Ancienne strippeuse, La Goony Chonga s’attaque au slut shaming à coups de trap et de reggaeton

Écrit par Simon Clair
Photo de couverture : ©Louis Canadas
Le 01.07.2021, à 12h52
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©Louis Canadas
Écrit par Simon Clair
Photo de couverture : ©Louis Canadas
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Ancienne strippeuse ayant troqué la barre de pole dance pour le micro de rappeuse, la Goony Chonga est aux avant-postes d’une nouvelle génération de femmes bien décidées à pourfendre le slut shaming à grands coups de reggaeton.

« Un croissant à cette heure-ci  ! Vous n’êtes pas un peu folle  ! » Au café restaurant Le Rey, situé place Léon-Blum dans le XIe arrondissement de Paris, le serveur ne parle pas, il hurle. Et même si son établissement est ouvert 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, le sexagénaire aux cheveux grisonnant semble très à cheval sur les horaires des repas. En prenant les commandes, il aime donc tout particulièrement donner son avis d’un ton agressif. Surtout si vous êtes une femme et que vous avez décidé de sortir vêtue d’une mini-jupe en cuir, de talons hauts comme des gratte-ciels et d’une bonne couche de maquillage. Mais à 28 ans, la Goony Chonga en a vu d’autres. « C’est quoi son problème à ce mec  ? Il n’a qu’à changer de boulot s’il n’aime pas prendre les commandes », réplique-t-elle en espagnol tout en haussant ses sourcils impeccablement épilés. La rappeuse et chanteuse originaire de Miami se fiche aussi pas mal des œillades lubriques et des messes basses des deux clients installés juste derrière elle en terrasse. Elle se contente de les ignorer froidement.

La Goony in Paris©Louis Canadas

Ce tempérament d’acier et ce sens de la répartie, la Goony Chonga dit qu’elle le doit à ses origines. C’est ce qu’elle appelle « l’attitude cubaine », qui caractérisait déjà l’une de ses idoles, la cultissime chanteuse de salsa Celia Cruz. Elle résume  : « C’est une manière d’être à la fois impertinente et un peu féroce. C’est aussi une façon de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Les Latinos sont comme ça. Nous parlons fort et franchement. » Mais elle admet tout de même avoir été un peu affectée par un bashing auquel elle ne s’attendait pas, il y a tout juste une semaine. La faute à une vidéo postée sur son compte Instagram. On la voit en train de danser en legging, jusqu’à ce que Mazi, son fils de presque deux ans, passe devant l’objectif, se mette à l’imiter en riant et en lui tapant innocemment sur les fesses. « C’était juste un moment joyeux entre mon fils et moi. Je ne pensais pas qu’il viendrait sur la vidéo et j’ai trouvé ça mignon qu’il cherche à me copier. Mais des gens m’ont dit  : “Comment vous pouvez danser comme ça devant votre fils  ?” Ces gens ont un problème s’ils s’imaginent ce genre de choses. C’est juste une autre manière de rabaisser les femmes. J’ai le droit de danser avec mon fils. »

©Louis Canadas

Quelques heures après sa tentative de croissant avortée, sur la scène de la Java dans le quartier de Belleville à Paris, la Goony Chonga ne se fait pas prier pour se laisser aller à quelques pas de danse empruntés aux clips les plus caliente du répertoire des musiques latines. Devant elle, un public en partie queer et manifestement conquis par la manière dont l’Américano-Cubaine rappelle à tous qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut de son corps. Car comme son nom l’indique, la Goony est une chonga. Derrière ce concept flou pour les Européens se cachent un look toujours tape-à-l’œil, une attitude volontairement vulgaire et surtout un discours beaucoup plus politique qu’il n’y paraît. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aux quatre coins du monde, la musique de la Goony Chonga – mélange de trap, de reggaeton et de sonorités électroniques – résonne désormais auprès d’une jeune génération bien décidée à faire sauter les barrières entre les genres musicaux et sexuels.

« C’était vraiment de la stripper music »

Pour refaire l’histoire de la Goony, il faut remonter en 1980, en pleine guerre froide. À l’époque, l’économie cubaine est en chute libre et nombreux sont ceux qui souhaitent quitter l’île pour tenter leur chance juste en face, en Floride. Les considérant comme de lâches contre-révolutionnaires, Fidel Castro décide de leur laisser la porte ouverte. D’avril à octobre s’organise ce que l’Histoire retient comme « l’exode de Mariel ». Par bateaux entiers, des Cubains viennent trouver l’asile politique à Miami, comme le montrera en 1983 le Scarface de Brian de Palma. C’est dans ces conditions que débarque sur le sol américain une partie de la famille de la future rappeuse qui naît une dizaine d’années plus tard.

Installée dans les quartiers cubains de Little Havana puis de Westchester, celle qui se fait alors surnommer Twiggy Rasta Masta s’essaie à ses premiers freestyles alors qu’elle n’est encore qu’au collège. Elle griffonne des textes en anglais qu’elle s’amuse à poser sans distinction sur des instrumentaux de rap, de Miami bass ou sur des productions plus électroniques piochées par exemple dans des EPs de Seth Troxler. Inspirée par des stars locales comme la sulfureuse Trina, Twiggy Rasta Masta ne passe pas inaperçue avec ses cheveux teints en bleu, ses dents en or et ses textes classés X. En 2013 sort sa première mixtape Santeria Pu$$y qui lui donne une petite notoriété au sein de la scène locale. Mais plutôt que de capitaliser sur cette gloire nouvelle, elle décide de faire ses valises pour filer à New York.

Là-bas, une amie vient de lui proposer un job de danseuse dans un strip club de Manhattan et lui garantit qu’elle pourra gagner beaucoup d’argent. Twiggy Rasta Masta devient alors la Goony Chonga et s’installe pendant presque quatre ans sur la côte Est où elle passe ses nuits enroulée autour des barres de pole dance. « J’ai appris beaucoup en étant strippeuse. Je devais toujours parler avec des inconnus, savoir les mettre à l’aise et les divertir. Ça m’a aidé à avoir moins peur du regard des gens que je ne connais pas », avoue-t-elle aujourd’hui.

J’ai dû être opérée de la cornée en urgence le soir de Noël. J’ai perdu 95  % de la vue à cet œil, il est quasiment aveugle.

La Goony Chonga

Car derrière l’armure de la rappeuse, la Goony Chonga a aussi ses complexes. La faute à un événement survenu le soir de Noël, alors qu’elle n’avait que 5 ans. Elle enlève ses lunettes de soleil et s’explique  : « Vous voyez ces étoiles en plastique phosphorescent que l’on colle parfois sur le plafond  ? Un petit garçon de 10 ans en a lancé une qui a atterri directement dans mon œil droit. C’était horrible. J’ai dû être opérée de la cornée en urgence le soir de Noël. J’ai perdu 95  % de la vue à cet œil, il est quasiment aveugle. » Surtout, l’accident lui a laissé une marque de déchirure au milieu de la pupille doublé d’un strabisme prononcé  : « Si je stresse, que je suis triste ou que je prends de la drogue, ça devient encore pire. »

Malgré ça, la Goony Chonga parvient à s’imposer dans son strip club et gagne en assurance. « Aujourd’hui, avec le succès de Cardi B, j’ai l’impression que toutes les filles veulent faire du strip. C’est à la mode. Pourtant quand j’ai commencé, beaucoup d’entre elles n’étaient pas du tout ouvertes à ça. Il y a des liens logiques entre rap et strip. Dans les deux cas, il s’agit de surpasser tes faiblesses et de te construire un personnage », résume-t-elle en soulignant aussi l’influence qu’a eue ce job sur la musique qu’elle continuait de sortir à l’époque. « De 2014 à 2016, je faisais de la trap très sombre qui parlait presque exclusivement d’argent. C’était vraiment de la stripper music. » 

Génération perreo

En 2018, c’est pourtant sous le soleil de Floride que l’on retrouve cette fois la Goony Chonga. Dans le clip qui accompagne son remix du hit “No Effort” du rappeur de Detroit Tee Grizzley, on la voit en train de twerker sur le capot d’une Cadillac, habillée d’un haut bleu dévoilant un ventre rond de femme enceinte. Elle a alors 26 ans et reconnaît aujourd’hui qu’elle se doutait que le clip en choquerait plus d’un. « Je voulais montrer que même enceinte, je pouvais faire de la musique. Je crois que je suis la première rappeuse à avoir fait un clip pendant ma grossesse. Beaucoup de filles m’ont félicitée et m’ont dit qu’elles n’auraient pas osé le faire. Des mecs se sont plaints et m’ont fait la morale. Ça leur fait toujours un peu peur de ne pas avoir leur mot à dire dans la reproduction. Mais les femmes n’ont pas à stopper leur vie parce qu’elles sont enceintes. Et ce n’est pas parce que tu deviens mère que tu dois arrêter d’être sexy. Ce n’est pas juste. »

Dans la vidéo, on peut aussi voir sur le ventre gonflé de la rappeuse un énorme tatouage éphémère mentionnant en écriture gothique le mot « Chongalicious ». Car la Goony a décidé de tout assumer  : sa grossesse, ses poses sexy et surtout ses origines cubaines. En plus de commencer à la même époque à rapper en espagnol sur des productions parfois franchement reggaeton, elle revendique plus que jamais la figure de la chonga comme motif d’empowerment. « Aux États-Unis, beaucoup ne savent pas ce qu’est une chonga. C’est une esthétique très précise, typique de Miami. Certaines personnes mélangent ça avec les cholas qui sont plutôt liées à la culture des gangs mexicains en Californie, avec des looks beaucoup plus influencés par les baggy et les chemises à carreaux des hommes. À l’inverse, la culture chonga est exclusivement féminine. C’est un style avec des habits moulants un peu cheap, des ongles très longs, des bijoux en toc et beaucoup de lip liner », récapitule-t-elle en se rappelant avec nostalgie ses années collège, quand toutes les filles étaient habillées en chonga.

Une culture et un look qui trouvent même des résonances en Europe, où les chonis espagnoles et les cagoles françaises n’ont finalement rien à envier à leurs homologues de Floride. C’est la raison pour laquelle la Goony Chonga a composé son morceau “Mi Vida Loca”. « Je voulais rendre hommage à toutes ces femmes  : les chongas, les chonis, les cholas, etc. Partout dans le monde, nous partageons la même énergie. Nous n’avons pas toujours été respectées par les hommes dans l’industrie musicale, mais les temps changent et les femmes sont de plus en plus puissantes, en particulier dans le domaine des musiques latines. »

©Louis Canadas

Une chonga, c’est des habits moulants un peu cheap, des ongles très longs, des bijoux en toc et beaucoup de lip liner.

La Goony Chonga

Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder la trajectoire spectaculaire prise par l’Espagnole Rosalía. En quelques mois, l’ancienne chanteuse de flamenco est devenue une popstar à l’envergure planétaire, décrochant Grammy sur Grammy et s’affichant systématiquement avec des ongles à rallonge semblables aux griffes des chongas. En parallèle, on a aussi vu apparaître dans les tréfonds du web un courant underground baptisé « Neoperreo », en référence au perreo, la danse aux connotations sexuelles généralement associée au reggaeton. « Ce mouvement neoperreo ne vient pas directement du reggaeton, mais d’un mélange de toutes les musiques qui se dansent, composées dans plein d’endroits différents dans le monde », expliquait au blog américain Remezcla la Chilienne Tomasa Del Real à l’origine du mouvement.

Ainsi, du Mexique à l’Espagne, de la Colombie à l’Argentine, des dizaines de jeunes chanteuses et rappeuses ont commencé à émerger, donnant forme à un courant puissamment féministe porté par une musique sulfureuse où se mélangent la trap, le reggaeton et les musiques électroniques. « J’ai fait un EP entier avec Tomasa del Real et je me reconnais totalement dans cette esthétique neoperreo », explique la Goony Chonga. « Internet permet aux femmes comme nous, qui ne correspondent pas forcément aux normes de l’industrie du disque, de nous réunir et de faire des projets les unes avec les autres. Ensemble, nous sommes indestructibles. »

Bad Gyal, La Zowi, Flavia Sustancia, Lizz, Bea Pelea, Ms Nina, autant de noms qui sonnent aujourd’hui la charge d’un reggaeton féminin, électronique et surtout bien décidé à ne pas se laisser dicter sa conduite par qui que ce soit. Un vent nouveau qui permet aussi au genre de se renouveler en donnant à voir des visages, des corps et des attitudes moins stéréotypés qu’à l’accoutumée. Toujours prompte à souligner l’importance de «  s’assumer  », la Goony Chonga tient à ce sujet un discours profondément body positif  : « Il y a quelques années, on m’a demandé si je voulais faire de la chirurgie esthétique pour redresser mon œil et limiter mon strabisme. C’était hors de question. Ça fait partie de moi, de qui je suis. C’est ce qui me rend unique. Faire cette opération aurait renvoyé un mauvais message aux gens qui me suivent. Je veux qu’ils comprennent que s’ils ont des doutes concernant leur physique, ils ne doivent pas attendre que la société finisse par les accepter. Il faut d’abord s’aimer soi-même et se soutenir les uns les autres. » Chongas de tous les pays, unissez-vous derrière l’étendard de la Goony. Et levez dans le ciel vos poings vengeurs aux ongles impeccablement manucurés.

Dans la même veine, le numéro 232 de Trax Magazine se consacre au “Radical Reggaeton“, et dresse les portraits de ces nouvelles figures liant émancipation féministe, culture latine et dembow bouillant : Arca et Bad Gyal . Il est disponible dès maintenant en kiosques et sur le store en ligne.

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