À voir : les raves clandestines de Paris ont leur docu coup de poing, “Quand tout le monde dort”

Écrit par Manon Beurlion
Photo de couverture : ©Romain Guédé
Le 26.09.2018, à 15h15
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©Romain Guédé
Écrit par Manon Beurlion
Photo de couverture : ©Romain Guédé
« La nuit n’est jamais complète (…) il y a toujours un rêve qui veille », écrivait Paul Eluard. Dans ce documentaire, ce rêve, c’est le collectif pluri-artistique Le Pas-Sage. Depuis quatre ans, il s’attèle à défricher le Grand Paris. S’infiltrant dans les entrailles de la capitale et sa périphérie, ils organisent des fêtes clandestines. Le réalisateur Jérôme Clément-Wilz les a suivis, d’août à décembre 2017. Dans le documentaire « Quand tout le monde dort », il rend ainsi compte de toute une génération que le crew porte à bras le corps et le coeur. Comme si chaque jour, en l’occurence chaque nuit, était à créer. « Quand tout le monde dort » est produit par Red Bull TV. L’avant-première a eu lieu le 25 septembre, dans le cadre du Red Bull Music Festival. Trax a rencontré son réalisateur, une interview poétique, à l’image du film.


Comment t-est venu l’idée du documentaire ?

Mon producteur m’avait proposé de faire un documentaire sur la nuit à Paris et tout de suite m’est venue l’idée de faire un documentaire sur les raves. En tant que cinéaste j’avais envie de raconter une histoire, à travers la free, dans l’adrénaline. Il y a quelque chose de très humain qui se passe, l’aspect familial se sent d’autant plus. Tout est à créer, à écrire, avec la free, on part de zéro. Il y a une poésie des lieux, une poésie de l’éphémère.

Est-ce qu’il y a une free qui t’a marqué ?

Oui, un CDLM dans Paris, je ne peux pas donner le lieu mais j’avais trouvé le spot complètement dingue, l’ambiance très bien également. Quand j’étais lycéen/étudiant, j’allais en teuf en campagne, en tecknival aussi. Je partais seul et je restais baigné pendant 20h dans la musique, sans drogue, sans rien. J’étais très hypnotisé par ce rythme là.

Comment as-tu rencontré le collectif le Pas-Sage ?

Quand j’ai commencé les recherches pour ce documentaire, je connaissais déjà le crew CDLM (Le Chant de la Machine). Ce sont le collectif CDLM et Jacob Khrist qui m’ont parlé du Pas-Sage. Cela a été un coup de coeur et tout de suite j’ai voulu faire un bout de chemin avec eux. 

Qu’est-ce que le collectif a de particulier pour toi ?

La plupart des membres se connaissent depuis le collège. Ils se voient tout le temps à côté des fêtes qu’ils organisent, ils ont tous des surnoms, cet aspect famille/crew est très fort et magnifique. Quand j’ai commencé, je me sentais un peu orphelin de mon crew. À Paris, on ne se dit jamais à demain, et là il y a ce collectif qui se voit extrêmement souvent et qui se connait par coeur. Les surnoms montrent beaucoup de choses : chacun existe dans sa particularité, dans son unicité.

Il y a beaucoup de collectifs à Paris, quel regard portes-tu sur toutes ces unités ?

Je ressens quelque chose de l’ordre de l’archipel. Tous ces collectifs sont extrêmement connectés, entremêlés, liés artistiquement, amicalement et affectivement.

Ma manière de travailler est assez similaire : j’aime me plonger dans une réalité, ce n’est pas mon cinéma que de faire des interviews, de butiner à droite à gauche. J’aime beaucoup creuser un personnage ou quelques personnages et les accompagner pendant longtemps. Il y a quelques images du CDLM, de l’Alter Paname : comment créer une ou des autonomies ensemble.

Était-ce compliqué de les suivre, les filmer au quotidien ?

L’essentiel du tournage s’est déroulé sur 4 mois entre août et décembre 2017. J’ai continué à travailler pendant quelques mois au cours du processus de montage. Je fonctionne en immersion et je suis impliqué dans leur réalité, je leu pose des questions au cours du tournage, j’essaye de faire partie de leur aventure. C’était très intense dans le sens où j’étais beaucoup avec eux, notamment avec Ugo, et sur des plages horaires un peu dingues. Certains vont faire des repérages la nuit, d’autres vont faire des réunions la journée et moi je dois être au four et au moulin. C’était une aventure humaine très intense, ils sont très intenses, artistiquement et humainement. Beaucoup de choses se révèlent, ça a été comme un ouragan dans ma vie, et j’en ai été un dans la leur aussi.

Ce que je trouve beau à cet âge-là, dans ce milieu-là, dans ce collectif-là c’est que la vie se réécrit chaque jour. Je me suis trouvé embarqué dans cet espèce de page blanche, qui devient un poème collectif.

« Ça a été comme un ouragan dans ma vie. »

Comment as-tu filmé la nuit, avec l’infra rouge ? Est-ce que cela t’a plu ?

C’était la première fois que je filmais de nuit. Le sodium parisien est quelque chose de particulier. Par exemple, les nuits à Berlin ne sont pas oranges, les nuits sont bleues ou blanches. Il y a des villes qui ne sont pas éclairées la nuit. C’était un vrai enjeu de montrer la nuit dans son mystère et dans sa lumière, eux, ils ont leur soleil de nuit.

Je souhaitais montrer cette nuit comme un cocon protecteur et quelque chose de radiant, de vibrant. Les torches des téléphones portables sont la lumière de leur regard, on éclaire ce qu’ils voient, on est dans la lumière de la ville et dans la lumière de leur coeur, de leur vie.

À filmer c’était passionnant mais c’était aussi très difficile car je voyais que ce que ma caméra éclairait et je voyais ce qu’eux éclairaient devant leur pas. C’est beau dans un documentaire de voir la lumière de leur biotop à eux, et à monter c’était passionnant.

À l’étalonnage, comment était-ce de monter ces lumières ?

C’était un moment passionnant, Vincent est un étalonneur que j’aime beaucoup. On ose aller dans la couleur, dans la lumière, dans la vie, dans la fresque… Il y a énormément d’ambiances lumineuses différentes. J’aime que mes films soient en contrastes, là on a des jours presque aveuglants, des nuits parfois très sombres, très chatoyantes. On est dans un paysage visuel qu’est un paysage à l’image de leur vie.

Comment vivre quand le jour se lève ?

C’est un peu le soulier de Cendrillon, qu’est-ce qu’il en reste ? Moi quand je sors je déteste voir le jour bleuir, cela apporte une lumière blafarde sur un mystère dans lequel j’ai eu plaisir à me lover. Ce que je trouve très beau dans la free en général et le Pas-Sage en particulier, le matin est moins difficile car cette famille reste. En fait ce n’était pas que ça, ce n’était pas qu’une flammèche dans la nuit. Et le jour est l’impatience que la nuit tombe.

« Le jour est l’impatience que la nuit tombe. »

Comment vis-tu l’appropriation de l’espace urbain en tant que cinéaste ? Comment se réapproprier l’espace urbain d’une manière par la fête et de l’autre par l’image ?

C’était important pour moi de montrer la ville, y compris dans les plans très larges pour la dessiner comme un grand terrain de jeu, presque vertigineux. Chaque recoin est à explorer, chaque recoin est à habiter. J’ai voulu concevoir ce début de film avec une influence très lointaine qui est West Side Story, presque comme un film d’action et comme une comédie musicale : montrer, faire habiter la ville par la musique, par l’histoire que je suis en train de vivre et par cette aventure.

Comment montrer au monde quelque chose de clandestin ? 

La question n’est pas comment, mais plutôt pourquoi. Aucun documentaire n’avait été fait au présent sur la culture des raves/des free. Il y avait un vrai désir de faire histoire, y compris en s’exposant un peu mais que quelqu’un rende compte de ce qui se passe, et que Paris n’est pas morte, cette génération n’est pas morte.

J’étais étonné de voir la liberté avec laquelle les crew que j’ai approché acceptaient d’être filmés. Certes toutes les personnes que j’ai abordées voulaient voir mon travail avant ou le connaissaient donc savaient que je n’allais pas faire de la Bernard de la Villardière mais je pense que c’est une génération qui assume beaucoup ce qu’elle fait et a envie de dire. Sur le plan juridique, il y a plein de choses qui ne sont pas illégales. Il y a plein de choses qu’ils ne font pas : ils ne dégradent pas, ils ne rentrent pas par effraction, ils ne se font pas d’argent… L’idée était de montrer aussi que dans la manière de faire la free, ils sont responsables et n’enfreignent pas la loi. Le Pas-Sage est extrêmement respectueux des lieux dans lesquels ils vont, parce que ce sont des lieux qu’ils aiment, il y a cet amour et cette attention pour les lieux qu’ils habitent le temps d’une nuit. Il y a une très forte conscience de la sécurité pour le public, une vraie responsabilité dans la manière d’organiser ces fêtes là. Le collectif est sensible aux questions de respect des lieux, d’écologie, de féminisme. Ils essayent de pérenniser quelque chose de plus profond et de plus durable.

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D’où vous est venu le titre ?

C’est une verbatim d’Ugo qui devait être dans le film, mais qui a été coupé au montage. Ils sont une lumière dans la nuit, comme un feufolet, une étincelle. « Quand tout le monde dort », c’est juste la page noire de la nuit et après tout se passe sur cette page à écrire : maintenant qu’est-ce qu’on fait nous ? La nuit c’est l’espace du rêve, du mystère, un espace qui n’appartient pas aux autres ou en tout cas que d’autres le délaissent. Ce sont dans les bras protecteurs de la nuit que peut s’écrire une histoire nouvelle.

Le poème de fin est chanté, comment avez-vous construit la BO ?

Le poème de fin est écrit par moi. Quand la fin du tournage s’annonçait, j’ai écrit cela comme un hommage, une volonté de leur dire à eux aussi, et au film, que ce qu’ils sont et ce qu’ils font est plus que juste organiser des teufs, car ils ont une forme d’humilité par rapport à leur pratique.

Ça a donné lieu à un début d’histoire particulière avec Ugo, on commence à enregistrer notre premier EP, le duo est Carmel MiracleEn cours de tournage, j’ai tourné un live d’Ugo (alias ADC-303) à la DROM, et j’ai vraiment été emporté par une énergie brute, impatiente. Après le concert, j’étais ému et je lui ai demandé de faire la BO du film et lui du tac au tac m’a proposé de chanter avec lui. La musique de début et de fin est co composée ensemble. Le film s’est beaucoup construit au Wonder. Le film a été écrit, monté, la bande son enregistrée dans les studios du Wonder. C’est aussi un terreau et un espace de création sans lequel cela n’aurait pas été possible.

« Liberté sous la terre, les enfants, les poussières » 

Est-ce que c’est juste de la fête ou est-ce qu’on véhicule un message ?

J’ai tourné sur des zones de guerre, j’ai fait des documentaires sur mon premier amour, j’ai fait des documentaires sur le pony play… Quand je me suis lancé sur ce documentaire, je me suis demandé, quel est le sens de la fête ? À quoi ça sert ?

La fête a ceci de magnifique et d’absurde qu’elle n’est que la fête et en même temps, il y a tout ce qu’il y a derrière la fête : la transe, l’amitié, la liberté. Encore une fois c’est en même temps grandiose et rien, c’est ça que je trouve beau. C’est là aussi que l’humain est de plus essentiel, il est dans ce qui n’est pas uniquement vital, il est dans le superflu qui fait le coeur de l’homme. D’autant plus qu’il y a cet arrière-plan si fort de rêve d’ailleurs, de création et d’invention. Ce n’est pas que la fête, c’est beaucoup plus. La fête est l’une des couleurs les plus vives de la jeunesse.

« La fête est l’une des couleurs les plus vives de la jeunesse. »

Ce documentaire fait passer un message sur notre génération, qu’en dis-tu ?

On sent sur cette scène une liberté dingue, que ce soit en termes de nuit, de fêtes qu’ils inventent comme en termes vestimentaires, c’est presque bizarre de le préciser mais oui c’est une génération métissée, c’est une génération pluriculturelle où les classes sociales se mélangent, où la scène queer et hétéro se mélange aussi, il y a une vraie mixité qui se crée dedans.

On voit apparaître la mère d’Ugo dans le documentaire, qui est très au courant de ce que font son fils et ses amis. Est-ce à l’image de cette génération ?

Le lien intergénérationnel m’a étonné, car c’est le cas de beaucoup de gens que j’ai rencontrés et ça m’a agréablement surpris dans le sens où ça ma donné d’autant plus espoir dans l’avenir de cette autonomie. J’y sens quelque chose de solide, d’ancré. Il y a une forme d’opposition avec certains traits dominants de notre société et dans la manière dans laquelle elle est construite. Cette opposition est à la fois créatrice, et en même temps, elle le fait ancrer dans notre société, dans d’autres générations, dans d’autres milieux, elle ne flotte pas dans les airs, cela m’a d’autant plus donné espoirs.

Qu’est-ce que signifie écrire sa vie à 25 ans en 2018, dans ce documentaire ?

Qu’est-ce que vivre à une époque qui est libre, qui est géniale mais pose d’autant plus de questions ? J’avais envie d’avoir le portrait d’une génération. Tout l’aspect organisationnel de la free s’inscrit dans ces questions : comment on existe, pas seulement dans la consommation ?

J’ai tenté de peindre comme une fresque générationelle qui allait dans cette quête de sens, c’est une génération pour eux libertaire qui crée concrètement une autonomie, elle n’est pas dans la consommation « Disney ». Cette génération est dans une intersection complexe à vivre, à réfléchir et en même temps extrêmement stimulante et porteuse de sens.

« Ce raz-de-marée qui se contient dans les caves » dit Ugo, est-ce selon toi quelque chose qui va surplomber la ville ? 

C’est dans leurs mains. Créer l’autonomie par la fête ce n’est que ça, mais c’est déjà apprendre l’autonomie que de la créer à travers la fête. Ensuite l’avenir nous dira si cet espace d’expérimentation va s’élargir dans leur vie, dans leur génération à autres domaines (politique, vie..). On verra dans 6 mois, 1 an, 10 ans si cette utopie sera restée cantonnée à la fête. Ce qui n’est pas forcément mal non plus et ça aura été une graine plantée, un essai qui mènera vers d’autres choses.

Les photos sont de Romain Guédé.  

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