AZF, l’interview fleuve de la DJ qui a braqué l’underground français

Écrit par Jean-Paul Deniaud
Photo de couverture : ©Jacob Khrist
Le 28.11.2018, à 11h56
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©Jacob Khrist
Écrit par Jean-Paul Deniaud
Photo de couverture : ©Jacob Khrist
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À l’occasion de la venue de AZF, fer de lance de la nouvelle vague techno débridée française au Rex Club le 15 décembre prochain (pour les 10 ans du label Leisure System, qui héberge entre autres les disques de Dopplereffekt), Trax publie un entretien, intimiste et authentique paru dans son numéro de mars 2018.


Cet article est intialement paru dans Trax #209 (disponible ici)

Y avait-il meilleur jour et meilleur lieu pour rencontrer Audrey Carcassonne aka AZF ? Un rendez-vous le 14 février 2018 à la station Barbès-Rochechouart, sur le papier en tout cas, ça matche. Son franc-parler et ses punchlines, ponctués des « mon frère » et « mon gars » de rigueur, sont à l’image de ses mix désormais attendus par-delà nos frontières : puissants, sans concession, bruts et intenses, sortant tout droit des tripes et de la rue, comme pour mettre à nu celui ou celle qui se trouve en face. Il y a aussi cette histoire d’amour à plusieurs depuis près d’un an, Qui Embrouille Qui, autour de sa charismatique personnalité. Pas d’interrogation ici, mais un mot d’ordre, celui de briser le cycle des guerres de chapelle qui ont épuisé la scène française des années durant. Et une bannière, sous laquelle AZF a su rassembler autant d’artistes que de cliques, de labels et d’esthétiques électroniques, forcément déviantes.

Cette interview s’annonçait sous les meilleurs auspices. C’était sans compter sur la vie qui déboule sans crier gare. On est le jour de la Saint-Valentin et Audrey n’a pas dormi. On n’en saura pas plus. Derrière l’armure, ça tremble et c’est fragile, bien sûr. Et si l’on connaît la figure rassembleuse et fer de lance, on a envie de comprendre les raisons de cet engagement, ce besoin de s’entourer, sa vie d’avant, et pourquoi, malgré une nuit blanche sous tension, elle n’écorche soudain plus les mots et s’enflamme pour défendre sa vision et ses projets.


Avec Qui Embrouille Qui, on a l’impression d’une nouvelle vague d’artistes qui débarquent et se rassemblent. Qu’est-ce qu’il se passe en France aujourd’hui ?

Il se passe qu’on a travaillé pour ça ! C’est d’abord la volonté de redevenir indépendants. On ne croit plus dans cet ancien modèle de gros label, gros tourneur, gros manager, etc., où l’on te demande toujours, « si tu veux que ta musique existe », de faire des concessions qui ne te ressemblent pas. On veut faire les choses par nous-mêmes, que l’argent de notre musique nous appartienne. On en a marre de faire croquer des gens pour qui on est des numéros, et qui n’en ont rien à faire de ce qu’on fait. Et puis, c’est aussi le système D. Les plus jeunes, c’est vraiment de la débrouille. On se rencontre en soirée, on fait la teuf : tu fais du son, lui connaît telle personne, je l’appelle ; t’as besoin d’une déco, je connais untel qui fait des scénos ; t’as besoin d’une platine, attends… Ça marche comme ça. On ne demande rien à personne, on est complètement indépendants pour faire nos projets, et ça crée du lien.

“ Serrer les bonnes mains compte plus que le set que tu vas faire ? On ne vient pas de là. On vient du grec d’en bas, on boit de l’Oasis tropical et on vous emmerde „



Est-ce qu’il y a aussi l’envie de construire quelque chose en opposition à l’homogénéité house/techno qu’on voit partout, l’envie d’aller chercher plus loin ?

Il y a de ça, ce regain de « musiques d’aventure » comme dirait mon bon ami Charles Crost. On a soupé de ces trucs house, micro-house, et aujourd’hui house/techno où tout le monde fait la même musique. Au-delà, c’est la même envie de réussir tout en rejetant la norme, le cadre qu’on voudrait nous imposer, dans la musique comme dans la société. C’est une grosse envie de liberté, plus importante encore aujourd’hui que la société est plus étouffante. Les jeunes réagissent avec des musiques encore plus expé’, plus violentes… Notre force aussi, c’est de pouvoir nous entendre avec quelqu’un qui ne fait pas la même musique, qui n’est pas de notre groupe, qui ne s’habille pas pareil, quand avant, chacun avait son crew, son public, ses codes, sa musique, et ne marchait pas avec les autres. Il y a cette volonté de casser les barrières. On préfère réussir en s’entraidant que ne pas réussir chacun dans son coin, et redevenir dépendant de ceux qui ont les clubs qu’on n’aime pas.


La connexion s’est opérée il y a longtemps ? Comment ça s’est fait ?

Ça a commencé avec Jeudi Minuit, et avec mon associé Charles Crost. La plupart de ceux que je côtoie maintenant ont joué à Jeudi Minuit, comme Bamao Yendé de Boukan Records. J’ai ensuite rencontré des collectifs et des labels au fil des dates. Et tous s’organisent. Ils créent des lieux, des labels, des festivals. Nous ne faisons pas toujours les mêmes choses, et n’aimons pas forcément les mêmes musiques, mais on ne rejette rien, et on se soutient. À la base, je n’aime pas particulièrement l’électro minimale ou tropicale, mais il y a Waldman (de Lief Records, ndlr) dans Qui Embrouille Qui. J’apprends à aimer parce que je le vois jouer et qu’il le fait très bien, qu’il y met un truc en plus, une intensité.




En quoi la sève commune de Qui Embrouille Qui est-elle différente de celle du Metaphore ou BFDM ?


Hier, ils ont sorti BPM, l’association de BFDM, Positive Education et Meta, trois jeunes crews forts qui ont envie de conquérir la France. Je trouve ça trop cool, et je les soutiens à mort ! Avec Qui Embrouille Qui, on essaie de faire quelque chose d’encore plus global, réunir plusieurs représentants de tous les crews autour de nous et inscrire une bonne fois pour toutes qu’on veut être ensemble pour partager des valeurs communes et construire un projet pour notre scène électronique. Qui Embrouille Qui ne prendra jamais le pas sur les crews d’origine, j’y fais très attention. C’est une bannière pour nous réunir tous, et montrer notre vision de la fête, que je trouve belle. Si on voulait, on pourrait être rapprochés de la démarche, la philosophie et l’engagement de Rinse France…



C’est quoi cette manière de faire la fête ?


Elle est totale ! On crée des espaces de liberté et on en profite à fond. On ne va pas en club pour ne pas se parler, danser autour de notre sac à main et boire des gin tonic. Ça finit en pogo, on saute partout, on se roule par terre. 

Même avec des gin tonic. 
Surtout avec des gin tonic, on se roule dedans ! Notre façon de faire la fête est un peu extrême, libre. Je la trouve hyper belle et sincère. À la première édition du festival Qui Embrouille Qui, l’année dernière, il pleuvait des cordes le deuxième jour. Je commençais à m’inquiéter financièrement. Une partie de l’équipe est partie prendre d’énormes sacs-poubelles, en a distribué aux 80 personnes qui étaient là. Tout le monde les a mis en poncho, et sous une pluie battante, les Mermaid Express ont débarqué en maillot de bain ! Le dancefloor était rempli de gens complètement ouf qui dansaient comme si c‘était la dernière fois, et Soul Édifice a sorti le set de sa vie ! J’en avais les larmes aux yeux, c’était incroyable. C’est ça Qui Embrouille Qui : tu as tellement envie de faire la teuf que même sous l’eau, tu mets un sac-poubelle sur la tête et tu vas danser. Ça m’a énormément émue. Quand je me demande pourquoi je fais ça ou que je me perds un peu, je repense à ce moment-là.


La bannière Qui Embrouille Qui est donc infinie ?

Oui, mais quand sa mission d’installer cette idée de solidarité sera finie, je mettrai fin à l’aventure. Là, si les artistes ont besoin d’un bookeur, d’un label, qu’on presse leurs disques, de studios, on fera et on trouvera tout ça pour eux. Le but, c’est les laisser s’exprimer le plus librement possible, leur faire gagner le fruit de ce travail, et s’adresser le plus directement au public. Tout restant ouvert aux jeunes talents. C’est une bannière, une plateforme, pour que les artistes soient le plus épanouis possibles. Et montrer qu’on peut réussir en restant le plus indé possible.

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Tu peux dire non à quelqu’un qui voudrait en faire partie ?


Je l’ai déjà fait, oui. Je voulais prendre Tiff de BFDM et Sentimental Rave, mais 15 pour la première saison, c’est déjà beaucoup à gérer. Je veux d’abord voir comment ça se passe, et je n’ai pas envie de mal le faire, je le fais pour eux. Et autour de Qui Embrouille Qui gravitent les soirées de nos potes, comme les Mermaid Express, 75021, Boukan, Lief, Guilty Dogs, Open Minded… Ce qui est sûr, c’est qu’il faut d’abord que ça passe humainement. Tu peux venir avec ton ukulélé, si c’est bien et que tu partages nos valeurs, t’as ta place ! J’exagère, mais tu vois. Ensuite, je ne vais pas te mentir, j’essaie de prendre les plus talentueux selon moi.


Si tu devais présenter trois ou quatre artistes de Qui Embrouille Qui, pour montrer sa diversité ?

Graal est un peu l’ovni de la bande. C’est notre expert ès musiques aventureuses. Il a une façon de mixer très spéciale : il prend des morceaux, des bruits, des choses indansables, et les assemble en DJ set pour faire un truc dansant et assez extrême. Je suis assez fascinée par le personnage. À l’autre bout, le plus jeune, Nathan Zahef, qui va faire sa première Concrete. Je suis fière de lui ! Il joue techno, c’est celui qui va être le plus proche de ma musique. Puisqu’on parle des ovni, tu as aussi Jardin, qui fait des « mix’n’vocals ». Il a tout un univers, autant dans l’imagerie que dans la musique. C’est l’artiste le plus décomplexé que j’ai rencontré. Sur scène, il a un tout petit set-up, et ça dégage une aura incroyable : ça peut être violent, touchant… Toujours autour de la sexualité. C’est assez fascinant à voir. À côté, Netsh est le nerd de la bande, l’autiste, qui fait que du son 100 % analo, en mode fils spirituel d’Aphex Twin. Et Hasar de Doria qui est, elle, post-Internet wave, très branché nouvelles technologies etc… On essaie de représenter toutes les franges des musiques électroniques, et on est tous complètement différents. À une Qui Embrouille Qui, tu vas entendre du rap joué de sept façons différentes, et ce sera toujours extrême et entier. C’est ça qui m’intéresse, la manière dont tu le fais, ce que tu mets dedans, même si tu joues de la tech-house.


Pour préparer cet entretien, tu m’avais dit qu’il y avait aussi ce point commun de s’en foutre du clinquant, des belles sapes…

C’est la street ! Tous ceux de Qui Embrouille Qui sont autant à l’aise dans un troquet à Belleville entourés de blédards que dans un club, plus même. À Paris, la musique électronique a trop longtemps rimé avec fame. J’en ai fait partie au début, avec nos soirées au Social Club et tout ça, et j’ai compris que ça ne me ressemblait pas. Ton Instagram compte plus que le disque que tu vas jouer ? Serrer les bonnes mains compte plus que le set que tu vas faire ? On ne vient pas de là. On vient du grec d’en bas, on boit de l’Oasis tropical et on vous emmerde. Même si demain, j’ai le salaire de Nina Kraviz, dans mon jet, il y aura Kambiz (Moghaddam, du site Open Minded, ndlr), Micky (Faria, de l‘agence de booking Voodoo, ndlr) et Pierre Berlioz (75021/Guilty Dogs, ndlr) ! Et on mangera des grecs ! Peut-être des trucs un peu plus chers, mais toujours des grecs ! J’ai ce côté caillera, c’est ancré en moi, ce côté de crew. On s’associe parce qu’on est plus fort pour faire entendre notre voix, qu’on voit que c’est une vraie scène, entière, qui est en train de se construire, de créer son histoire, et qui partage des valeurs.


Et entraîner des artistes dans ton sillage en tant que DJ AZF.

Exactement. Ça, ça vient de ma vie. Certains disent que je fais ma caillera et tout, mais que je ne dis rien quand je touche 2 000 € par set. Ça, ce sont des gens qui n’ont pas crevé la dalle. Je n’ai aucun problème avec l’argent que je touche, mais je ne vais pas mettre des couteaux dans le dos des gens pour cela, ou oublier mes potes en chemin. Si je peux plutôt les mettre dans un Jacuzzi au bout du monde… Qu’on vienne me reprocher de gagner de l’argent ou d’être dans un sauna comme Jeremy Underground, avec tous les putains de caveaux dans lesquels j’ai traîné, la galère pendant des années à Belleville à ne pas avoir quoi bouffer. Je ne fais pas ça pour la gloire, je l’admets sans peine, mais je le fais avec mes principes, mes valeurs. Je ne les ai jamais changés, et ça ne changera pas. Sans ces gens qui m’ont donné 10 balles pour manger quand ils n’en avaient que 20, je ne serais pas là. Donc oui, ce que je fais, c’est pour redistribuer ce qu’on m’a donné. Je me lève pour ça, ou je ne pourrai pas me regarder dans la glace. Et qu’est-ce que j’irai faire à être en haut, poser mon cul sur un trône toute seule ?

“ On veut faire les choses par nous-mêmes, que l’argent de notre musique nous appartienne „



J’ai l’impression que tout ça s’est forgé à ton adolescence. C’était comment ta vie à 14-15 piges ?

C’était pas toujours rose. C’était en Seine-et-Marne, à côté de Meaux. J’ai mes deux parents, j’ai une famille assez unie, mais j’ai eu beaucoup de conflits avec elle. J’étais une gosse un peu vénère. Je suis partie et j’ai été hébergée assez longtemps par ma grand-mère. Je me suis construite en opposition à eux. Ce n’est pas que je n’aime pas leur vie, mais ce n’est pas moi : avoir un travail stable, avoir peur de le perdre, de ne pas payer le crédit de ma maison, mon auto, l’école des enfants. J’avais ce pressentiment que ce qu’ils me disaient n’aurait plus d’importance dans le monde dans lequel je vivrai. Et je n’avais pas tort. Je suis plus apte à la société dans laquelle je vis que mes parents. Là, à Barbès, ils sont perdus, c’est trop violent. L’apprentissage de mon homosexualité a aussi été très violent. Ça a beaucoup accéléré mon départ. Aujourd’hui, ma famille c’est mes parents, mon frère, oui, mais au quotidien surtout ceux que j’ai choisis, qui ont été là pour moi pendant toutes ces années de galère. C’est important de savoir d’où tu viens, de ne pas oublier qui tu es. Mais ce qu’il y a de magique dans la vie, c’est que tu peux être ce que tu veux. C’est aussi ce qui fait que je me retrouve dans des musiques violentes, extrêmes, depuis toute petite. À 7-8 ans, quand je m’embrouillais avec mes darons, je m’enfermais dans le noir et j’écoutais ma musique du matin au soir pour ne pas subir le monde des adultes. Ça paraît cliché, mais la musique m’a évité de me foutre en l’air plusieurs fois quand j’étais ado. Le rap français surtout, parce qu’il y a ce truc de vouloir s’en sortir : en fait, je ne suis pas toute seule à en chier, et ce qu’on veut me faire croire, ce n’est pas ça.





Et le rap américain, comme celui que tu as mixé sur Rinse France, c’est plutôt East Coast, Mobb Deep, le Queensbridge.


C’est une question de tripes. Toute ma vie, ça a été de sortir cette violence en moi. C’est pour ça que j’ai une gestuelle hyperphysique sur scène, c’est un défouloir. Je ne retrouve pas ça en créant de la musique toute seule dans ma chambre. Il y a quelques moments un peu magiques où, sur scène, je déconnecte complètement. Je suis dans une sorte de semi-hypnose, un truc assez bizarre, je ne calcule plus mes gestes. Et quand ça s’arrête, c’est comme si je sortais de quelque chose d’un peu mystique. C’est le fait de tout sortir. Je suis en train de régler plein de névroses face au public. L’avantage, c’est qu’à 32 ans, j’ai déjà réglé beaucoup de problèmes d’ego. À 22 ans, je serais devenue folle, je me serais cramée.


Avec le rap, la free, aujourd’hui avec Qui Embrouille Qui, tu as toujours eu cette envie de communautés, de crews, comme une autre famille.

C’est sûr. J’ai toujours été fascinée par le groupe. Ça m’a fait du bien comme ça m’a fait souffrir. Le rejet du groupe est horrible, et l’illusion du groupe est pire. Ça t’empêche de travailler sur toi, d’apprendre à être seule. Mais plus encore, c’est l’idée de société parallèle qui me fascinait. Et la nuit. Avant l’amour de la musique électronique, j’ai l’amour de la nuit. Toute petite, ça me fascinait, de sortir le soir, de faire le mur – même pour être dans mon jardin ! – j’avais l’impression d’être un superhéros, dans un autre monde où je n’avais pas le droit d’être. À Paris, la nuit, tu croises des gens que tu ne vois jamais, avec d’autres codes. C’est organisé différemment.


C’est plus dur aussi.

Pas forcément. L’indifférence de la journée est horrible, ce métronome, l’absence de liberté, c’est anxiogène, enfin pour moi. C’est pour ça que j’ai toujours été dans la nuit.. 

Les sons que tu mixes rappellent ce rap qui te prend aux tripes, mais aussi un côté free party, qui speede, qui gratte, brut… Tu es souvent allée en free ?
Non pas si souvent, j’y allais au lycée avec des amis et je n’aimais pas toujours ça. Mais j’hallucinais de voir les gens s’organiser, pouvoir passer trois jours à un endroit sans aucun lien avec la vraie société, et ne manquer de rien. Ce sont des microsociété avec une organisation parallèle, ça me fascine. Ils se rassemblaient pour la musique, plantaient des tentes, vivaient dans leurs camions, c’était le feu !


C’était comment ton arrivée à Paris ?

C’était dur. Quand t’es ado en banlieue, à mon époque, être homo, ça n’existait pas. C’était pas envisageable. Donc je viens à Paris parce que je suis pas bien, que j’ai envie d’être seule. Je suis arrivée dans le milieu homo direct, celui des gouines, et je l’ai trouvé hyperviolent, intolérant, hiérarchisé. Si tu as le malheur de sortir avec la mauvaise fille au mauvais moment, que tu n’as pas le bonne coupe, que tu n’écoutes pas les bons trucs, tout le monde te tombe dessus. Je pensais ne plus être toute seule, et en fait si. Mais je suis où en fait, où faut-il que j’aille ? Rag des Barbi(e)turix m’expliquait que ça changeait avec les nouvelles générations, que ça s’ouvrait, tant mieux ! Depuis que je suis gamine, je me sens seule, et ça ne partira pas, je pense. C’est un point commun que j’ai avec Manu le Malin et qui fait qu’on s’entend si bien, on est un peu des loups solitaires. Après, il y a eu le Pulp, je traînais avec les bonnes filles, et puis je kiffais cet endroit. Mais j’étais encore un peu jeune. Et ensuite, il y a eu Chez Moune, mon club de cœur. J’y étais tout le temps, comme à la maison, je ne payais pas un verre, je faisais ce que je voulais. C’était trop bien ! C’était un tout petit endroit, tout pouvait se passer. Guido (aujourd’hui moitié d’Acid Arab, ndlr) faisait la DA.

AZF


Tu avais quel âge ?

21 ou 22. J’ai commencé à rencontrer les gens du milieu de la teuf et de la nuit, pas forcément les bons. J’avais besoin de thunes, j’ai été bosser au Baron, à la porte, après avoir fait celle de Chez Moune. Ça n’avait pas de sens. Mais ça m’a permis de savoir ce que je ne voulais pas être dans ce milieu. La porte, ça m’a endurcie. J’adorais ça. J’étais vénère, donc ça me faisait grave du bien de dire non aux gens ! J’étais perdue à cette époque-là, c’était pas facile. Ça a été les premières bastons de rue à Pigalle, les premières agressions. À Belleville, je me suis fait péter l’épaule après une baston. Je ne supporte pas les gens qui usent de leur petit pouvoir dans la rue. Depuis mon enfance, je ne veux plus avoir peur, je préfère rentrer dedans, et même si je vais à l’hosto. J’ai commencé à aider Léonie Pernet pour ses soirées gouines un peu trash et punk Corps vs Machine. On était un groupe de meufs complètement tarées. Je ne voulais pas passer derrière les platines à l’époque, mais tenir un bar, être patron de boîte, encore maintenant. Léonie, elle, pensait que je ferais un bon DJ. Comme j’étais superflippée, on devait faire un duo qui se serait appelé AZF, et qui ne s’est jamais fait. J’ai gardé le nom. Et quand elle est partie en tournée, j’ai géré la Corps vs Machine pendant son absence et suis devenue résidente. À peu près au même moment, j’ai dû faire des choix. J’étais vraiment très proche de ma grand-mère, c’était mon dernier lien avec la société réelle. Elle voulait que j’aie un diplôme. J’ai tout arrêté pour reprendre mes études pour elle, un BTS immobilier. Là, je suis devenue folle, schizo. Je me la collais avant de taffer, je me la recollais pour aller taffer. J’ai tenu trois ans quand même… Puis j’ai fini par tout arrêter.


Cette première date catastrophe, avec Manu le Malin au line-up, c’était un peu avant donc…

Oui, c’est Léonie qui devait jouer et on apprend qu’elle doit partir en tournée. Je me retrouve sur le line-up sans n’avoir jamais mixé, j’avais juste fait Virtual DJ dans mon canapé ! Première date, warm-up de Manu Le Malin, Chez Moune. Et il était bien sombre à cette époque, ce n’était pas le Manu de maintenant. Je fais le pire set de ma vie, la vraie honte. Manu arrive, fait son set, et c’est tellement le bordel dans le club que les platines bougent, il est trop vénère. On devait le payer en cash, et je ne sais pas pourquoi, on n’a pas le cash. Et on me dit à moi : « Vas-y, vas lui dire qu’on n’a pas le cash » ! Moi je ne voulais pas m’approcher, il était trop énervé. Je crois qu’à un moment, je lui dis un truc, j’ai envie de pleurer, et je cours voir Guido pour lui dire : « Je suis sûr qu’il va me taper, vas le voir, vas lui parler. » Haha !


Manu le Malin chez Moune, c’était une autre époque.

Ils sont tous passés Chez Moune ! Tu pouvais avoir Justice et Manu dans la même soirée, c’était n’importe quoi. À l’image de Guido. Les Corps vs Machine ont bien pris, on s’est rapproché des Flash Cocotte, où j’ai rencontré Parfait, on a ensuite fait les soirées Stéréotype, Chez Moune, puis à la Villette Enchantée, avant d’avoir notre résidence au Social Club. Là, je ne me retrouvais pas dans cette vision de la teuf ; je voyais trop de gens pour qui ce n’était que de l’argent, le pouvoir, et ce fameux concept de ne pas payer les artistes parce que tu leur laisses une chance. Tout ce que je combats en fait, ce système de serrage de mains, de lèches pour avoir la meilleure date. À l’époque, personne ne me calculait, je ne m’y retrouvais pas du tout. Je suis partie bosser à la Java, au bar, et je me suis très bien entendue avec le couple de patrons de l’époque, Mani et Christine. Des vrais DA, avec une belle vision du club, pas pour l’argent. Un jour, ils m’ont proposé de prendre les jeudis avec Parfait. On a créé ensemble les Jeudi Minuit, puis on s’est séparées et elle est partie au bout d’un mois créer les Jeudi OK avec Dactylo.


Avec quasiment le même nom, on imagine la tension entre vous.

Oui. On n’avait pas autant de budget, donc j’ai choisi de faire vivre tous ceux qui n’avaient pas voix au chapitre parce qu’ils n’étaient pas assez stylés ou autre pour aller au Social. Et je me suis rendu compte qu’il y avait tout une autre scène à Paris. Avec la Stéréotype, j’ai rencontré Tomas More, enfin December, Krikor, Teki Latex. Ils ont été hyperimportants. Après ces soirées, j’ai connu une vraie traversée du désert. On faisait des 60, 70 entrées à la Java, c’était dur. On faisait des plateaux 100 % label Antinote par exemple et on faisait 20 personnes ! Et Tomas, Krikor et Teki me disaient : « Lâche pas, ça va payer, tu verras que toutes ces embrouilles, tu en rigoleras. » Et j’ai continué.

“ Quand je joue une heure et demie en festival, je ne vais pas leur conter fleurette. J’ai envie de créer des moments dont les gens se rappellent, où ça explose „



Et tout décolle avec ta Boiler Room, quand Teki est devenu boss de Boiler Room France.

On était potes, et il a toujours cru en moi. Il a dit : « Fais-le, c’est ton moment, tu vas mettre tout le monde d’accord. » C’est là où ça a commencé, où je suis définitivement sortie de ce giron de Stéréotype, cette embrouille qui me bouffait. Ces problèmes d’ego, ça peut te faire foirer ta carrière plus que n’importe quoi d’autre. Si tu es envieux, que tu ne fais pas les choses pour les bonnes raisons, tu peux te saboter tout seul.

Dès Jeudi Minuit, avec Tomas More, Krikor, Teki et toi, et jusqu’à maintenant, il y a la volonté de rassembler les outcasts, les challengers.
Oui, on était tous solo, et on n’avait pas la dégaine des champions ! Sur le papier, nous n’allions pas gagner le combat. Ce truc de challenger est hyperimportant, même dans ma façon de jouer : je rentre sur scène comme un boxeur.


Avec un peignoir que t’enlèves ?!

Je rentre toujours avec mon bombers et ma capuche, c’est mon armure, et je l’enlève quand je suis bien. Et je rentre pour casser des gueules. Quand on ne croit pas en toi, ça donne la rage.


Pour casser des gueules ?

Oui, pour les grosses scènes, les gros festivals. Certains DJ’s vont jouer sept heures et vouloir faire voyager les gens. Moi, je ne suis pas là pour les emmener d’un point A à un point B, faire figuration, ni les tenir par la main. En club, tu peux rencontrer le grand amour, faire ta première OD, ta première montée… Il y a des enjeux face à moi dont je n’ai pas conscience. J’ai envie que le club soit tendu, qu’il se passe des choses, qu’on soit entre la violence, l’amour, tout ça. J’ai envie de leur casser la gueule, qu’ils aient vécu un truc, et que ce soit à la hauteur des enjeux qu’ils vivent. J’essaie de faire la meilleure bande originale possible au film de leur soirée. Quand tu as une heure et demie en festival, que le public voit quinze mecs à la suite, je ne vais pas leur conter fleurette. J’ai envie de créer des moments dont les gens se rappellent, où ça explose.


C’est quoi tes critères pour sélectionner tes disques ?

Je ne connais pas les titres, presque pas les artistes, et je n’ai pas de mémoire. Ne me demande pas le titre du morceau que je joue, je ne sais pas. Parfois, je redécouvre et kiffe des disques que je n’avais pas aimés plusieurs années avant parce que je suis dans un autre mood. Pour le all night long au Dada Temple, à la Chaufferie de la Machine, c’était la première fois où j’avais une vraie méthode de classement. Je me suis pris la tête et j’en suis supercontente. J’ai kiffé jouer longtemps, et c’était une soirée magique ! Mais pendant longtemps j’ai joué à l’arrache. J’écoute des sons, je les mets dans une playlist, et j’ai mes classiques à côté. Le critère, c’est qu’il faut que je ressente un truc, que je ne m’ennuie pas. Tu me fais jouer quatre heures de house, ou de techno, même si j’aime la jouer, au bout d’un moment, je m’emmerde. Je n’ai jamais fait un set 100 % techno indus, ni 100 % quelque chose. Oui, ça tabasse, mais je vais aussi bien jouer acid, que power house ou techno indus, et le seul point commun, c’est l’intensité du moment.


Il faut qu’on parle du fait que tu glisses souvent des morceaux de rap dans tes mix…

Oui, enfin, c’est surtout une image d’Epinal depuis que j’ai fini Dour avec du Booba. Chez moi, j’écoute généralement 60 % de rap français, 40 % de musique électronique. Mais je n’ai pas forcément envie d’en jouer, ou d’être un DJ hip-hop, pas du tout. Mais j’aime finir un set par un morceau de rap, parce que ça fait partie de moi. Et puis maintenant, tu as des morceaux de rap assez puissants pour être calés en fin de set. Soit les gens aiment, soit ils détestent, mais ça ne laisse jamais de marbre.


Cette intensité, cette énergie, pourraient se développer sur un grand espace. Quand seras-tu enfin bookée au Berghain ?

C’est la grande question ! Ça va peut-être arriver, inch’Allah, il faut que je le fasse une fois dans ma vie ! Haha. J’y suis beaucoup allée et j’aime cet endroit, et pas pour faire un selfie devant, juste parce que je kiffe y être ! J’aime les symboles, le Berghain en est un, mais ça ne m’excite pas plus que faire le closing de Nuits sonores ou autre.


Les dates qui s’enchaînent, tu vis ça comment ?

À la fin de l’année dernière, c’était trop pour moi. Et je n’avais plus le temps de trouver de la musique. J’ai mes morceaux signature mais tout le reste change, c’est très important. Donc j’ai un peu pété les plombs, je tournais trop et n’avais pas le temps de me renouveler. Cette année, je tourne un petit moins mais sur des plus grosses dates. Et là, les distances qui s’allongent. Tu ne prends plus le TGV pour aller à Lyon, mais 12 heures de vol pour aller je ne sais où. Il va falloir que mon corps s’habitue. Je suis fragile ! Haha. Mais j’ai de chance, et je me le dis tous les jours. À la Chaufferie, certains sont venus de partout en France, ils me reconnaissent, m’appellent par mon prénom, je les reconnais. C’est un rapport super humain. Et c’est aussi pour ça que je garde une forme de pudeur et je ne vais pas poster des selfies devant une piscine avec un cocktail à la main, parce que c’est grâce à eux que je peux gagner ma vie, et que certains galèrent toute la semaine pour payer leur entrée le week-end. J’ai du mal avec ce DJ game où tu essaies de vendre à tes fans une vie que tu n’as pas, ou que tu ne peux avoir que grâce à eux, sans un merci ou un merde. Là, je vais à la Réunion, je dis merci la vie, c’est ouf. Mais quand je prends la ligne 13 pour sortir de chez moi, c’est la misère mon pote. Il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de soi, un peu de décence, ça ne fait pas de mal.


Tu es pourtant en couv là, tu le vis comment ?

Ce n’est pas ma spécialité, il n’y a pas beaucoup de photos de moi, mais c’est un honneur, même si je suis pas très à l’aise avec ce genre de truc. Mais plus que la couv, ce dont je suis fière, c’est d’avoir maintenant la possibilité de dire, OK pour la couv, mais j’ai envie qu’on parle de ci et ça, et j’ai la chance d’être écoutée, qu’on parle de cette scène et de ces artistes que j’aime tant et dont on ne parle pas assez. Ça me touche pour eux. Même si je n’étais pas sur la couv ou qu’on ne voyait pas ma gueule. Ce n’est pas ça qui m’intéresse.

AZF jouera au Rex Club le 15 décembre prochain, à l’occasion de la soirée 10 years of Leisure System

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