Comment la productrice Bergsonist lutte pour rester libre dans l’underground new-yorkais

Écrit par Maxime Jacob
Photo de couverture : ©Sam Clarke
Le 30.04.2020, à 17h12
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©Sam Clarke
Écrit par Maxime Jacob
Photo de couverture : ©Sam Clarke
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Sa technique de composition intuitive et ses productions club ont fait de Bergsonist le nouveau visage de l’underground new-yorkais. Mais, malgré une notoriété récemment acquise, la productrice originaire de Casablanca lutte pour rester libre dans une ville où la musique ne paye pas le loyer.

Cet article est initialement paru au mois de mars 2020, dans Trax 229, disponible en ligne. Depuis, Bergsonist s’est engagée pour soutenir les artistes indépendants aux Etats-Unis, menacés par la précarité alors que la pandémie de coronavirus touche particulièrement New York. Elle milite désormais au sein de Music Worker Alliance, une organisation représentative des musiciens indépendants, pour que les pouvoirs publics américains agissent en faveur de la justice sociale et économique dans le domaine numérique.

Tous les jours, depuis qu’elle a quitté son appartement de Crown Heights, Selwa Abd passe devant l’oiseau de mauvais augure. Inscrit à la bombe sur la façade rougeâtre de l’immeuble qui fait face à la pizzeria Settebello, à l’angle de la Metropolitan Avenue et de Lorimer Street, un gigantesque moineau gît, inerte, sur le dos. Le graffiti rappelle le logo de Death records, symbole de la voracité de l’industrie du disque dans Phantom of the Paradise. Sorti en 1974, le film musical de Brian de Palma conte l’histoire d’un pianiste génial et sincère, qui finit dépossédé de ses œuvres par un patron de label sans scrupules. Installée depuis 2012 à New York où elle est connue sous le nom de Bergsonist, Selwa Abd lutte pour ne pas finir hantée comme le personnage du film culte. « Je suis en train de chercher un travail parce qu’essayer de vivre de sa musique, aujourd’hui, à New York, c’est affreux  », commence la Marocaine au téléphone, dans un bon français aux accents maghrébins où perce parfois un mot d’anglais. Elle s’explique  : «  Je n’ai pas envie d’être dans la négociation. Depuis que je dois vivre de ma musique, j’ai l’impression de me vendre un peu plus chaque jour. Je dois demander à des gens de m’inviter à mixer et je le fais pour payer mon loyer. Il faut toujours que je négocie et j’ai peur que cette logique ne m’empêche de composer.  » Et à Brooklyn, comment se passent les recherches d’emploi  ? «  Je ne trouve pas de job. Ça m’inquiète beaucoup », poursuit cette musicienne de 27 ans, pourtant diplômée en design et communication de la prestigieuse école Parsons. « J’ai travaillé comme graphiste pour un club new-yorkais, mais ils me payaient au lance-pierre alors j’ai fini par claquer la porte. Et depuis, plus personne ne veut de mes services. J’ai l’impression de ne pas être utile dans le monde du travail. » Enrhumée, elle se mouche et s’excuse puis reprend avec beaucoup de poésie  : « Je crois que je n’ai aucune qualité.  »

La femme sans qualités

Dans son roman inachevé L’Homme sans qualités (1930), Robert Musil décrivait les errements d’Ulrich, protagoniste brillant dont les atouts n’étaient pourtant pas reconnus par ses contemporains. Selwa n’en est pas encore là. Loin de là. À la fin de ses études, elle a pu compter sur le soutien de Frankie Decaiza Hutchinson, fondatrice de l’agence Discwoman qui soutient les femmes dans l’industrie de la musique électronique. « Arrivée à New York, je ne connaissais personne. J’ai dû me battre et apprendre l’anglais. Il a fallu trouver une université qui m’accepte. Après, je n’aurais jamais pu rester à New York sans le soutien de Frankie. C’est Discwoman qui m’a permis de jouer régulièrement et qui a réglé mes démarches administratives. Sans ces DJ sets, je n’aurais jamais obtenu de visa.  »  La scène new-yorkaise dans laquelle Bergsonist s’inscrit va rapidement constituer un film protecteur entre elle et le fonctionnement impitoyable de la société américaine. « La vie est dure ici, mais j’ai vraiment l’impression de vivre au sein d’une communauté où tout est possible », constate-t-elle. « Les artistes new-yorkais que je côtoie sont très inspirants. Quand j’ai tourné en Europe, l’année dernière, je n’ai pas vu autant de solidarité. J’ai ressenti quelque chose de plus compétitif entre les DJs. »

Si Beau Wanzer, DeForrest Brown Jr., 51717 et le reste de l’avant-garde new-yorkaise protègent la musicienne, c’est que l’œuvre de Bergsonist mérite d’être préservée comme un parc naturel en péril. Les premiers morceaux de Selwa se sont imposés à elle trois ans après son arrivée aux États-Unis, à la faveur d’une longue période de convalescence. « J’ai été contrainte de retourner vivre au Maroc après avoir contracté une hépatite. Quand je me suis rendue à l’hôpital de New York, les médecins m’ont fait comprendre qu’ils allaient me retirer le foie. J’ai paniqué, alors j’ai appelé mes parents. Mon père m’a fait rapatrier à Casablanca, où j’ai pu être traitée sans subir d’ablation. » Cette épreuve d’un an est difficile pour Selwa, d’autant que le Maroc représente tout ce qu’elle avait cherché à fuir. « Quand j’étais jeune, à Casablanca, les mentalités étaient encore très réactionnaires. Dans le milieu bourgeois où j’ai grandi, faire de la musique ou être artiste n’a jamais été considéré comme une trajectoire sérieuse. Les gens passaient leur temps à me dire ce que je devais faire et quelles études je devais entreprendre, donc je suis partie, le plus loin possible. » Alors qu’elle se repose chez sa grand-mère, la Marocaine cherche de la lecture dans les étagères de la bibliothèque du salon. Elle tombe sur un essai  : Le Bergsonisme écrit par Gilles Deleuze en 1968. Le philosophe y commente l’œuvre d’un autre philosophe français, Henri Bergson, qu’il considère comme un théoricien de l’intuition. « Dans ce livre, Deleuze s’efforce de légitimer l’intuition », rappelle Selwa. « Il explique que suivre son intuition revient à suivre une méthode, que ça n’est pas n’importe quoi. Cette théorie m’a vraiment donné confiance dans ce que j’entreprenais. » Entre deux chapitres, inspirée par ce qu’elle lit, Selwa compose sur son iPad des morceaux qu’elle publie sur SoundCloud.

Travailler ainsi m’empêche de viser la perfection sonore, et c’est exactement pour ça que je le fais.

Bergsonist

You Are My High

Le processus de création et sa théorie sont au cœur de la musique de Bergsonist. Selwa Abd n’a jamais appris le solfège et ne sait jouer d’aucun instrument. En cours d’art sonore, elle s’intéresse au deep listening, une esthétique définie par la musicienne américaine Pauline Oliveros « basée sur des principes d’improvisation, de sons électroniques, de rituel, d’enseignement, de méditation [et qui] vise à orienter les interprètes chevronnés comme les débutants vers une pratique de l’art de l’écoute. » Pour garantir une forme de spontanéité, les morceaux de Bergsonist sont enregistrés en direct et en une seule prise, via un petit enregistreur branché sur sa table de mixage. La compositrice rejette en bloc les techniques de mixage professionnel et d’ingénierie du son. « Travailler ainsi m’empêche de viser la perfection sonore, et c’est exactement pour ça que je le fais. Je n’ai jamais supporté que l’on tente de m’apprendre à faire ce que je fais. Je déteste qu’on me conseille des techniques pour améliorer mon mix. Tant qu’elle correspond à l’idée que j’en ai, j’aime que ma musique soit imparfaite et pleine de défauts. » Dans son dernier EP paru le 6 février 2020, Selwa Abd présente un edit du You Are My High de Demon. Le sample de house mythique y est malmené, étouffé, puis peu à peu colonisé par un écho d’infrabasses dérangeant. Un beat frappe avec régularité en dehors du temps. En seulement trois minutes, Bergsonist donne l’impression à qui l’écoute que l’univers du club s’éloigne et se désagrège.

Selwa Abd décrit sa musique comme un effort de transcription de l’instant présent, un imprimé du ressenti de la compositrice à un moment donné. « L’instant ne m’intéresse que s’il est porteur d’un message ou d’une intention. S’il n’y a rien, s’il s’agit juste de capturer un laps de temps, alors ça devient de la masturbation. Capturer cet instant chargé de sens, ça rend ma musique humaine. » La composition s’apparente à une partie de chasse, où l’instant ferait office de gibier. Certains chasseurs tirent sur leur proie depuis un hélicoptère. Bergsonist s’engage plutôt dans un corps à corps avec le présent. Elle compose avec peu de machines et cherche à restreindre ses propres capacités de composition. « J’essaie de recréer des sons qui passent dans ma tête », affirme Selwa. « Des textures, des détails très précis qui me touchent dans la musique que j’entends. Et je le fais en utilisant volontairement peu de machines. Le fait d’être limitée à ce point m’entrave et m’empêche de reproduire facilement ce que j’ai en tête. Je suis contrainte de trouver des alternatives, d’inventer des solutions avec presque rien. »

Bergsonist, photo : Sam Clarke

Les enjeux de société qui tourmentent Selwa, ceux qui pourraient un jour l’empêcher de créer, n’échappent pas au processus de captation. Ils donnent leurs titres aux morceaux qu’elle compose, comme une sorte de catharsis. Sorti en janvier 2020, l’album Middle Ouest de Bergsonist contient ainsi Poverty ou encore Don’t Have Babies, Global Warming Will Kill Them. « Je ne sais pas encore si je veux des enfants, mais j’ai peur que dans dix ou vingt ans le monde soit invivable », avoue Selwa. « J’ai lu un article qui explique que seuls les riches survivront au réchauffement climatique. Au Maroc, certaines régions du Sud sont désertées par leurs habitants. Les fermiers ont perdu leur bétail à cause de la sécheresse. Les rivières se tarissent et l’herbe ne pousse plus. Ils ont dû migrer vers d’autres régions, ce qui crée plus de pauvreté et de chômage. » Un autre morceau s’intitule Gaza Border Violence. « Voir toutes ces guerres inutiles se multiplier au Proche-Orient ou au Maghreb, ça me rend très triste. En Occident, les gens ne se rendent pas compte de ce que c’est de ne pas pouvoir fuir son propre pays quand des bombes pleuvent. Quand on a vécu au Maghreb, on sait qu’avoir un visa et voyager n’est pas donné à tout le monde », s’émeut la New-yorkaise, longtemps contrainte à ne pas assumer en public ses engagements, dans l’attente de la régularisation de ses papiers pour rester sur le sol américain.

Pour payer son loyer, Selwa Abd a quelques pistes du côté de l’industrie du cinéma et de la télévision, « seul moyen de sortir de la précarité en étant musicien. » Elle souhaite que Bernie Sanders accède à la présidence des États-Unis pour « envoyer un message d’espoir » au monde. « Je suis assez pessimiste, mais je ne crois pas que l’on doive baisser les bras. Je me dis que sous l’Allemagne nazie, les gens avaient des raisons d’abandonner, mais qu’ils se sont battus malgré tout. » Après tout, Bergsonist l’a déjà prouvé  : avec peu de moyens, on peut arriver à de grandes choses. 

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