Un article paru le 18 janvier 2020 sur le site Internet du journal allemand Die Tageszeitung – fondé en 1979 comme une alternative à la presse traditionnelle et politiquement situé à gauche – propose de faire le point sur la place de la musique techno dans la société actuelle. Son auteure, Laura Ewert, y remet en question l’image de cette musique électronique et sa récupération, plus de 30 après ses débuts profondément underground à Detroit et dont une partie aspire aujourd’hui à s’institutionnaliser. Titré “La techno doit mourir”, la tribune tend à montrer que la techno aurait pour beaucoup un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli », et se serait bien détournée des idéaux rebelles et altruistes de ses débuts, ayant désormais des aspirations toutes autres.
L’article souligne l’écart existant entre le cadre économique et institutionnel dans lequel s’inscrit inévitablement le milieu underground aujourd’hui et l’image anti-conformiste de ses débuts, dont il continue à bénéficier et à mettre en avant pour faire sa promotion. Selon la journaliste, « la techno n’est plus la famille “paix, joie et nounours” qui danse main dans la main en pleine montée d’ecstasy » et les valeurs qu’elle défendait autrefois ne sont plus au centre de ses préoccupations actuelles.
Embourgeoisement, vieillissement, et institutionnalisation de la scène
Elle explique ce phénomène de différentes façons. Premièrement, elle identifie un vieillissement et un embourgeoisement de la scène, qui continue d’organiser des événements dont la nostalgie apparente des premières raves masquerait en fait des motivations purement financières. En guise d’exemple, Laura Ewert avance le projet de revival de la Love Parade, annoncé par son fondateur sexagénaire Dr Motte, et, selon l’auteure qui ne précise pas davantage, serait soutenu discrètement par « par des extrémistes de droite, des hommes d’affaires ou des lobbyistes (industrie, construction immobilière, etc.) ».
Deuxièmement, l’auteure met en avant une « entrée dans le mainstream » du courant, due à la fois à l’explosion de sa popularité autour du globe, et à son institutionnalisation. S’il apporte évidemment protection et reconnaissance au mouvement techno, le rapprochement des acteurs de la scène et des grandes institutions ne s’est pas fait sans la concession d’une certaine liberté et autonomie. L’article dresse l’hypothèse selon laquelle l’investissement des politiques dans la préservation de la culture club serait d’abord motivé par l’économie générée par cette dernière (pour rappel, le “techno-tourisme” à Berlin aurait rapporté 1,4 milliards d’euros à la ville en 2018).
La techno doit mourir
La journaliste présente les conséquences effectives de cette évolution du milieu techno : pour elle, une reproduction du modèle capitaliste radicalement opposé à ses premières ambitions anti-conformistes, masquée sous l’illusion d’un état d’esprit “underground”. « Il faut le dire, les personnes non-blanches ont toujours plus de mal à entrer en clubs que les autres. Et des gens d’horizons différents peuvent danser sur de la musique électronique – mais la probabilité pour que les millionnaires dansant à Ibiza avec une consommation minimale à trois chiffres partagent le dancefloor avec des ravers au crâne rasé est assez faible », déplore-t-elle enfin.
Selon elle, le meilleur moyen de retrouver une richesse culturelle et une sincère créativité au sein de la club culture serait de la faire mourir, puis renaître de ses cendres, d’où le titre de l’article : « Il faut que la scène rétrécisse : exit le lobbyisme, exit les DJs-influenceurs égérie de marques de luxe, exit les festivals “all-inclusive” qui coûte des centaines d’euros et ravissent la “jet set rave” internationale. Exit l’idéalisme “Amour paix et harmonie”. Moins de fric, plus de basses. »
Bien que certaines de ces positions soient critiquables, et qu’il est bien sûr vain de les généraliser à tout l’univers des musiques électroniques (la journaliste ne mentionne par exemple pas le mouvement free party, qui n’a sensiblement pas connu le même développement que les clubs techno), l’article a le mérite d’ouvrir le débat et de lancer les discussions. Faut-il déplorer ou se réjouir de la popularité grandissante de la club culture ? Quel futur pour la fête ? La techno doit-elle mourir ? Vous avez 4 heures.