Qu’est-ce que l’algorave, ce nouveau clubbing où des lignes de code embrasent le dancefloor ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R
Le 03.04.2020, à 17h17
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De la pratique du live coding, née au début des années 2000, a émergé une scène étonnante où la musique s’écrit en direct sous les yeux du public. Loin de la coquetterie ou de la mode passagère, l’algorave fait danser en embrassant des valeurs politiques et communautaires salutaires.

Cet article est initialement paru en avril 2019 dans le numéro 220 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Par Loïc Hecht

Désireux de rendre la pratique moins fastidieuse, Alex McLean développe TidalCycles, un logiciel permettant de générer facilement un certain nombre de commandes, histoire d’ajouter une dose de flexibilité et de réactivité dans le live coding. Dans les faits, le principe diffère un peu de la programmation informatique classique. La musique est générée en tapant des mots qui vont permettre de créer des séquences et d’aller chercher des samples dans une base de données. La deuxième couche consiste à implémenter des fonctions dans le code qui servent à modifier les séquences, et à partir de là, on peut jouer sur une infinité de variations de sons, de modularités, de vitesses en triturant des valeurs numériques. On peut aussi inverser les modèles, envoyer du son dans seulement une enceinte, créer des interférences, ajouter d’autres séquences…

Dans l’algorave, la musique n’est toutefois pas la seule composante fondamentale. Le rôle des artistes visuels est au moins aussi important. Selon un principe identique, ils utilisent eux aussi des logiciels dédiés à leur pratique. Coral Manton, chercheuse et spécialiste du code créatif, compte parmi ces architectes visuels qui donnent le change aux musiciens. « C’est évident que les lignes de code en soi sont super visuelles, mais le risque, c’est que les gens ne regardent que ça et ne dansent pas. En générant d’autres visuels, ça met tout le monde dans les meilleures dispositions pour entrer dans le truc et bouger. Comme avec la musique, on part de zéro pour fabriquer nos images. On va créer des textures qui se marient bien avec le son. Il faut être en réaction à ce qui sort des enceintes. Et à partir de là, on va ajouter des couches, des couches et encore des couches, et à la fin, ça donne parfois des visuels bien saturés. »

C’est sûr que ça peut surprendre. C’est intéressant comme ambiance, ça diffère d’une soirée hardtek, mais une fois que le public rentre dans le trip du code, ça finit par danser beaucoup.

Thomas Desai alias Acoustic Devices

Organize it yourself

Lucy Cheesman alias Heavy Lifting, fait partie de la seconde vague des algoraveurs. Également basée à Sheffield, cette pétillante femme de 30 ans y a trouvé une seconde famille. Lucy, qui taquine la batterie depuis qu’elle est petite, est la preuve qu’il n’y a pas besoin d’être un furieux du code pour se lancer. « Le live coding me bottait bien. J’avais commencé à apprendre en me servant d’un autre logiciel, SuperCollider. Un jour, en 2015, j’ai vu une annonce pour un atelier de formation à TidalCycles organisé par Alex. J’y suis allée et j’ai tout de suite été happée par le truc. Le live coding est beaucoup plus simple à apprendre qu’un instrument. On peut réussir à créer de la musique très rapidement, c’est génial. » Lucy illustre aussi la bienveillance qui règne dans le game de l’algorave. Quelques mois plus tard, poussée par Alex McLean, Joanne Armitage et Shelly Knotts – deux autres figures incontournables du mouvement –, Lucy débarque sur la scène d’Access Space à Sheffield et participe à son premier gig en tant qu’artiste. « Alex, Joanne et Shelly sont super pour pousser les gens et les encourager. J’étais très nerveuse. J’avais toutes mes notes avec moi. Je connaissais juste six fonctions. Mais j’ai adoré ! C’est une telle liberté. Quand tu joues de la batterie, tout est très déterminé. Là, on peut improviser. Perso, je recherche toujours une forme de simplicité. Aujourd’hui encore, je n’utilise qu’une dizaine de fonctions. Certains artistes sont bien plus techniques que moi. Mais même en préparant des samples et en pensant à comment je les vais les utiliser, ça reste un genre imprédictible. Il y a énormément d’accidents, parfois heureux, parfois non. Ça fait vraiment partie de l’excitation. »

Organisé dans un esprit ludique et enthousiaste, avec une volonté d’ouverture énorme, le mouvement porte en son sein tous les éléments pour prospérer. D’autant que n’importe qui – pour peu que quelques règles soient respectées – peut organiser sa propre algorave. Thomas Desai alias Acoustic Devices, un Anglais de 25 ans originaire de Leeds, s’évertue ainsi à implanter le genre en France depuis un an et demi. Après un coup d’essai à La Folie numérique en 2017 qui a drainé 120 personnes, Thomas multiplie les événements depuis un an et demi. Entre le festival Maker Camp à la Station – Gare des Mines ou La Villette sonique, il initie un public français dont la culture n’est pas forcément aussi pointue que chez les zinzins de Sheffield. « C’est sûr que ça peut surprendre. C’est un contexte particulier où l’on ne comprend pas tout, tout de suite. C’est intéressant comme ambiance, ça diffère d’une soirée hardtek, mais une fois que le public rentre dans le trip du code, ça finit par danser beaucoup. » Aujourd’hui, Thomas anime la communauté francophone sur algorave.fr et organise des ateliers, avec les Beaux-Arts de Paris ou le SonicLab de la Station à Paris, pour initier les curieux. « On peut apprendre à quelqu’un à commencer à maîtriser un logiciel en quelques heures. Les enfants constituent le public le plus réceptif, c’est impressionnant. Une fois que tu leur as expliqué la structure, ils captent très vite cette grammaire des objets et des sons. Ils font des choses très intéressantes au bout d’une après-midi à peine. »

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Un genre résolument politique 

En dépit d’une certaine hype qui rime avec cet événement à SXSW, l’algorave, par philosophie et par nature, apparaît comme une scène peu compatible avec un destin commercial. « L’algorave n’est pas amenée à grandir à l’infini, abonde Lucy Cheesman. Alex ne gagne pas d’argent avec son logiciel, qui est gratuit. C’est dur, et en même temps, on ne veut pas monétiser un logiciel open source car c’est contraire à l’éthique de la scène. Un des enjeux à venir sera peut-être de trouver le moyen de créer un peu de durabilité pour les gens qui portent la scène… » Toutefois, pour ce mouvement communautaire et profondément libertaire, l’essentiel est ailleurs. Au-delà du fun, l’algorave se pose in fine comme une réponse politique et sociale à plusieurs problématiques qui secouent le monde contemporain. Dans des univers de l’informatique et de la musique électronique qui ne brillent pas toujours par la place laissée aux femmes, l’algorave se pose comme un îlot qui ravive un idéal cyberféministe. De nombreuses figures motrices de la vague sont ainsi des femmes. Là encore, Lucy Cheesman livre un éclairage intéressant : « Il y a eu un vrai effort, impulsé par Joanne, Shelly et aussi Alex, pour soutenir les femmes et amener plus de diversité. Comparé à d’autres scènes musicales auxquelles j’ai appartenu, les hommes ne font pas que promouvoir une parité, ils écoutent vraiment ce que les femmes ont à dire. C’est fondamental. » Preuve d’un état d’esprit bien ancré, les actions des leaders dépassent bien souvent la scène algorave. Coral Manton est ainsi à l’origine de “Woman Reclaiming AI” un programme collaboratif de développement d’un assistant doté d’une intelligence artificielle pensé par et pour les femmes. Thomas Desai, bien conscient de ces mécanismes, épingle au passage notre côté de la Manche. « Comparé au Royaume-Uni ou l’Allemagne, le système français manque de mixité, notamment parce que le milieu de la programmation et les filières de formation sont bien plus masculines. »

Politique, l’algorave l’est aussi par sa volonté de remettre la main sur la machine et d’insuffler une dose d’humanité dans les algorithmes. Alex McLean résume bien l’enjeu : « En Angleterre, on a vu avec le Brexit les dégâts que les algorithmes peuvent causer lorsqu’on s’en sert à des fins négatives. Sans se prétendre plus important que l’on ne l’est, on mène tout de même un acte politique. On montre à travers la musique et la programmation en live qu’il ne tient qu’à nous d’utiliser les algorithmes à des fins positives, pour avoir moins peur d’eux. » Dans un monde numérique où les algorithmes qui régissent nos vies – notamment ceux de Facebook et Google – apparaissent comme de véritables boîtes noires aux secrets aussi bien gardés que la formule du Coca-Cola, l’algorave replace aussi la transparence au centre du jeu. Un acte loin d’être anodin pour Coral Manton : « Quand on regarde des photos de nos événements, on pourrait avoir l’impression que ce sont simplement des gens derrière des ordinateurs qui écrivent des bouts de code. Mais justement, cet aspect humain est central. Les artistes glissent des petits messages dans leur code. C’est une forme de communication directe. Et puis, surtout, le fait de montrer son écran d’ordinateur à une salle entière, laisser cette population pénétrer dans votre intimité, c’est très fort et pas si facile… » En plein trip hippie, le poète américain Richard Brautigan écrivait en 1967 une ode intitulée Sous le regard de machines à la grâce pleine d’amour, dépeignant un monde où les humains, les mammifères et les ordinateurs vivraient en harmonie. Les algoravers sont peut-être les premiers maçons de cette cyberécologie.

Trax 220, avril 2019
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