Après 16 mois sans vie nocturne, la reprise de l’activité festive devait être un grand moment de célébration commune. Le retour en soirée a plutôt ressemblé à un cauchemar pour de nombreuses femmes et minorités de genre à travers la France, la Belgique et l’Angleterre. Marie-Pierre, bibliothécaire de 45 ans, a été l’une des premières à témoigner publiquement à Montpellier, après avoir été droguée à son insu dans une salle de concert où elle a ses habitudes, au début du mois de septembre. « Après mon deuxième verre, je me sentie soule comme je ne l’ai jamais été. Je suis partie seule, et à partir de ce moment, j’ai des trous de mémoire. J’étais dans la rue quand inconnu a fini par appeler les pompiers pour moi, mais ils me pensaient responsable de mon état et n’ont pas essayé de m’aider. J’ai mis 72 heures à ne plus avoir la sensation d’être droguée », regrette la militante féministe, membre de l’association Nous Toutes. Elle pense qu’un inconnu a glissé dans son verre du GHB, substance originairement utilisée à des fins médicales, et détournée depuis une vingtaine d’années comme stupéfiant dans le milieu de la nuit. Prise en trop grande quantité, le GHB parfois surnommé « drogue du violeur », est un puissant sédatif, surtout lorsqu’il est mélangé à de l’alcool. « Quelques semaines plus tard, d’autres personnes ont témoigné avoir été droguées dans la même salle. Il y a un vrai problème à Montpellier en ce moment », alerte Marie-Pierre, qui reste « angoissée », et craint que cette expérience ne « modifie complètement [sa] façon de sortir ».
Des récits glaçants
Ce mouvement de dénonciation a commencé à Bruxelles à la rentrée, avec la création de la page Instagram Balance Ton Bar. « Je passais une super soirée jusqu’à-ce que du GHB soit glissé dans mon verre. Résultat : je me suis réveillée dans un lit d’hôpital sans souvenir de la soirée ». « Je suis sortie aux jeux d’hiver avec ma coloc. Pendant la soirée, elle me laisse seule avec une connaissance. Ensuite, trou noir, je me réveille nue dans son lit ». « J’ai disparu plusieurs heures et personne ne sait où j’étais (…) Je ne saurai jamais ce qu’il s’est passé pendant ce black out et ça me terrifie… » Ces récits glaçants, tous publiés anonymement, rapportent des agressions subies récemment ou des années plus tôt, dans des discothèques, des clubs ou des bars bruxellois. Les créatrices du compte auraient reçu plus de 200 témoignages depuis la mi-octobre, avant que des pages similaires ne soient créées à Montpellier, Grenoble, Nantes ou encore Paris, où 21 victimes présumées auraient été droguées à leur insu ces deux dernières semaines rien que dans le quartier de Pigalle.
On veut reprendre le contrôle, ne plus se dissimuler, montrer que la rue et la nuit nous appartiennent à nous aussi.
Anna Toumazoff, militante féministe
Dans la capitale belge, des militantes féministes sont descendues trois fois dans la rue ces dernières semaines pour demander des comptes aux équipes des établissements concernés. « Une grande partie des accusations concernent des barmen et des patrons. Comment peut-on se sentir en sécurité quand ceux qui sont censés nous protéger s’en prennent à nous ? », s’insurge Anna Toumazoff, activiste. « On veut reprendre le contrôle, ne plus se dissimuler, montrer que la rue et la nuit nous appartiennent à nous aussi. Avant, on se partageait entre nous les adresses où ne surtout pas mettre les pieds. Aujourd’hui, on est motivées à pointer du doigt les agresseurs », insiste la militante féministe. Avec les autres membres de l’Union féministe inclusive autogérée, qui regroupe plusieurs collectifs, elle appelle à boycotter les lieux festifs de la ville pour les « atteindre leur porte-monnaie » et les encourager à prendre des mesures face aux violeurs. Le parquet de Bruxelles s’est déjà saisi d’une affaire concernant une accusation de viol par un serveur d’El Café, bar estudiantin du quartier d’Ixelles.
Au Royaume-Uni, un mouvement similaire secoue le monde la nuit depuis plusieurs semaines. De nombreuses jeunes femmes et quelques hommes ont rapporté avoir reçu, sans leur consentement, des injections de drogues. Les témoignages se sont multipliés après que des étudiantes de l’université de Nottingham ont pris la parole dans les médias locaux. Toutes deux se sont réveillées avec des souvenirs flous et des douleurs aiguës, avant de retrouver sur leur corps des traces de piqûres. Selon des chiffres cités le 22 octobre par l’AFP, depuis le mois de septembre, la police britannique déclare avoir reçu 140 rapports sur des incidents impliquant des boissons contaminées, et 24 impliquant des piqûres non consenties.
Sensibiliser le public et le personnel
Domitille Raveau, co-fondatrice de l’association de prévention Consentis, ne se dit « pas surprise » de voir émerger aujourd’hui ce mouvement de contestation : « Les organisateur·ice·s de soirée auraient pu profiter de la période de fermeture des lieux de nuit pour se renseigner sur la questions des violences, mais ça n’a presque pas été fait. Ce n’est malheureusement pas étonnant que les violences reprennent avec la réouverture des bars », regrette la psychologue sociale.
Parmi les mesures évoquées par les bars incriminés, on retrouve souvent les fameux « capuchons de verre », censés empêcher les agresseur d’y glisser de la drogue. « Ce n’est pas forcément une solution. Je crains que les victimes qui n’auraient pas utilisé cette protection soient culpabilisées. Cela rajoute de la charge mentale au public, alors que les femmes et les minorités de genre doivent déjà penser à comment s’habiller, comment rentrer chez elles, avec qui elles vont aux toilettes… », remarque Domitille Raveau. Pour elle, l’essentiel est de mobiliser le public et l’ensemble du personnel des lieux festifs afin d’empêcher que des agressions n’aient lieu. « Consentis met à disposition gratuitement des affiches de sensibilisation à la notion de consentement, cela permet d’avertir les fêtards. Nous proposons aussi des formations pour les équipes, et notamment le personnel de sécurité. L’objectif est de l’amener à se montrer plus vigilant, à savoir reconnaître une agression sexuelle, et s’il y a encore des agressions, à croire les victimes et à les accompagner au mieux », insiste la militante, pour qui cette question devrait relever des mesures de sécurité de base. « Les organisateurs ont conscience qu’ils doivent protéger leur public face aux risques incendie ou de la consommation de drogue. Pourquoi pas au niveau des violences sexuelles ? », interroge-t-elle. Le mouvement pour une nuit plus safe pour tou·te·s continue de gagner du terrain. À Paris, le collectif féministe Héro•ïnes 95 appelle au boycott des bars tout le week-end prochain.
En cas d’agression sexuelle ou de viol, n’hésitez pas à contacter la ligne publique Violence Femmes Infos au 3919 ou la ligne d’information du Collectif Féministe Contre le Viol au 0 800 05 95 95.