Par Lucas Aubry
« Aucun orchestre de rumba congolaise ne pouvait se produire à Kinshasa sans passer par le Vis-à-vis, c’est le bar mythique de la capitale », se souvient l’animateur télé Djomos dans un extrait du documentaire Kin-Malebo danse : de la rumba au soukouss, qui revient sur le parcours chahuté de ce genre musical tout juste entré au patrimoine mondial de l’Unesco. C’est donc au cœur du quartier populaire de Matonge, épicentre de l’ambiance à Kinshasa lors du siècle dernier, qu’artistes et jeunes Kinois branchés se retrouvaient pour écumer des bières bien fraîches et danser « nombril contre nombril » sur les rythmes du Grand Kallé ou de la légende Franco Luambo – histoire de s’échapper, le temps d’un déhanché, du joug de la colonisation ou des heures les plus sombres de l’ère Mobutu (1965-1997).
La rumba congolaise porte elle aussi sur ses épaules le poids d’un lourd passé. Nés sur les rives du fleuve Congo, les rythmes et danses rituelles qui ont fondé sa légende ont traversé l’Atlantique avec les esclaves d’Afrique centrale, faisant escale à Cuba, avant de revenir sur le continent à la faveur des grands chantiers coloniaux du début du XXème siècle. Dans les années 50, l’occupant belge, sentant le vent de l’indépendance souffler après des années de violence et d’humiliation, autorise les Congolais à développer leurs propres émissions de radio, diffusées à plein régime dans les rues de celle qu’on appelle encore Léopoldville. Peu à peu, une vie culturelle intense prend forme, cinémas, bars, night-clubs et orchestres se répandent dans la capitale, autoproclamée « cité de l’ambiance ». Dans les arrières-boutiques des magasins de disques, la rumba congolaise se cuisine dans sa version moderne, prête à submerger l’Afrique tout entière.
« Le bruit courait que notre musique avait le pouvoir de réveiller les morts, et c’est vrai qu’à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il était difficile de rester insensible », s’enorgueillit le guitariste Wendo Kolosoy dans le documentaire. Boxeur professionnel avant de devenir mécanicien sur les bateaux qui remontent le fleuve Congo, « Papa Wembo » s’est construit une solide réputation en poussant la chansonnette lors de ses escales. Mais c’est en 1948, avant même que l’ivresse musicale ne submerge tout le pays, que le musicien et chanteur devient un monument national avec son morceau “Marie-Louise”, le tout premier hit de l’histoire de la rumba congolaise. À l’époque, le succès est tel que les autorités coloniales prennent peur et font mine de croire à ces absurdes rumeurs de réincarnation pour accuser Wendo Kolosoy de sorcellerie et mieux le censurer.
Qu’à cela ne tienne, lorsque les Congolais prennent enfin leur indépendance, en juin 1960, c’est bien la rumba congolaise qui retentit à travers l’hymne panafricain “Indépendance cha-cha” composé par le « Grand Kallé » et son orchestre, le mythique African Jazz. « Leur fierté retrouvée, les musiciens congolais ont bombé le torse et sont partis à la rencontre du monde occidental », raconte le journaliste Claudy Siar. En France, Tabu Ley Rochereau devient le premier musicien africain à se produire à l’Olympia. Le père du rappeur Youssoupha ne devait rester que 2 jours, il restera 2 semaines à l’affiche, assurant même les premières parties de Julien Clerc. D’année en année, la rumba s’accélère, les guitares électriques et les percussions prennent le pas sur les saxophones, non sans provoquer l’ire des gardiens du temple. Au début des seventies, c’est au tour d’un jeune Kinois ayant grandi à quelques mètres du Vis-à-vis, dans le quartier de Matonge, de révolutionner le genre en créant le soukouss, un dérivé au tempo plus rapide. Son nom ? Papa Wemba, apôtre de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes), légende parmi les légendes de la rumba congolaise. Et si l’afrobeat nigérian ou le coupé-décalé ivoirien semblent aujourd’hui faire plus de bruit à l’international, certains artistes comme Fally Ipupa continuent de faire vivre la rumba, qui ne devrait pas s’arrêter de sitôt de faire vibrer les clubs de Kin-la-belle.
Le documentaire Kin-Malebo danse, ainsi que le reste du catalogue, est à retrouver gratuitement dès maintenant sur la plateforme TV5MONDEplus.