complète – mention spéciale au mash-up abrasif en forme de trip de pêche en haute-mer du projet Aasthma, des producteurs suédois Peder Mannerfelt et Pär Grindvik, entourés sur scène de danseurs en cirés jaunes. Mais certaines litanies y assènent une force de frappe supplémentaire, qu’il s’agisse du mélange de techno viciée et de dynamique EBM du boss de Mannequin records Alessandro Adriani, ou du projet British Murder Boys, réunissant les producteurs anglais Surgeon et Regis. Dans celui-ci, tout comme dans le set ultérieurement proposé par le seul Regis, les inflexions techno, soutenues par un ballet de lumières chorégraphiques vrillées, se mêlent d’imbrications musicales disparates rappelant curieusement les albums solos d’Alan Vega récemment réédités par le label Digging Diamonds. Une filiation qui prend encore davantage corps lorsque Regis s’empare du micro pour jouer les Ghost Rider vocaux à la façon du défunt prêcheur de Suicide.
La cathédrale et ses secrets
Comme dans toute cathédrale, le Kraftwerk en mode Atonal sait aussi révéler bien des secrets et des lieux plus confinés. L’aspect déambulatoire y est guidé par les expositions d’œuvres numériques qui s’égrènent dans ses recoins et aux détours de ses passerelles. On touche ainsi au mythe d’Orphée en traversant les miroirs factices bluffant du Reverse Osmosis de Mika Oki. On reste bouche bée face aux lignes et traces phosphorescentes qu’impriment de façon fugitive sur le mur les jeux de laser du Radiant de l’artiste norvégien HC Gilje. Mais la plus belle pièce revient incontestablement au Power of One Surface du Japonais Shoshei Fujimoto, combinant les deux éléments des deux pièces précitées – miroirs et lasers – dans un ballet de dessins démultipliés, avec une poésie renforcée par la présence d’un bassin d’eau comme élément réfléchissant complémentaire.
Les danseurs désireux de s’exprimer dans un lieu plus intime trouvent refuge au Ohm, sacristie nichée dans une salle contigüe du rez-de-chaussée. Dans une ambiance de bains-douches mal défraîchis (carreaux de faïence aux murs à l’appui), le Ohm dévoile cette année une approche propice aux live ambient ou midtempo plus rampants. Une impression renforcée par les deux excellents B2B de Felix Krone et Yu Asaeda (ENA), fantomatique et nébuleux, et de Low Jack et Simo Cell, dans une ligne plus dancehall/dubstep tribale.
En contournant le Ohm par l’extérieur, et après avoir passé le plus cheesy Globus (qui accueille notamment une étrange soirée contemporary hardcore, sorte de revival de la scène UK hardcore chère à Prodigy du milieu des années 90, avec son mélange de speed garage et de techno), on atteint bien évidemment au sous-sol la crypte du lieu, en l’occurrence le fameux Tresor dont la cabine DJ grillagée et les voûtes en briques incitent à penser qu’on y dissimule bien quelque butin caché. En l’occurrence, le joyau s’avère être le set DJ à la fois modulé et efficace d’une Helena Hauff tout à fait dans son élément ici. Pour les amateurs de frénésie techno et de boucles métronomiques sans fin, la vraie pépite est davantage celui de l’anglais Blue Hour, expédition punitive et monolithique pour ceux qui ne quitteront pas les lieux avant la cloche de fermeture à 11h30 du matin.
Mais dans ce dédale sonore époustouflant que compose le Kraftwerk, la meilleure surprise passe par une petite porte dérobée entre l’escalier principal de la nef et un balcon métallique étroit. Ce passage, qui restera ignoré par bon nombre de participants, débouche en effet sur l’ancienne salle des machines de la centrale : une dénomination qui colle encore comme un gant à un espace consacré aux performances analogiques sur un arsenal de synthés modulaires – propriété de l’excellent et impressionnant magasin berlinois Schneidesladen – confié aux bons soins d’une escouade de manipulateurs triés sur le volet. Entouré des contrôleurs originels de l’usine, machines verdâtres aux écrans et boutons rétros, tout en se lovant dans des coussins en cuir offrant un repos bienvenu après les errances continuelles de la nuit (bon, certains se chargent tout de même de transformer l’endroit en dancefloor bis, hein !), on peut ainsi goûter aux jeux de patches délivrés par Daniel Miller, le boss du label Mute, par le toujours très affable Robert Lippok, figure depuis son projet To Rococo Rot des croisements entre techno et rock indie, par le duo allemand ZV_K, et surtout par l’ingénieur et concepteur de modules Thomas Verbos dont la performance aux côtés de Lady Starlight explore les possibilités de ses propres machines.
L’esprit Atonal
Pour tout dire, c’est d’ailleurs lorsque cet esprit instable, performatif et largement DIY, initié avec discrétion dans cette Schaltzentrale capitonnée, gagne la grande nef voisine que le festival Atonal exprime le mieux sa dimension prospective. À ce titre, le live associant les Japonaises de Group A et le studio de création vidéo Dead Slow Ahead se révèle l’un de musts de cette édition. Tandis que des visuels granuleux, aux formes noires et tachetées comme si elles étaient créées en temps réel avec du fusain ou du charbon émanent de l’écran, les deux japonaises vêtues de blanc comme pour mieux contraster avec le décor entament une véritable procession improvisée de sons et de boucles contrariés. Des crissements de violons joués live et des harangues verbales viennent renforcer l’impact audiovisuel général dans un déferlement de fréquences rappelant la virulence organique de Throbbing Gristle.
En se confrontant à un tel set, on s’aperçoit mieux de toutes les pistes artistiques performatives et immersives qu’Atonal reste encore en mesure de développer ces prochaines années. Car il faut le dire certaines performances soulignent aussi la nature frustrante de possibilités seulement ébauchées. Portée par les nappes pénétrantes de son électro/gaze mélancolique rappelant James Holden, Nathan Fake ou plus encore Alessandro Cortini, le live audio et visuel de Caterina Barbieri atteint son apogée lorsque les jets de fumée viennent rencontrer les effets stroboscopiques des lumières dans une explosion psychédélique déstabilisante rappelant les installations extrêmes de Kurt Hentschläger et Granular Synthesis. Un moment malheureusement trop court que touche aussi du doigt momentanément le projet ésotérique The Transcendance Orchestra (side-project d’Anthony Child/surgeon et Daniel Bean) en faisant pulser par ses basses vrombissantes les tréfonds du bâtiment. Sans doute ce type d’expériences plus physiques, et littéralement atonales, peuvent-elles être mises davantage en avant, malgré les difficultés techniques que cela induit et que rappelle d’ailleurs Marcel Weber/MFO, le directeur artistique en charge de la spatialisation du lieu pour le festival.
Cette année, une autre facette de cet élargissement sensoriel et artistique possible a néanmoins été développé à bon escient dans le domaine tout aussi pertinent de la spatialisation sonore et de l’occupation de l’espace. Projet collaboratif intégrant une réflexion sociale et participative très berlinoise, la performance Next Time, Die Consciously du collectif LABOUR associe prestations scéniques mêlant tournures free-jazz (saxophone et duo de batteries) et brouillages électroniques éruptifs, avec une occupation directe des différents espaces de la nef sur tous les niveaux, où essaiment une cohorte de percussionnistes actionnant leur caisse claire à intervalles réguliers tandis que des rangées de lumières flickers montées sur tige et dispersées au milieu du public viennent éclairer le concert de leurs clignotements chaotiques. Une performance aux contours bruts (les qualités musicales des performeurs entrent au final peu en ligne de compte) mais dont la portée renvoie incontestablement à l’esprit originel, expérimental et irrédentiste du Atonal des années 80.
Le lien vers l’évènement ici.