Quand on est une petite fille dans l’Arizona, qu’est-ce qu’on écoute comme musique ? Quelles étaient tes premières influences ?
Mes parents ont toujours écouté énormément de musique à la maison. Ma mère avait ces disques de synthpop des années 80 coincés dans la chaîne stéréo, Depeche Mode, The Cure… J’ai grandi avec ça. Au lycée, j’étais plutôt bonne élève… Très bonne même ! J’écoutais déjà pas mal de musique, du rock mais aussi des trucs plus contemporains pour l’époque et électroniques comme Björk, Cocteau Twins… Tout ça a eu une grande influence sur moi.
Tu déménages ensuite à San Francisco…
Quand j’étais à la fac, j’ai obtenu un stage pour bosser dans la tech (sic) à San Francisco. C’était génial, il y avait une telle concentration de cultures, d’événements, de soirées… Après ça, c’était impensable pour moi de revenir dans l’Arizona. J’ai abandonné mes études et je suis restée là-bas six ans.
C’est aussi à cette période que tu deviens développeuse informatique ?
Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours amusée avec l’informatique, mais c’est à San Francisco que c’est devenu très concret… Cette ville est un peu le centre du monde dans ce domaine.
“Arrivée à mes 21 ans, les gigs que j’avais étaient tellement pourris comparés aux soirées qu’on organisait à la warehouse ou au karaoké !”
Et la nuit j’ai pu comprendre que tu montais tes propres soirées en warehouse…
(rire) Oui ! À San Francisco en 2009, je vivais dans une espèce de grand hangar aménagé communal. Il y avait 12 chambres et 14 personnes y vivaient. Ça prenait tout le pâté de maison. Le genre de truc qui disparait de plus en plus de la ville, coincé entre le tout nouveau building de Twitter et de Uber… Bref, il y avait là-bas un mec un peu plus vieux que les autres, c’était une sorte de DJ de rave qui jouait de la house progressive et avait des platines CD qui dataient de la préhistoire. Il les trainait dans un étui de fusil – elles rentraient parfaitement dedans – et on les sortait dès qu’on faisait une soirée dans notre hangar, puis plus tard à San Francisco et parfois à Oakland.
Comment faisiez-vous pour le soundsystem ?
On a d’abord eu un superbe home system [ton ironique, ndlr]. Puis en bas de chez nous, il y avait un karaoké avec qui on a sympathisé. Un soir, on a voulu fêter l’arrivée de nouveaux venus dans notre hangar et on a réussi à convaincre le propriétaire de nous laisser mixer dans son bar. C’était la première fois qu’on jouait sur un véritable système son de club. On s’est dit : “Merde, c’est trop génial, il faut absolument qu’on refasse ça !” Et on l’a refait, c’était fantastique. Mais arrivée à mes 21 ans et donc à l’âge légal pour rentrer en club et boire de l’alcool, les gigs que j’avais étaient tellement pourris comparés aux soirées qu’on organisait au hangar ou au karaoké ! On parle de sets de 45 minutes, de mes potes qui payaient huit dollars leur verre, de problèmes de maquillage… Les fêtes à l’appart’ sont bien mieux (rire) !
Vos soirées étaient légales ?
Pas vraiment non… Parfois il y avait beaucoup trop de monde, alors on obligeait les gens à s’inscrire sur l’événement Facebook, à l’imprimer et à arriver à l’heure. On contrôlait ça pour que ça ne nous échappe pas des mains. C’était une sorte de secret et nous veillions à ce que ces soirées restent occasionnelles. Il y avait une ambiance familiale, avec beaucoup d’amis d’amis… Quand tu as 14 personnes qui vivent ensemble dans un si grand espace et que chacun ramène environ cinq amis supplémentaires, tu peux imaginer… La plupart du temps, tu payais 15 dollars ou ce que tu voulais et tu avais open bar toute la nuit. On allait se fournir chez l’équivalent américain de Metro et on achetait tout ce qu’il fallait pour faire le bar nous-même… (elle soupire de nostalgie) C’est comme ça que je suis tombée amoureuse du DJing.
Et tu n’as pas gardé cette envie d’organiser des soirées à Berlin depuis que tu t’y es installée ?
J’ai adoré organiser ces soirées dans le hangar, et même après quand on en a fait en club parce que… disons que le propriétaire n’était pas vraiment content qu’on fasse ce genre de soirées (rire)… Et je sais la somme de travail que ça représente. Aujourd’hui, je suis heureuse de me contenter d’être DJ et de dissocier DJing et “est-ce que tu peux me remplacer à la porte, il y a vraiment trop de monde là ?“, ou “hey c’est trop lumineux ici, tu peux baisser la lumière ?“… Ce genre de trucs.
Pourquoi avoir choisi d’emménager à Berlin ?
Pour une multitude de raisons. Déjà, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour de San Francisco, et j’ai d’abord pensé partir pour New York ou Los Angeles. Mais j’avais pas mal d’amis ici, à Berlin, et l’Europe pouvait être une nouvelle expérience, loin de mon pays d’origine. J’ai voulu tenter le coup. Une autre raison est qu’à Berlin, tu peux travailler et vivre plus facilement en tant que freelance. C’est ce qui attire beaucoup d’artistes.
Tu travailles toujours comme développeuse informatique ?
J’ai arrêté ce travail en mai 2016 pour me consacrer pleinement à la musique.
“Le processus de production d’un track, c’est à peu près la même chose que pour une ligne de code.”
Félicitations !
Merci ! Quitter son travail pour poursuivre son art est quelque chose d’effrayant et en même temps excitant. Avant, je faisais de la musique pour me libérer, me calmer, souffler après une dure journée de travail et lorsque je finissais un track, il n’y avait pas meilleur sentiment que celui-ci. Aujourd’hui, je développe cette même énergie dans un contexte où j’ai un temps quasi illimité et je suis en train de m’y adapter. C’est très exaltant.
Vivre uniquement de ta musique, c’était un but pour toi ?
Absolument. Je m’estime vraiment chanceuse parce que je peux aujourd’hui vivre avec les deux choses que j’aime faire dans la vie. J’adore coder, je le fais toujours et j’ai des side projects personnels… C’était un but oui, mais si je n’avais pas réussi à percer dans la musique, j’aurais toujours été heureuse d’être développeuse.
Est-ce que tu sens ces deux mondes connectés entre eux, le code et la musique ?
Je vois des ponts dans le processus de production d’un track, c’est à peu près la même chose que pour une ligne de code : j’essaie de résoudre un problème, le temps s’écoule, je suis concentrée, et la sensation d’accomplissement quand le travail est fait est la même.
Tu connais peut-être Paul Birken, légende américaine de la scène techno underground. Le jour, l’homme travail dans le secteur des services informatiques, la nuit, il produit sa musique dans son studio et la sort sur son propre label. Il dit ne jamais vouloir quitter son boulot car cela lui donne la liberté de produire la musique telle qu’il l’entend, d’être complètement libre artistiquement sans dépendre d’éventuels retours financiers concernant ses créations et expérimentations…
C’est un peu la situation dans laquelle je me trouvais quelques mois avant de me décider à quitter mon travail. Mais pour moi, les choses se sont faites de manière naturelle : j’avais deux gigs par week-end dans des villes différentes, puis il fallait que je rentre et que je sois en forme le lundi matin pour les réunions avec mon équipe, être sûre que tout le monde sache bien quoi faire pour pouvoir avancer sur ses problèmes d’ingénieur… C’était fun un temps, mais totalement épuisant. Et je suis peut-être devenue folle à cause de ça. Sans oublier que je suis jeune et que j’habite maintenant à Berlin : j’ai aussi envie de profiter un peu. Mais je comprends très bien ce que tu dis, quand tu n’as pas de garantie de revenu, il y a une pression qui s’exerce sur les choix artistiques que tu veux ou dois prendre. Mais si à un moment je me sens limitée, forcée ou restreinte, je sais que je peux à tout moment revenir à ma vie d’ingénieur. C’est une sécurité.
“J’ai connu ce grand huit émotionnel d’enchaîner trois grosses dates en un seul week-end, sans jamais oublier de t’amuser, d’améliorer tes techniques de DJing et de partager tes émotions avec le public.”
Tu as récemment sorti l’EP Narcissus In Retrograde sur Spectral Sound (Ghostly International), comment ça s’est fait ?
C’est un ami de San Francisco, Christopher Willits, un excellent artiste ambient signé depuis des années sur Ghostly, qui m’a mise en contact avec le label. Je me sens constamment en phase avec eux, et j’ai toujours suivi de près l’évolution de leur catalogue; je suis très fière d’y figurer aujourd’hui. J’ai composé trois des quatre tracks de l’EP en trois semaines consécutives, et je voulais que les deux faces soient différentes l’une de l’autre, qu’elles puissent s’écouter de façon indépendante. Je crois que j’y suis parvenue. J’ai présenté ces quatre morceaux au label et ils m’ont dit : « Yep, allons-y ! » Ça s’est fait facilement.
Avalon Emerson – Natural Impasse
Sur quoi composes-tu ?
Je fais tout sur un seul outil : mon ordinateur. Dessus, j’utilise Ableton et Max For Live. C’est tout ! Je fais de la musique depuis l’époque d’Ableton 5. On est bien copains aujourd’hui.
Est-ce que tu es du genre à collaborer musicalement ?
Je t’avoue que je ne me suis jamais posé la question. Je dirais que je suis plutôt du genre solitaire, j’aime travailler seule, faire mes propres trucs. Et c’est ce qui est bien avec la musique électronique, c’est que tu n’as pas besoin d’un groupe entier. Je reste ouverte à toute proposition, mais ce n’est pas un but que j’ai pour le moment.
Je te demande ça parce que je trouve intéressant le paradoxe de l’artiste solitaire qui compose de la musique de club, donc dans le but supposé de faire danser des centaines de personnes.
Je crois que l’essentiel, c’est qu’il y ait une connexion à un niveau émotionnel entre le public et n’importe quelle œuvre musicale (morceau ou DJ set). C’est la raison pour laquelle nous sortons en club et dansons, non ?
“Je me sens la responsabilité de raconter mon histoire personnelle à travers… un kick, essentiellement.”
C’est ce que tu cherches dans ta musique ? Cette connexion ?
Oui, mais c’est tout ce que je peux faire surtout ! J’apprécie beaucoup le médium de la musique club. C’est joué dans une situation et à un volume qui guide très fortement votre attention. Et même sans parole, cette musique peut se révéler puissante et émotionnelle. Je me sens comme la responsabilité de raconter mon histoire personnelle à travers… un kick, essentiellement.
Tu tournes de plus en plus en ce moment, qu’est-ce que tu retires de tous ces voyages ?
J’ai compris en quoi l’environnement du club peut se révéler intense, et pourquoi les gens en ont tant besoin. En tant qu’entertainer, j’ai appris la rigueur d’être le plus en forme possible pour le bien de la soirée, et à me poser une fois rentrée à la maison. J’ai connu ce grand huit émotionnel d’enchaîner trois grosses dates en un seul week-end, sans jamais oublier de t’amuser, d’améliorer tes techniques de DJing et de partager tes émotions avec le public.
C’est quoi la suite pour toi ?
Je viens de passer du statut de bedroom producer à producer ! Avant, j’étais réellement dans ma chambre, maintenant je produis dans une pièce séparée ! (rire) Non vraiment, le plan c’est de continuer à faire de la musique, plus que jamais.
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Retrouvez Avalon Emerson samedi 21 janvier 2017 à Concrete, Paris