Cet article est initialement paru en novembre 2019 dans le numéro 226 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Brice Miclet
« Il fait trois chansons. Dès qu’il a terminé, vous courez à la voiture, et on décolle. Soyez là sinon on ne vous attend pas. » Fiurella Theodose a le ton autoritaire de ceux qui sentent la pression monter. Pas de cinéma. Ariel Sheney, dont elle gère la promotion pour le label Sony, est en train de grimper sur la scène du festival Femua devant une foule de jeunes surexcités. Ici à Abidjan, ce chanteur est l’étoile montante du coupé-décalé. Dans les taxis, dans les embouteillages, dans les commerces, on entend en boucle son dernier titre, “Amina”, sorti quelques semaines plus tôt, au mois d’avril. Raz-de-marée immédiat. C’est l’un des trois morceaux qu’il joue ce soir, et en playback s’il vous plaît. Trois chansons, c’est court. Alors, mieux vaut se tenir prêt à bondir dans la caisse le moment venu.
« Fais gaffe, il va bombarder là »
À la fin du show, Fiurella se rue dans la Mercedes côté passager. Le chauffeur laisse tourner le moteur, nous laisse la banquette arrière, et attend. « Qu’est-ce qu’ils foutent, merde ? » Deux autres Allemandes, dont une conduite par Ariel Sheney lui-même, doivent suivre. Elles tardent. Le stress monte. « Il faut qu’on décolle sinon le public va nous bloquer. » Cinq longues minutes plus tard, les phares apparaissent dans le rétro. « Putain c’est bon ! Laisse-le passer, il va ouvrir. » Ouvrir quoi ? On comprend cent mètres plus loin qu’il faut fendre la foule qui attend le convoi, et que ça ne va pas être facile. D’emblée, les fans repèrent Ariel au volant de la première voiture, l’encerclent, forçant le bolide à rouler au pas, à s’arrêter parfois. Ils tapent sur les vitres, sur le toit, s’agglutinent par dizaines, montent même sur le capot. Il faut absolument avancer. Les mouvements de foules n’augurent jamais rien de bon.
Finalement, les trois Mercedes dans lesquelles ont aussi pris place les danseurs et le staff du bonhomme parviennent à atteindre le portail d’entrée de l’Institut national de la jeunesse et des sports local, sorte de grand complexe sportif où se tient le festival. « Fais gaffe, il va bombarder là », prévient Fiurella à l’attention du chauffeur. Elle s’est détendue, le plus dur est passé. Dès que la voie est un peu dégagée, la voiture d’Ariel Sheney accélère furieusement, et tant pis pour les piétons imprudents. Le convoi s’enfonce dans la nuit abidjanaise. Très vite, les compteurs affichent 100 km/h en pleine ville. On ne compte pas les grillages de feux rouges en règle. Trente minutes plus tard, la police force tout le monde à se ranger sur le bas côté, mais laisse repartir la star sans autre forme de procès. On est à l’orée du quartier d’Angré. Le chanteur est du coin, et ça se voit.
Cela fait une grosse année que les choses ont changé pour Ariel Sheney, notamment grâce à un homme : DJ Arafat. Un père pour lui. Jusqu’à ce que le poulain refuse de signer un contrat les liant pour cinq années supplémentaires. Le clash éclate. Accusations de trahison par vidéos interposées, passages à tabac de plusieurs hommes de main… À l’époque de notre virée nocturne, Arafat est encore bien vivant. Il périra le 12 août 2019 dans un accident de moto alors qu’il roulait à toute allure dans la nuit d’Abidjan. Nous arrivons à destination. Club Le Mont Blanc, à Angré. Les consignes de Furiella fusent encore : « On sort et on ne s’arrête pas, on rentre tout de suite. » On tente de prendre une photo à la volée. C’est non. Pas question de créer un attroupement à une heure si tardive.
Ça n’est qu’à l’intérieur qu’Ariel Sheney devient abordable. Toute sa clique semble se lâcher, lui reste stoïque un long moment. Comme si tout ce cirque ne l’amusait guère. Il y a là certainement un peu de posture. Il a commandé une dizaine de bouteilles de champagne, du J.P. Chenet, et, comme par hasard, le clip d’“Amina” passe à l’écran et dans les enceintes du Mont Blanc. Nous étions attendus. Sheney finit par se détendre après quelques verres. « Pour faire du coupé-décalé, il faut d’abord se mettre dans la peau des gens qui vont en boîte et qui sont ivres. Quand on est saouls, on ne pense qu’à s’amuser : c’est la base de cette musique. Ça ne peut pas être une musique sérieuse, c’est impossible. S’ils veulent entendre des histoires, des conseils, ils écoutent du zouglou. »
Né à Paris, couronné à Abidjan
L’un des murs du Mont Blanc est composé d’un grand miroir. Ici, ça n’est pas uniquement de la décoration, ou un subterfuge pour que la pièce semble plus grande. Les danseurs d’Ariel Sheney se mettent devant, se mélangent avec d’autres clients, et enchaînent les mouvements de coupé-décalé et d’afrobeat en se fixant dans la glace. Grimaces, poses lascives… On se juge, on se toise, on vise la performance. Une pratique apparue il y a vingt ans, en même temps que le coupé-décalé, dans les clubs afros parisiens par la jeunesse ivoirienne fuyant le coup d’État mené par le général Robert Guéï en décembre 1999. Longtemps, ce genre musical est resté cantonné à la capitale française, jugé dégradant et vulgaire par une partie de la population de Côte d’Ivoire. Celle-ci, à l’époque, jure avant tout par le zouglou, né dans les années 80, et dont les Magic System deviendront les boss au début des années 2000. Deux écoles s’affrontent. Mais alors que le pays s’apprête à rentrer dans une guerre civile sanglante, le coupé-décalé parvient enfin à prendre racine à Abidjan. Il sera la bande-son de l’unification des deux camps, l’occasion de lâcher prise et de gommer, le temps d’une nuit, les clivages politiques.
Âgé de 29 ans, biberonné à la musique de Richard Bona, Ariel Sheney a connu cette époque trouble. « Je suis né dans la commune d’Abobo. C’est ghetto, c’est la street, un quartier de bandits avec tout ce que la rue peut comprendre. Les jeunes s’adonnent à la musique pour oublier leurs problèmes, pour oublier tout ce qu’ils vivent quotidiennement. Et ça n’est pas beau à raconter. Le coupé-décalé est arrivé ici au moment où la Côte d’Ivoire connaissait une crise, une guerre. Il fallait que les gens pensent à autre chose, aient des moyens de faire la paix. C’était léger. Mais les choses ont changé. » Aujourd’hui, certains artistes tentent de mêler la dimension sociale et politique du zouglou à la légèreté du coupé-décalé. Sans grand succès, même si Ariel juge que cela pourrait finir par payer. Lui mise sur le côté humoristique de ses performances, notamment grâce à ses danseurs, et sur son flow mélangeant l’anglais et le français.

Après le Mont Blanc, direction La Cabane des Stars, bar tenu par le mythique groupe Révolution. Les deux établissements sont séparés d’une centaine de mètres, mais il faut reprendre les trois Mercedes pour les parcourir. Le rituel d’entrée est le même, rodé et surveillé. Et forcément, il y a toujours une grande glace à l’intérieur, devant laquelle les battles entre danseurs reprennent. « Depuis quelques années, le coupé-décalé est le théâtre de clashs qui n’ont pas lieu d’être, continue Ariel, se sachant concerné. Il y avait déjà ce côté battle, cette concurrence qui poussait les artistes à travailler, mais c’est allé trop loin. C’est devenu lassant pour les fans. Notre rôle, à nous la nouvelle génération, c’est de montrer aux anciens que la guerre peut être musicale, mais qu’il ne faut pas qu’elle devienne physique. Il y a des enfants qui nous regardent, il faut donner l’exemple. Le coupé-décalé est fait pour donner de la joie, rien de plus. » Mais Ariel le sait : le coupé-décalé, c’est bien plus que de l’ambiance. C’est un exutoire, un pansement. Et un trône à conserver.