Au Zorba de Belleville, tout Paris trinque jusqu’à l’aube

Écrit par Célia Laborie
Photo de couverture : ©Gladys de Cambourg
Le 17.06.2020, à 18h26
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©Gladys de Cambourg
Écrit par Célia Laborie
Photo de couverture : ©Gladys de Cambourg
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On raconte que tout bon fêtard parisien y a déjà mis les pieds tôt le matin – même si la plupart n’en gardent que peu de souvenirs. Au fil des décennies, le Zorba est devenu une institution du quartier de Belleville, à la fois cave à after à l’aube, café-PMU le jour et salle de concert indépendante le soir. Chauffeurs de taxi, artistes, éboueurs, retraités, étudiants  : c’est l’un des rares lieux de la capitale où tous cohabitent encore. Les loyers augmentent, le prix de la bière aussi, les habitués vieillissent. Mais le Zorba reste, témoin immobile des changements de l’Est parisien.

Cet article est initialement paru en avril 2020 dans le hors série Homies de Trax Magazine, disponible à prix libre sur le store en ligne.

Sur le Boulevard de Belleville, au nord-est de Paris, aucun des restaurants asiatiques et des magasins de vêtements bon marché n’a encore ouvert ses portes. Seule chandelle allumée dans cette nuit de février  : les néons rouges d’un petit bar PMU, au numéro  137 de la rue du Faubourg du Temple. Entre les bâches plastifiées de la terrasse chauffée, des jeunes filles au maquillage à moitié effacé fument des clopes avec un grand physio difficilement éveillé. Les basses résonnent jusqu’au dehors. Bienvenue à la porte du Zorba  : le week-end, les matinées y sont toujours les plus folles.

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©Gladys de Cambourg

Ce samedi, après avoir fermé à 2 heures du matin, le bar a rouvert ses portes à 5 heures pour accueillir les âmes perdues qui veulent continuer la fête. Un after au Zorba, c’est un petit concentré de l’âme de Belleville, ancienne terre viticole où les vagues d’immigration se sont succédé à partir de l’entre-deux-guerres avant l’arrivée des trentenaires branchés, tous un peu artistes et tous un peu tatoués. Ce sont eux qui se bousculent au comptoir ce matin, se racontent leurs peines de cœur en commandant des pintes avant de s’engouffrer dans l’escalier étroit du fond de la salle. En bas, c’est la nuit, noire et moite. Une vingtaine de silhouettes engourdies dansent dans la cave en pierre. Au fond, Léo Minasso, jeune recrue du gang Hydropathes, balance de la techno indus comme si l’aube ne devait jamais se pointer. Dans le fond de la salle, Yasmine observe timidement. «  Ça fait trois jours que je n’ai pas dormi, j’ai plus trop de repères. J’aimerais bien jouer un peu après lui. Tu crois qu’il vaudra mieux que je passe des sons groovy ou de la techno hardcore  ?  », s’interroge-t-elle en retroussant les manches de son sweat trop grand.

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©Gladys de Cambourg

Autour d’elle, une bande bigarrée de noctambules venus de tout Paris pour échouer à Belleville. Sammy, ingénieur, sorti de boîte il y a une heure, venu au Zorba pour ne pas s’arrêter de danser si tôt. À côté de lui, un dénommé Mehdi, cheveux aux épaules, la quarantaine fringante, se plaint de ne pas réussir à oublier son ex et paye des coups à des tas d’inconnus. Farid, peintre en bâtiment aux joues creuses, détonne avec son expresso à la main. «  J’habite à Clichy, je venais de me réveiller et je m’ennuyais chez moi, alors je suis venu ici boire un café. Et voir un peu de monde  », sourit le trentenaire. Maxime, lui, est chauffeur de taxi. Il est venu avec son pote chauffeur Uber, qui drague une brune en t-shirt moulant dans le coin fumeurs. Tous deux ont passé la soirée au O’Sullivan’s des Grands Boulevards et espèrent encore faire des rencontres. Des filles, surtout, même s’il n’y en a pas beaucoup ici.

Retour au rez-de-chaussée. Au plafond, des néons roses forment une grande étoile filante, référence au nom du bar jusqu’en 1991  : la Comète. La lumière est tamisée et la musique choisie par l’inénarrable Jacky Longjohn, plus calme. Boucles d’oreilles créoles dorées, longues tresses, sourire railleur, il est assis nonchalamment derrière le DJ booth envahi de stickers, et lance des «  Salaud  ! Tu ne m’as pas dit bonjour  !  », à ceux qui passent devant lui. Professeur de danse, DJ  : Jacky et l’une de ces figures que tout le monde connaît dans le quartier. Ce matin, il est venu spontanément passer la musique qu’il aime. «  Je suis un gamin d’ici. Quand j’avais douze ans, je passais déjà devant le Zorba avec mes parents. Il n’y avait pas de musique, pas de jeunes. Aujourd’hui, j’ai 48 ans et je viens toujours ici tous les week-ends.  »

Pour aimer ce lieu et y rester, il faut avoir un goût de la bizarrerie, de la folie douce

Gladys de Cambourg, serveuse au Zorba
ambiance au Zorba, photo : Gladys de Cambourg©Gladys de Cambourg

« C’est une foule tragique et sublime à la fois »

Déjà deux heures que les fêtards étirent la nuit. Que l’indus d’en bas ne s’est pas du tout adoucie. Mais Omar Bouchneb, co-organisateur occasionnel des afters, commence à crier  : «  Les gars, on ferme  !  » Au Zorba, la journée doit commencer, et les clubbeurs laisser place aux buveurs de café. Vers 9 heures du matin, ce samedi-là, la salle de trente mètres couverte d’affiches de concert prend un coup de vieux. Et s’emplit des vrais habitués, les «  historiques  », les plus respectés. Ils s’accoudent au bar, commandent un calva ou un café, vont retirer leur ticket PMU dans la borne de la salle du fond. Certains viennent ici depuis trente ans. Ils sont de ceux qui ont vu le quartier changer au rythme des migrations. «  Avant, il n’y avait pas toutes ces dames asiatiques dans les rues  », souffle Moussa, 58 ans, agent de nettoyage à Roissy, en allusion aux prostituées qui peuplent désormais le Boulevard de la Villette. Voilà trente-cinq ans qu’il a quitté le Mali pour s’installer à Belleville, et prend son café au Zorba tous les jours, même si désormais «  les choses sont plus chères  » et qu’il «  a l’impression qu’on ne peut plus parler aux gens, sinon c’est la bagarre  ». Ses yeux sont rivés sur les courses de chevaux diffusées en continu sur l’écran géant du fond de la salle.

Derrière le comptoir, Gladys de Cambourg, 24 ans, chignon anarchique et bijoux clinquants, sert les clients en les saluant par leur prénom. «  Pour aimer ce lieu et y rester, il faut avoir un goût de la bizarrerie, de la folie douce. Quand je tends l’oreille, j’entends des destins incroyables, même si je ne sais jamais si tout est vrai. Mais je crois que ça n’est pas vraiment le plus important. Ici, ce qui est invraisemblable s’avère être véridique et le contraire est aussi vrai.  »

Au Zorba, photo : Gladys de Cambourg©Gladys de Cambourg

L’étudiante en philosophie et création a proposé ses services au gérant à la fin d’un after, il y a un an et demi. Contre toute attente, elle a été embauchée comme barmaid. Et a fini par s’attacher terriblement à la faune du Zorba. À Redouane, le poète «  à moitié schizophrène  » qui avait fait fortune en pariant aux courses de chevaux avant de tout perdre ensuite. À Momo, le boucher passionné de Van Gogh qui, une fois chez lui, passe tout son temps libre à peindre des licornes. On raconte que Rachid Taha avait ses habitudes ici. Mohamed Lamouri, le plus célèbre joueur de piano électrique du métro parisien, est connu pour venir commander un diabolo pêche après ses concerts sur la ligne  2. Il y a ceux qui ont fait la guerre, ceux qui ont fait de la prison, celui qui raconte qu’il a été trafiquant d’armes. «  Il y a une batte de baseball sous l’évier au cas où  », glisse la serveuse dans un petit rire. «  C’est une foule tragique et sublime à la fois. On rigole bien, mais la plupart des gens qui viennent ici sont seuls et malheureux. Il faut être prêt à s’y confronter.  »

Mohamed Lamouri sur les banquettes du Zorba, photo : Esteban Arias©Gladys de Cambourg

L’épopée des migrations bellevilloises

C’est ce qui rend le Zorba intemporel  : à travers les clients qui s’y croisent, toutes les époques de Belleville semblent réunies. Une histoire faite de migrations successives, jusqu’à l’arrivée des jeunes branchés que l’on retrouve le soir à la terrasse du bar. «  On associe Belleville aux Asiatiques, mais ils ne sont venus que dans les années 1980 et 1990. Après la Première Guerre mondiale, le quartier accueillait déjà des immigrés européens. Des Italiens, des Juifs fuyant les pogroms, des paysans arméniens, des Grecs chassés par l’Empire ottoman…, rembobine Anne Steiner, professeure de sociologie à Paris VIII, passionnée de petits bars de quartier et auteure de Belleville Cafés (Éditions l’Échappée, 2010). Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la population juive est massivement déportée. Après eux sont arrivés d’autres Juifs venus de Tunisie et d’Algérie, des ouvriers d’usine qui sont venus à leur tour fréquenter la synagogue rue Julien Lacroix.  » L’épopée des migrations bellevilloises se joue aussi dans les cafés. Dans les années 1950 et 1960, les Kabyles fraîchement arrivés rachètent aux Aveyronnais la plupart des établissements du quartier. Ils organisent des tontines, des fonds pour se prêter de l’argent et financer les gérances. C’est ce qui leur permet de garder la mainmise sur le business aujourd’hui encore. Des milliers de vieillard ont dû passer toutes leurs années de retraite à jouer aux cartes dans ces minuscules établissements aux décors immuables. Mais dans les années 1990, leur économie est menacée. «  Les patrons kabyles vieillissaient, leurs enfants avaient fait des études et ne voulaient pas reprendre les cafés. Ce qui a sauvé les bars de Belleville, ce sont quelques trentenaires du coin qui ont repris la gérance en organisant des activités culturelles  », explique Anne Steiner. Rue de Belleville, les nouveaux patrons des Folies, organisent des jams et des soirées poésie pour attirer les artistes qui squattent alors le lycée Diderot, rue d’Angers (XIXe arrondissement) et la Forge, une ancienne usine de fabrication d’avions rue Ramponeau (XXe arrondissement). Au Zorba, des concerts s’improvisent de temps en temps dans la cave en pierre. Les rues retrouvent leur aura festive, comme au XVIIIe siècle, à l’époque où le vin coulait à flot dans les guinguettes du village de Belleville. Au cours des années 1990, une mutation s’opère  : le quartier n’est plus vu comme un coupe-gorge, mais comme une sorte de Tour de Babel où se mélangent les générations et les populations.

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©Gladys de Cambourg

À la fin du millénaire, l’ancien village devient aussi un repère de redskins en bombers et au crâne rasé. «  On avait fait du Zorba notre QG un peu par hasard, parce que les bières étaient les moins chères du coin, à seulement 10 francs  !  », se souvient Loïc. Le quadragénaire s’est depuis éloigné du militantisme, et travaille aujourd’hui dans les arts du spectacle. Mais il garde un souvenir tendre des «  années Zorba  ». «  Tant de bagarres, d’histoires d’amour, d’amitiés ont commencé là-bas. On se retrouvait après les manifs et on restait jusqu’à la fermeture. Les meilleurs moments, c’étaient pendant le ramadan, quand le bar ne fermait pas de la nuit et qu’on la passait toute entière à boire des bières et à chanter.  » À la fin des années 1990, ces gauchistes un peu trop bruyants se font mettre à la porte et déménagent vers Ménilmontant. L’un d’eux ouvre le Saint-Sauveur, lieu de passage obligé pour les punks de toute l’Île-de-France.

C’est aussi à cette époque qu’auraient commencé les afters des samedis et dimanches matin, pour profiter de la clientèle qui sort des boîtes de nuit du coin en quête d’un rade ouvert. Des fins de soirée devenues si mythiques qu’elles ont inspiré un prix littéraire pensé comme un «  anti-Goncourt  ». «  C’est parti comme une blague  : on voulait récompenser des livres aussi excitants et hypnotiques qu’une nuit sans dormir, dans un rade qui reflète cet esprit. Tout le contraire des prix remis dans des brasseries chics du VIe arrondissement  », explique l’écrivain Côme Martin-Karl, créateur du prix du Zorba. En 2012 et 2013, le trophée est remis un matin de novembre dans la cave, entre deux DJ sets. Le lauréat reçoit 500 euros sous la forme d’un chèque géant en carton, «  comme dans les émissions de télé des années 1980  ». Le tout en présence de journalistes, d’auteurs et d’éditeurs mêlés par hasard à des fêtards que plus rien n’étonne. Après tout, le bar a toute l’aura d’un décor de roman noir. Ce n’est pas vraiment un hasard si une courte scène de Vernon Subutex 2 (Grasset, 2015) prend place au comptoir du Zorba. Les personnages de Virginie Despentes ne semblent-ils pas tous échappés d’une longue soirée au 137 rue du Faubourg du Temple  ?

Si un jour j’ai un bébé, je pourrais l’appeler Zorba

Rabah Becheur, gérant du Zorba

Quand les mondes du Zorba se rencontrent

Aux alentours de 18 heures, les étudiants et les artistes commencent à s’agglutiner sur la terrasse du bar pour profiter des concerts et de l’une des happy hours les moins chères du quartier (3, 50 euros la pinte  !). «  C’est très important que ce lieu vive à toute heure, avec toutes les générations, toutes les nations. C’est Belleville, c’est notre vie.  », insiste Rabah Becheur, gérant du Zorba depuis 2017, emmitouflé dans sa doudoune sur la terrasse mal chauffée. «  Quand je suis arrivé d’Algérie il y a douze ans, c’est le premier endroit où j’ai mis les pieds. Mon père était déjà serveur au Zorba la journée, je me suis mis à travailler le soir. Lorsque j’ai racheté la gérance grâce à de l’argent emprunté à un ami kabyle comme moi, j’ai gardé la même équipe. J’emploie mon frère et mon cousin, je connais tout le monde ici.  » Dans un rire, il ajoute  : «  Jamais je ne changerai de quartier. Et si un jour j’ai un bébé, je pourrais l’appeler Zorba.  » 
À 37 ans, Rabah est parvenu à faire le lien entre les habitués historiques et la jeune génération du quartier. Notamment en faisant appel à Michèle Santoyo, du collectif Doxa Esta, pour assurer la programmation de concerts garage, electronica, punk ou pop indé, du jeudi au dimanche soir. Depuis un an, la jeune Mexicaine a spontanément imposé ses valeurs sans que son patron y trouve à redire. Elle organise dans la cave des ateliers d’initiation aux métiers du son réservés aux femmes et aux personnes LGBTQ+. Autour du 8 mars l’année dernière, elle a imaginé une semaine de concerts exclusivement féminins. À l’avenir, elle voudrait même programmer des soirées au profit d’une association de travailleuses du sexe chinoises de Belleville.

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©Gladys de Cambourg

Ce samedi soir comme tous les autres, les différents mondes de Belleville se rencontrent sous les yeux du gérant. Les jeunes venus pour les concerts claquent la bise aux clients plus âgés, échangent quelques blagues. «  Il y a eu une vague de gentrification, dont on sait que nous faisons partie, c’est difficile à démêler. On voit les rues changer, les patrons de bar mourir, les ateliers d’artistes se déplacer en banlieue. Le Zorba reste un des seuls lieux où la mixité est possible  », constate François Le Roux, ancien barman et programmateur au Zorba, membre d’une troupe de théâtre, cheveux roux et piercings au visage. Beaucoup ici se plaignent de l’embourgeoisement de l’Est parisien, même si les nouveaux arrivants sont parfois bien plus fauchés que les travailleurs et les retraités du coin. Mourad, chauffeur de taxi quinquagénaire coiffé d’un élégant chapeau en feutre, renchérit. «  Paris devient de plus en plus snob. Quand on veut parler à son voisin, on se fait repousser. Mais au Zorba, c’est différent  : je viens seul et à chaque fois, je me retrouve à discuter avec des inconnus.»

La nuit, au Zorba, photo : Esteban Arias©Gladys de Cambourg

Demain matin, dès 5 heures, le bar ouvrira pour un nouvel after. Avant le grand nettoyage qui précède l’arrivée des habitués de la journée. Arriveront ensuite les concerts, jusqu’à la fermeture à 2 heures du matin. «  Le Zorba a eu plein de vies et en aura encore d’autres. On y a passé des milliers d’heures, mais on n’est que de passage  : on sait qu’il nous survivra tous  », glisse François dans un sourire, avant de se lever pour recommander une bière.

Trax hors-série Homies, avril 2020
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