
Comment vous est venue l’idée de photographier des fêtards ? Est-ce un milieu que vous fréquentez beaucoup en dehors de votre pratique artistique ?
Pas vraiment, j’ai appris à le connaître grâce à mes photos. En m’installant à Granville après les Beaux-Arts, j’ai rencontré la créatrice de la marque de vêtements Amour Collective, qui organisait un défilé pendant une soirée Demain Kollectiv à Bordeaux. Je l’ai accompagnée et j’ai découvert un monde nouveau : celui des teufs dans des hangars en périphérie, pendant douze heures, avec des performances de drag queens, des tatoueurs… Je suis revenue plusieurs fois pour faire des photos, jusqu’à intégrer le collectif en tant que photographe. À force, je me suis acclimatée, les gens me reconnaissent et se laissent plus facilement prendre en photo.

Sur vos photos, les gens ne sourient jamais. On dirait plutôt que quelque chose de grave est en train de se jouer. Pour vous, la fête, c’est si sérieux que ça ?
Oui ! Quand je vais à ces soirées, j’ai l’impression d’assister à une performance dans laquelle je suis progressivement happée. Il se joue plein de choses dans ces espaces : la rencontre de soi, la poussée de l’identité mais aussi l’autodestruction. Il y a une entrée en transe, une urgence à vivre intensément à tout prix avant la levée du jour. Ma série s’appelle « Rise and fall of tomorrow’s icons », ce titre raconte la dualité entre l’élévation et la chute. Pour moi, c’est le symbole de toute une génération, de l’urgence dans laquelle la jeunesse doit vivre.
Comme des animaux éblouis par les phares d’une voiture
Jasmine Bannister à propos des fêtards
Comment abordez-vous les personnes que vous prenez en photo ?
J’aime bien extraire les personnages de leur contexte, je les choisis vraiment pour leur individualité. Je les photographie au flash, ce qui apporte une certaine violence aux images, et je ne leur demande surtout pas de poser. J’utilise souvent cette métaphore : ils sont comme des animaux éblouis par les phares d’une voiture. C’est une faune nocturne étrange que j’interromps sur le vif avec mon Canon.
Quand vous aviez 22 ans, vous êtes partie en Patagonie pour rencontrer des communautés autochtones. Comment en venez-vous à vous immiscer dans des endroits où vous n’êtes pas censée être ?
C’est parce que dans mon travail en général, je cherche à parler des milieux marginaux. Avec mon copain de l’époque, on s’est pointés à la Terre de Feu en Argentine et on y a progressivement fait des rencontres, jusqu’à arriver dans une communauté, qui nous a parlé d’une autre communauté… On a cohabité avec trois peuples différents en six mois. J’ai aussi voyagé en Australie quand j’avais 19 ans, un peu dans les mêmes conditions. Petit à petit, j’ai gagné la confiance des locaux pour pouvoir les prendre en photo. Que j’arrive chez des indigènes ou dans une teuf où je ne connais personne, ma posture est la même : je dois m’intégrer dans un monde qui n’est pas le mien, m’adapter à ses codes. Et je raconte les mêmes problématiques, celles de mondes coupés de la société, situés dans une place à part vis-à-vis de l’État. En creux, ces microcosmes nous apprennent énormément sur nos normes.

Vous avez aussi pris de très belles photos sur la vieillesses, des images de peaux ridées dans toute leur délicatesse. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces corps-là ?
Là encore il s’agit d’explorer une forme de marginalité et les identités qui s’y cachent. Pour moi la photo, c’est une question de surface : avec mon image en deux dimensions, je veux aller au-delà de la surface des sujets pour montrer le dedans, la matière dont ils sont faits. Et ce qu’il y a de plus vulnérable en eux.
Pour finir, quelles sont les trois œuvres photographes qui vous inspirent le plus ?
Forcément, j’adore Alec Soth, qui explore la marginalité aux États-Unis. J’aime aussi beaucoup la Néerlandaise Rineke Dijkstra. Et même si c’est très différent, je citerais aussi les photos ultra dérangeantes de Roger Ballen, qui a collaboré avec Die Antwoord pour le clip “I Fink U Freaky”.