Par Servan Le Janne
Au fond d’une salle du Sónar, sur une scène balayée par les projecteurs, deux hommes et trois femmes sont réunis en cercle. Depuis le plafond, de longs faisceaux indigos, droits comme des arbres, tombent vers le groupe, alors que l’écran du décor montre un sous-bois en pleine tempête. Derrière ces choristes aux costumes d’une autre époque, les regards délavés d’une rousse et d’un chauve se croisent au milieu d’une table noire. Sur la pochette de leur nouvel album, Proto, Holly Herndon et Mathew Dryhurst mélangent carrément leurs visages.
Soudain, ce vendredi 19 juillet, la première se tourne vers le public. « Je t’aime ! », lui lance alors un anonyme. Un sourire plus tard, la Californienne en robe blanche marie sa voix à celles des choristes. Fait rare, elles sont retouchées et superposées par une intelligence artificielle. La machine “Spawn” donne un ton inouï aux cantiques d’outre-tombe de Holly Herndon. C’est cette originalité, obtenue par la technologie et à travers de longues recherches en composition musicale, qui lui valent un tel amour.
En 2015, la chanteuse était venue à Barcelone pour jouer Platform, une recomposition de son identité numérique à partir de bruits de navigation internet. Cela fait longtemps qu’elle expérimente pour défricher de nouveaux terrains sonores. « Le futur est défini par nos fantasmes actuels », observe-t-elle. « La musique est donc cet espace unique où nous pouvons imaginer collectivement un avenir différent. » Au Sónar, les organisateurs acquiescent, et ils ne sont pas les seuls. Cette année, l’artiste était invitée en partenariat avec le festival néerlandais TodaysArt, dans le cadre du projet We Are Europe.
Fondé en 2015 par l’association à l’origine des Nuits sonores de Lyon, Arty Farty, ce label réunit sept autres festivals du Vieux Continent, dont les concerts sont assortis d’une série de conférences : Sónar, c/o pop de Cologne, TodaysArt de La Haye, Elevate de Graz, Unsound de Cracovie, Reworks de Thessalonique et Insomnia de Tromsø. Avec le soutien financier de la Commission Européenne, il a déjà sélectionné 255 artistes et 245 conférenciers pour 24 événements, où ont été réunis plus d’un million de personnes. En 2019, il entame un nouveau cycle de trois ans « plus ambitieux », selon Noémie Delage, d’Arty Farty.
D’une part, l’initiative offre aux programmateurs l’opportunité de discuter leurs choix respectifs et de lancer quelques invitations communes, comme Holly Herndon a pu en bénéficier. Au cours de leurs réunions, ils ont d’autre part défini une liste de 64 artistes, musiciens, écrivains, chercheurs, codeurs, philosophes ou encore cinéastes à défendre jusqu’en décembre. Chacun brasse différents domaines afin d’innover. Le complice de la chanteuse californienne Mathew Dryhurst en fait par exemple partie.
« La moitié du discours sur l’intelligence artificielle est une forme de marketing en faveur de Google ou d’autres entreprises », juge-t-il. « C’est important d’avoir des espaces de discussions déconnectés de ces objectifs commerciaux. » En ouvrant ce réseau, We Are Europe débarrasse ainsi la création de ses contraintes financières. « Notre but est de donner le maximum de chances et de visibilité à des artistes auxquels on croit en leur permettant de faire des rencontres », indique Noémie Delage.
Convié au Sónar car il « redéfinit le son de l’electronica internationale », le Kényan Slikback a joué le 18 juillet la bande-son d’un film d’horreur haletant en associant, non sans audace, indus, dubstep et dancehall. Quelques heures plus tôt, au même endroit, Shiva Feshareki poussait le scratch dans ses retranchements les plus expérimentaux.
Les membres de We Are Europe « étaient intéressés par l’intégrité artistique et le niveau intellectuel de mon travail », devine cette diplômée du Royal College of Music de Londres. Sans compter « ma volonté de porter ma pratique sur de nouveaux terrains, avec des innovations, afin d’encourager le développement d’idées. En même temps, je pense que mon travail parle à une grande variété de gens. »
Enthousiaste à l’idée d’être l’une de ces « voix si différentes » du projet, l’écrivain britannique Jay Springett jouait à Barcelone le rôle de porte-parole du mouvement solarpunk, qui met la science-fiction au service de l’écologie. À ce titre, il fait partie de ceux qui « vont définir la culture de demain » selon Antonia Folguera, curatrice du forum Sónar+D. Pour mieux les représenter, « on est en train de créer un média », confie Noémie Delage.
Car si Holly Herndon avait été présentée comme « une femme qui n’a pas besoin d’être présentée » en 2015, alors que la plate-forme naissait, ce n’est pas encore le cas pour les 64 représentants de We Are Europe.