À voir : le vidéaste Vincent Moon a filmé les rituels de transe du monde entier

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Vincent Moon
Le 25.06.2019, à 16h25
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©Vincent Moon
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Photo de couverture : ©Vincent Moon
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Le monde se divise en deux catégories : d’un côté, les sédentaires, ceux qui posent des enclos, délimitent des propriétés, stockent, calculent, épargnent… De l’autre, les nomades, pour qui la vie est faite de déplacements, d’accidents, d’errances, de rencontres, d’échanges et de troc. À l’évidence, le cinéaste/voyageur Vincent Moon fait partie de cette deuxième catégorie. À 38 ans, après avoir parcouru des dizaines de pays et participé à des centaines de rituels, ce clando céleste dont le travail d’« ethnographie expérimentale » s’inscrit dans la lignée d’Alexandra David-Néel ou Arnaud Desjardins, est devenu un fin connaisseur des transes spirituelles.

Cet article est initialement paru en février 2018 dans le numéro 208 de Trax Magazine disponible sur le store en ligne.

Par Michael Petkov-Kleiner

Arpenter la steppe mentale de Vincent Moon, c’est s’aventurer dans un espace sans cadastre où s’entrechoquent tempêtes et épiphanies existentielles. Un espace dont la géographie prend pour point de départ Paris, quelque part dans le 15e arrondissement. Après une jeunesse assez morne, c’est à l’âge de 19 ans qu’il découvre son rapport poétique au monde. Il lit Debord, Hakim Bey (théoricien de la TAZ, la zone autonome temporaire) et s’inscrit aux cours de photographie de l’atelier “Réflexe” à Montreuil, sous l’égide d’Antoine d’Agata et Michael Ackerman. « Et puis, j’ai vu Outer Space, un film expérimental de Peter Tscherkassky. Ça a été le déclic, c’était comme si je voyais mes propres images en mouvement. Ce jour-là, j’ai décidé de faire des films. J’ai rencontré la musique juste un peu plus tard ».

Une rencontre qui se popularise en 2006, avec sa période La Blogothèque, le site pour lequel il réalise les podcasts Concerts à emporter. Un succès qui peut s’expliquer par la mise en hype d’Internet, l’émergence d’une scène indie rock connectée, et, surtout, une économie de moyens, un style improvisé et intimiste qui marqueront la décennie : « Il y avait beaucoup de joie, et celle-ci était générée par le fait de retrouver des gars qui en avaient marre de faire des interviews, qui étaient claqués de passer des heures dans une salle avec des journalistes. Nous, on arrivait et on les faisait jouer dans Paris. Ça devenait une sorte d’échange merveilleux, on explosait toutes ces logiques promotionnelles ». Pour R.E.M et Arcade Fire, on lui demande alors de faire des clips. Des expériences finalement en demi-teinte : « Autant j’ai des rapports très forts avec les musiciens, autant j’ai du mal avec les maisons de disques et les managers. Pour le coup, t’as vraiment des mecs qui regardent par-dessus ton épaule et qui bousillent ton taf. Là, tu te dis que tu n’es pas là pour faire de l’argent, mais pour ouvrir des portes, les cœurs… Ça m’a tellement glacé, que j’ai foutu le camp. J’ai quitté Paris. J’ai tout quitté en fait ».

Révélation mystique, éthique nomade

Juin 2010. Vincent vit avec son sac à dos. Il filme un festival au Caire mais il s’y fait chier comme un rat mort. Du coup, il profite de son temps libre pour zoner dans les entrailles brûlantes de la capitale égyptienne. Un de ses amis lui propose alors d’aller assister à un rituel du zâr, connu pour guérir et éloigner les chagrins. Ce genre de rituel est assez secret, interdit par l’Islam, car il y est question d’état de transe. Révélation. « C’était incroyable, d’un coup, tout à fait sens, tout se mettait en place. Dans cette petite salle, au fin fond d’une ruelle, il y avait des femmes qui mettaient en transe une autre femme, et il n’y avait pas de place pour les spectateurs, la musique se jouait en communauté, et tout le monde participait d’une manière ou d’une autre au rituel. Pour moi, c’était une évidence, la musique a toujours été là pour soigner les esprits, pour apaiser les âmes, pour harmoniser la réalité ». Cette expérience fondatrice est la première d’une longue série. Avec sa collection Petites Planètes, il sillonne le monde et devient passeur de musiques sacrées en diffusant ses vidéos gratuitement sur Internet. « Ça me renvoyait à des émotions inexplicables, je n’avais pas de référents, c’était de l’ordre de la vibration. Même l’idée de musique traditionnelle explosait complètement, c’était à la fois l’origine même et la continuation absolue de l’harmonisation du tout avec tout. C’est quand même autre chose que les indie rockers ».

Ce qui m’intéresse, c’est avoir un rapport de transe avec mes propres images. On ne peut pas filmer ces rituels sans rentrer dans un état second. Pour moi, c’est un véritable acte méditatif.

Vincent Moon

Qu’il shoote un jathilan (rituel de transe à Java), un yesetan menfes (exorcisme d’Ethiopie), un yangdrub (rituel bouddhiste) ou encore un zirk (danse soufie de Tchétchénie), une « éthique nomade » définit constamment sa manière de travailler. Il n’est jamais question de thunes, de droit d’auteur, de marchandise ou de conservation du patrimoine. On reste dans un processus de partage, de don, de potlatch (troc amérindien). « Je ne veux pas être académique. Souvent, on me demande si je suis dans la préservation des traditions. Pas du tout, je ne mets pas les choses en boîte ». D’ailleurs, Hibridos, The Spirits of Brazil, le dernier projet qu’il a tourné au Brésil avec sa femme Priscilla Telmon, est passé à deux doigts du précipice. Composé de 100 films faits gratuitement, ils ont ensuite contacté les très nombreux participants pour leur offrir les vidéos, ce qui a pris plusieurs mois et transformé le tout en un bordel délirant. Mais pour lui, « il n’y a pas d’autre façon de faire, et c’est pour cela que l’on est à la marge de l’industrie culturelle ».

Activisme spirituel, thérapeutique sacrée


Il y a donc chez Vincent un activisme certain, qui, en dehors de toutes couleurs politiques, constitue une résistance d’ordre métaphysique. Pourquoi bombarder le Net de toutes ces vidéos ? Pourquoi cette frénésie productive ? « À mon petit niveau, j’essaie de compenser la vision simplificatrice et morbide des médias de masse, de recomplexifier le monde, le rendre moins binaire. La réalité ne se compose pas de 0 et de 1, ce code est trop sclérosé, sclérosant. Il faut hacker ces injonctions pour arriver à retrouver l’accident, le hasard, le trou… et renouer avec une sensorialité qui est de l’ordre de l’incompréhensible, de l’impossible, de l’indicible ». Une réflexion dense qui en vient même à questionner les limites de son propre média puisque l’enregistrement peut-être lui-même perçu comme un processus mortifère de fixation. D’où l’étude de stratégies nouvelles pour ne pas trahir la fluidité de l’évènement : « Ce qui m’intéresse, c’est avoir un rapport de transe avec mes propres images, que les choses passent à travers moi. C’est pour ça que je suis plus intéressé par la musique que le cinéma, la musique a une sorte de possibilité d’improviser. Lorsque je filme, je cherche plus la présence, à être là, participer, que d’être dans l’absence et la discrétion. Et on ne peut pas filmer ces rituels sans rentrer dans un état second. Pour moi, c’est un véritable acte méditatif, c’est le moment où je me rééquilibre, car le reste du temps, je suis une boule de rage, d’énergie, de chaos. Trouver l’alignement, c’est quelque chose de magique ».

Contre le danger de l’appauvrissement du réel, sa profanation, il y a ainsi le « monde sacré », cet ailleurs transcendant nos représentations mentales, accessible par les rituels musicaux et les états de transe. Médecine de la grande santé, ces rituels permettent de relier l’individu au « Un-tout », le rythme des percussions ouvrant la voie à une vibration universelle. « Le Candomblé (spiritualité syncrétique brésilienne, ndlr) par exemple, a une richesse rythmique passionnante, et un panthéon peuplé de nombreux orishas (divinités, ndlr). Chaque rythme appelle un orisha, qui lui-même correspond à une vibration. Le rituel va commencer par tous les orishas principaux, et puis on va appeler un orisha particulier en jouant son rythme pendant 15/20 morceaux, et les gens qui appartiennent à cette vibration vont rentrer en transe. Et ainsi de suite, jusqu’à une grande extase généralisée. C’est un basculement de « l’autre côté » complètement fou à vivre. Ainsi, on se met en transe pour que les choses restent équilibrées, pour qu’elles maintiennent leur beauté. Et pour mener cela à bien, les énergies doivent circuler et non stagner. Pour moi, la musique vient de ça, évidemment ».

Tels sont donc les axes de recherche de Vincent Moon. En mai 2018, il est revenu en France pour construire des ponts entre les spiritualités puisque, « quelles que soient les latitudes, elles partagent toutes des vibrations communes ». Et continuer un travail d’expérimentation par des installations vidéos faisant communiquer différents rituels entre eux. S’il admet qu’il y a bien des similitudes entre les musiques de transe traditionnelles et l’esthétique techno (rythme répétitif, communion collective, etc.), il avoue avoir une connaissance limitée en la matière. On ne peut que souhaiter qu’un jour sa caméra vienne capter l’essence des raves, résurgences bordéliques de ces liturgies millénaires.

Trax 208, février 2018
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